Diaporama

PREMIER CHAPITRE

Les humanistes face à l’Antiquité classique

 

 

 

 

            Le présent chapitre comportera quatre  parties : dans un premier temps, on précisera la nature de l’héritage antique ; dans un deuxième temps, on étudiera la transmission de cet héritage depuis l’Antiquité jusqu’au début de la Renaissance (XIVe siècle en Italie, XVIe siècle ailleurs) ; dans un troisième temps, on évaluera l’apport spécifique des humanistes dans cette transmission [ce chapitre doit beaucoup à Pfeiffer (1976) et à Reynolds et Wilson (1984)]. Enfin, on analysera rapidement l’apport de l’humanisme dans les lettres, les sciences et les arts.

 

 

(1)1. Nature de l’héritage antique

 

            Précisons d’emblée que l’ensemble des textes grecs et latins dont nous disposons aujourd’hui ne représente que la partie visible d’un iceberg, différents éléments ayant contribué à amoindrir l’« héritage classique ».

 

         Parmi ces éléments figure notamment le changement du support de l’écrit. Les Grecs et les Latins ont d’abord utilisé des rouleaux de papyrus pour leurs « éditions ». Lorsque le parchemin (peau de bête) s’est progressivement substitué au papyrus, toutes les œuvres n’ont pas été transcrites à cette occasion ; de même, lorsque les parchemins, vu leur coût, ont été réutilisés (palimpsestes), bien des textes anciens ont été « grattés » pour faire la place à d’autres : ainsi s’explique l’émergence aujourd’hui d’œuvres demeurées inaccessibles durant les siècles précédents, parce qu’elles n’apparaissent que dans des papyrus conservés dans les sables du désert en Egypte ou sommeillant dans des musées ou dans des collections privées. Par ailleurs, le passage du manuscrit à l’imprimé a été une révolution, dont l’influence a été globalement positive : en multipliant le nombre d’exemplaires d’une œuvre, l’ « invention » de Gutenberg a augmenté les chances de survie de celle-ci ; mais il fallait mériter l’intérêt des libraires éditeurs et donc avoir un public potentiel ou réel. Signalons en passant que l’édition électronique posera les mêmes problèmes liés au changement de support, puisque les logiciels changent fréquemment ; la tentation sera grande d’éliminer ce qui est peu recherché, comme on le fit au Moyen Age lors de la réutilisation des palimpsestes.

           

         Une deuxième cause de la diminution du nombre d’œuvres conservées au fil des âges  est la destruction, accidentelle ou provoquée, des lieux de stockage de celles-ci. Ainsi, l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie et de son contenu, lors de la campagne de César en Egypte, a causé un dommage irréparable à notre connaissance de l’Antiquité, eu égard à l’ampleur  de sa collection d’ouvrages grecs constituée par les philologues alexandrins depuis le IIIe siècle a.C. et à l’abondance des éditions critiques réalisées par ces mêmes philologues. De même, le sac de Constantinople par les Croisés en 1204 provoqua la disparition d’œuvres qui avaient été conservées jusque-là : on sait, par exemple, que la majorité de l’œuvre des poètes Callimaque (IIIe siècle a.C.) et Hipponax (VIe siècle a.C.) fut détruite en cette circonstance.

           

         Une troisième cause de réduction de l’héritage réside dans les choix opérés par les différentes générations face au bagage culturel qui leur est transmis. Certains critères utilisés par les lettrés et les puissants de l’Antiquité ont pesé sur la destinée des textes. Ainsi, le caractère obsolète prêté à de nombreuses œuvres a valu à celles-ci des sélections radicales et la rédaction de résumés qui ont survécu, alors que les sources complètes étaient progressivement retirées de la circulation. Pour me limiter à l’Antiquité, je songe en particulier, pour le premier cas, à la sélection, opérée sous le règne d’Hadrien (env.100 p.C.), de 7 tragédies d’Eschyle et de 7 tragédies de Sophocle, face aux quelque 80 et 200 pièces composées respectivement par les deux dramaturges ; pour le second cas, un bon exemple du remplacement du texte par son résumé nous est fourni par l’historien latin Tite-Live, dont 107 « livres » sur 142 nous sont parvenus sous forme d’épitomé. De même, le critère de « moralité » a provoqué un tri, la lecture de certaines œuvres étant prônée pour leur valeur pédagogique ou identitaire – tel fut le cas des deux épopées homériques et des poèmes didactiques d’Hésiode -, d’autres étant jugées peu recommandables et déconseillées à des jeunes élèves, par exemple les poèmes amoureux de Sappho redécouverts récemment grâce aux papyrus ou les poèmes pédérastiques de Théognis, dont  quelques échantillons seulement sont parvenus jusqu’à nous.

 

Dès l’Antiquité donc, des œuvres notoires avaient disparu ; d’autres disparitions eurent lieu par la suite, pour les trois motifs que j’ai évoqués et dans une mesure qu’il convient de préciser à présent.

 

 

(1)2. Transmission de l’héritage classique de l’Antiquité à l’aube de la Renaissance

 

            Si, selon un mot célèbre de Georges Gusdorf,  « la découverte de l’Antiquité fut la première des grandes découvertes », il faudrait toutefois se garder d’une vision simpliste de l’histoire de la transmission des textes et de faire ressurgir à ce propos la vision stéréotypée et incorrecte d’un Moyen Age obscurantiste et clérical à l’excès : bon nombre d’auteurs anciens furent déjà connus et étudiés durant ces dix siècles, les auteurs grecs en Orient, les auteurs latins en Occident. La différence entre la culture médiévale et celle de la Renaissance se situe ailleurs. Elle est tout d’abord d’ordre quantitatif : les humanistes eurent progressivement accès à un nombre plus grand de sources grecques ET latines et récupérèrent la quasi-totalité de ce dont nous disposons aujourd’hui. Elle est aussi d’ordre qualitatif, les lettrés de la Renaissance ayant d’autres attentes à l’égard de l’héritage antique que leurs prédécesseurs médiévaux, davantage soumis aux enseignements de l’Eglise. C’est pourquoi avant d’aborder l’époque de la Renaissance, il convient de retracer l’histoire des textes classiques durant le Moyen Age occidental et byzantin.

 

(1)2.1. Durant le Moyen Age oriental

 

            Au IVe siècle de notre ère, la culture grecque païenne se trouva menacée par le statut de religion d’Etat reconnu au christianisme par l’empereur Constantin. Car la majorité du clergé était hostile au paganisme et à la culture qui le véhiculait et recommandait l’enseignement exclusif des textes sacrés. Ce fut le prosélytisme de l’Eglise qui sauva en définitive l’hellénisme. Car il lui fallait rendre la nouvelle religion attrayante pour les intellectuels païens : or on ne pouvait y parvenir qu’en discutant de concepts majeurs de la nouvelle foi dans des termes empruntés aux philosophes de l’Antiquité, en particulier aux Stoïciens et à Platon. En outre, certains Pères de l’Eglise estimaient que la littérature antique, par les questions qu’elle posait, prouvait que le monde païen attendait en quelque sorte la venue du christianisme et pouvait de la sorte être considérée comme une propédeutique à l’égard de celui-ci. Il fut dès lors admis que les chrétiens lisent quelques textes païens au cours de leurs études. Le mouvement était lancé et ne ferait que prendre de l’ampleur. C’est ainsi que la poésie et l’art oratoire antiques furent étudiés dans de nombreuses universités de l’Empire d’Orient dès le Ve siècle. Au VIe siècle, on assista même à la traduction dans les langues orientales (syriaque, arménien, arabe) des œuvres philosophiques et scientifiques de l’Antiquité grecque.

 

         La période qui s’étend du IXe au XIIIe siècle connut un renouveau brillant des études grecques classiques. Pour ne citer qu’un seul exemple, bien connu des philologues classiques, le patriarche de Constantinople Photios (env. 810-env. 893) rédigea à cette époque non seulement un Lexique de vocabulaire grec bourré de citations, mais aussi sa fameuse Bibliothèque, collection de résumés des livres qu’il avait lus au cours de sa longue carrière et donc certains ne nous sont connus que grâce à lui (Indika du médecin-historien Ctésias de Cnide, roman d’Antoine Diogène etc.).

 

Le sac de Constantinople (1204) et l’occupation des Croisés (1204-1261) causèrent les pertes de manuscrits évoquées plus haut et un ralentissement de la culture grecque. En revanche, la quatrième croisade initia des échanges intellectuels entre l’Orient et l’Occident et encouragea le commerce des manuscrits. A partir de ce moment, des collectionneurs ou leurs mandataires se rendirent dans l’Empire byzantin pour y acheter des textes grecs, connus et moins connus. Citons le cas du chancelier de Florence, Coluccio Salutati, qui fit demander en 1396 au diplomate byzantin Manuel Chrysoloras de venir enseigner le grec à Florence et de lui procurer par la même occasion un lot important de manuscrits :

 

« Fais en sorte que ne manque aucun des historiens qui puisse être repéré, aucun poète ou auteur qui aurait traité des fables des poètes. Fais aussi que nous ayons des traités de métrique. Je voudrais aussi que tu apportes avec toi un Platon complet et autant d’auteurs de vocabulaires qu’il peut s’en trouver, desquels dépend toute la difficulté de compréhension. Trouve-moi un Plutarque que tu pourras. Achète aussi un Homère en parchemin en grosses lettres, et si tu trouves un traité de mythologie, achète-le » [Lettre de Coluccio Salutati à Iacopo d’Angelo della Scarperia, citée par Saladin (2000), pp.46-47].

 

 

 

Ce dernier ramena en plus, aux frais de l’aristocrate Palla Strozzi un manuscrit illustré de la Géographie de Ptolémée et un manuscrit de la Politique d’Aristote.

 

         Après le départ des Croisés survint, à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle  une nouvelle renaissance des lettres antiques, plus limitée que la première. Car les Turcs ottomans commençaient à s’emparer progressivement des possessions de l’Empire byzantin et à devenir les maîtres de la Méditerranée orientale. Au fur et à mesure qu’ils prirent conscience du danger, avant même la chute de Constantinople en 1453, de nombreux lettrés byzantins se rendirent en Italie (en particulier à Venise), emportant des manuscrits dans leurs bagages et disposés à les vendre, ainsi que leur savoir, pour survivre. L’Italie servirait dès lors de voie de passage pour la diffusion des textes grecs dans le reste de l’Occident. Ainsi, par la double action des acheteurs occidentaux et des exilés orientaux, « on ne trouve plus aujourd’hui de textes classiques dans les bibliothèques de l’Orient hellène ; mais il fallait à n’en pas douter qu’il en fût ainsi pour que la littérature grecque survive » [Reynolds et Wilson (1984), p.53.].

 

(1)2.2. Durant le Moyen Age occidental

 

            Malgré les vicissitudes du Bas-Empire (déposition de Romulus Augustule en 476), les bibliothèques impériales survivaient au VIe siècle avec leur contenu et on pouvait encore, vers 500, se procurer la plupart des auteurs latins (sauf les poètes « érotiques » !), les auteurs grecs ayant été abandonnés. Cependant, à cette époque, l’héritage latin eut, comme l’héritage grec et pour les mêmes raisons, à triompher de l’indifférence de l’Eglise, voire de son mépris. En Italie, les réticences ecclésiastiques des débuts provoquèrent des désastres : « Les auteurs païens ont été sacrifiés, non parce qu’on leur était hostile, mais parce que personne n’avait envie de les lire et que le parchemin était trop précieux pour qu’on y conservât un texte obsolète […]. Les classiques payèrent un très lourd tribut aux palimpsestes» [Reynolds et Wilson (1984), p.59].

 

            Tout changea lorsque la civilisation latine fut transplantée sur une terre où elle ne pouvait rivaliser avec le christianisme puisqu’elle s’y répandait en même temps que lui grâce à des clercs qui contrôlaient la situation face à des fidèles incultes et non nourris de paganisme. C’est ce qui arriva en Irlande et en Grande-Bretagne au VIIe et au VIIIe siècle. On y lisait notamment Virgile et Lucain, Perse et Juvénal, Pline l’Ancien, Cicéron et certaines œuvres d’Ovide.

 

         Les moines irlandais et britanniques vinrent évangéliser le continent et y stimuler une vie intellectuelle, principalement dans les monastères. Ils fournirent ainsi les éléments qui allaient permettre la renaissance carolingienne à la fin du VIIIe et au début du IXe siècle. Celle-ci fut encouragée par Alcuin, abbé de Tours et conseiller de Charlemagne, qui mit au point pour l’école de la cour un programme d’enseignement, qui rayonna sur les écoles des monastères et des cathédrales. On observe dès lors la multiplication de riches bibliothèques et la création d’ateliers de copies de manuscrits, les scriptoria des monastères (d’où la mise au point d’un nouveau type d’écriture, la minuscule caroline, dérivée de la cursive romaine). Si on dresse l’inventaire des œuvres classiques accessibles à la fin du IXe siècle, on constate que certains auteurs étaient si solidement implantés que leur survie était assurée. Tel fut le cas de Virgile, Horace, Lucain, Stace, Juvénal, Perse, Térence, Cicéron, Salluste, Pline l’Ancien, Sénèque, Vitruve et dans une moindre mesure de Plaute, Lucrèce et Tite-Live.

 

         Après la période troublée des Xe et XIe siècles, on assiste à une nouvelle renaissance au XIIe siècle, caractérisée par l’émergence de la science et de l’érudition arabes, par la multiplication d’écoles, par l’élargissement du public intéressé par les classiques latins.

La rencontre avec la civilisation arabe, grâce aux Croisades et à la Reconquête de l’Espagne, apporta un élargissement des connaissances, essentiellement dans le domaine scientifique. On doit aux Arabes la fondation de la première école de médecine à Salerne et l’émergence à Tolède d’un grand centre de traductions, lesquelles allaient assurer la redécouverte par l’Occident des traités scientifiques d’Aristote et des interprétations et explications arabes qui les accompagnaient. Citons, parmi les intermédiaires arabes entre la science antique et les Occidentaux, Avicenne (980-1037), médecin et philosophe, et Averroès (1126-1198), commentateur d’Aristote.

            La même époque vit la multiplication d’écoles cathédrales, qui échappaient aux moines pour passer à l’enseignement du clergé. Certaines d’entre elles devaient donner naissances aux premières universités, telle la Sorbonne.

            Enfin, elle connut une diffusion plus large de l’héritage classique. Celui-ci était désormais étudié non seulement par les clercs mais aussi par les laïcs, ce qui explique la résurrection de certains auteurs, moins appréciés jusqu’alors, comme par exemple Ovide.

 

         La culture du XIIIe siècle fit également la part belle à l’héritage latin, mais elle le fit à travers une approche très particulière, celle de la scolastique. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la scolastique est le développement de la dialectique, qui, avec la grammaire et la rhétorique constitue le trivium. Sa démarche était la suivante :

(1) construire un problème en posant une question (quaestio) ;

(2) discuter entre maître et élèves de la question (disputatio) ;

(3) établir la solution suite à la discussion (determinatio).

Deux fois l’an, les étudiants étaient invités à poser au maître une question sur un problème de leur choix ; de l’aptitude des maîtres à y répondre dépendait leur réputation. Pour soutenir ce type d’enseignement, on publiait des recueils de citations de la Bible, des Pères de l’Eglise, des Anciens, ainsi que des commentaires et des encyclopédies, dans lesquels l’Antiquité trouvait place. En revanche, on assista à la même époque à une multiplication de manuscrits corrompus, leurs copistes s’attachant à multiplier le texte, non à le respecter. Si la scolastique marqua incontestablement un renouveau dans les études, elle finit par se scléroser et fit l’objet de critiques acérées de la part des humanistes :  ceux-ci lui reprochaient son jargon, son enfermement dans une logique stérilisante et son absence d’intérêt pour les Lettres et la Rhétorique, réduites désormais à la portion congrue [cf. sur ce sujet Saladin (2000), pp.177-187 et Rico (2002), pp.22-25].

 

            Laissons ici aussi Reynolds et Wilson porter le jugement final sur cette histoire des textes dans l’Occident médiéval : « L’étude des classiques survécut, progressa et s’adapta fort bien aux goûts et conditions de l’heure, mais le contexte ne lui ayant jamais permis de jaillir en une grande flambée, elle resta à couvert sous la cendre » [Reynolds et Wilson (1984), p.81].

 

 

(1)3. L’apport spécifique des humanistes à la connaissance de l’Antiquité

 

            Puisque les circonstances permirent dès le XIVe siècle la réunion des fleuves de l’Orient et de l’Occident, contribuant ainsi à mettre à la disposition des lettrés d’Italie et d’ailleurs « cette masse critique » de textes grecs et latins que l’imprimerie diffuserait à de nombreux exemplaires, il convient d’examiner, préalablement à toute autre analyse, le travail que les « humanistes » consacrèrent à cette abondance de sources.

 

(1)3.1. Les éditions

 

            En premier lieu, ils établirent les premières éditions de la majorité des textes dont nous disposons aujourd’hui. On notera à ce propos que les editiones principes ne sont pas le résultat d’une discrimination positive : ont été édités à la Renaissance aussi bien des textes célèbres (par exemple Homère et Virgile) que des textes très spécialisés (le traité de chasse d’Oppien, le traité de tactique d’Elien etc.). Certaines maisons d’édition, comme l’entreprise des Alde, avaient du reste l’ambition de livrer à l’impression l’ensemble des textes de la littérature grecque ou latine. En revanche, les rééditions revues et augmentées fournissent une indication sur le succès rencontré par les différentes œuvres et sur l’importance et les attentes du public concerné : certains textes ne connurent ainsi qu’une seule édition.

 

            Par ailleurs, le travail éditorial mené à la Renaissance n’en était qu’aux premiers pas de la critique textuelle, discipline qui a fortement évolué depuis. Ainsi, les humanistes en général se montraient plus soucieux de trouver un texte nouveau que de fournir une bonne version du texte à éditer. C’est pourquoi ils se contentaient le plus souvent de confronter les textes figurant dans deux - au maximum trois - manuscrits ; une fois établie l’editio princeps, ils comparaient régulièrement celle-ci à la version fournie par d’autres manuscrits, en notant les variantes dans les marges de leur exemplaire. Rares sont ceux qui, à l’instar de Lorenzo Valla et d’Angelo Poliziano eurent conscience du devenir historique des œuvres et prirent en compte l’âge et la qualité des sources, cherchant à se fonder sur le stade le plus ancien de la tradition et à établir une chronologie des documents produits.

 

            Ceux des humanistes qui ne se préoccupaient pas trop de l’histoire de la transmission n’hésitaient pas en revanche à pratiquer la conjecture pour remédier aux défectuosités d’un texte et rivalisaient d’ingéniosité à ce propos. Dans les cas les plus favorables, comme par exemple celui de Jean Dorat, le maître de la Pléiade, les conjectures s’appuient sur une érudition phénoménale et sur la lecture d’innombrables textes antiques : bon nombre d’entre elles ont été adoptées une fois pour toutes et figurent dans les éditions les plus récentes. Je citerai à titre d’exemple, en me référant aux éditions d’Eschyle, le Français Adrien Turnèbe comme créateur de conjectures et le Florentin Pier Vettori, comme lettré soucieux d’établir une « certaine histoire du texte » :

 

«Ayant entrepris d'éditer Eschyle, nous avons mesuré la difficulté de notre tâche en cours de travail et nous avons compris que nous nous étions lancés dans une entreprise trop grande et trop difficile pour que le texte puisse être établi convenablement, ainsi que nous l'avions projeté. Car l'ayant trouvé rempli d'erreurs innombrables et criblé de blessures malignes et gangréneuses, nous fûmes frappés de stupeur et ne savions comment le rendre compréhensible dans l'état où il se trouvait. Voilà pourquoi nous fut imposée, à nous qui nous étions juré de lui rendre la santé, la tâche de bons médecins, à savoir ne rien bouger inconsidérément, ne pas agir à la légère sur les plaies purulentes et les tumeurs molles. Nous pensions, en effet, que les gens sensés nous sauraient gré des erreurs corrigées et ne nous reprocheraient pas les fautes qui subsisteraient. Nous n'hésiterions pas à proclamer que ce n'est pas n'importe comment que nous avons amendé trois tragédies. Ayant reçu du très illustre président Aymar de Ranconet une copie tout à fait ancienne, nous y avons trouvé un excellent moyen de corriger l'édition de ces trois tragédies. En revanche, en ce qui concerne les autres drames, nous boitons un peu, car nous n'avons pu réduire la foulure de la même façon, faute de copies. Toutefois, ce n'est pas un petit nombre d'erreurs qui a été guéri, tantôt grâce aux scolies qui étaient à notre disposition, tantôt grâce à la compréhension du passage » [original grec dans Mund-Dopchie (1984), p.48].

 

 

 

«Sur un point nous fûmes assurément plus heureux, en ce sens que nous avons découvert un Agamemnon complet, dont une partie, au demeurant fort petite, avait été imprimée auparavant. En effet, cette fable, en vertu d'une erreur antérieure non sans importance, avait été confondue avec les Choéphores: j'indiquerai la cause de cet inconvénient, sauf erreur de ma part. Ces deux tragédies se trouvent dans un très ancien et très noble manuscrit, lequel contient toutes les tragédies d'Eschyle et de Sophocle qui ont échappé aux dégâts du temps ainsi que les Argonautiques; ce manuscrit se trouve chez nous. Les deux tragédies s'y trouvent copiées dans l'ordre dans lequel se déroule l'action: l'Agamemnon précède et est suivi des Choéphores. Mais quelques feuillets du manuscrit ont été perdus ou découpés par un individu malhonnête, feuillets qui contenaient la majeure partie de l'Agamemnon et le début des Choéphores; il ne nous manque toutefois pas une grande partie en ce qui concerne le début des Choéphores.

Nous avions trouvé un autre manuscrit, dans lequel l'Agamemnon était complet, mais nous n'avons pu trouver ni ici ni ailleurs les Choéphores dans leur intégralité: c'est pourquoi j'ose affirmer que la partie conservée des Choéphores dérive de notre manuscrit à partir duquel elle a été transcrite après que soit survenue la perte sus-mentionnée; elle est venue entre nos mains, privée de son début.

En ce qui concerne l'Agamemnon, pour n'omettre aucune possibilité de le restituer, comme nous avions appris qu'un manuscrit contenant cette tragédie se trouvait dans la bibliothèque d'Alexandre Farnèse, évêque remarquable et extrêmement bien informé de tout ce qui est digne d'un homme noble et illustre, nous avons veillé à comparer une copie de notre manuscrit avec cet exemplaire. Guillaume Sirlet nous prêta son concours fidèle et érudit pour noter avec diligence toutes les variantes de l'autre manuscrit. Nous-mêmes, après avoir pesé toutes ces variantes, sommes venus à cette opinion que notre manuscrit n'était pas inférieur à l'autre et qu'une grande partie des variantes qui avaient été introduites dans l'autre manuscrit avaient été proposées par un homme qui avait voulu restituer les rythmes du chœur dans certains vers; car nous avons relevé des ajouts et des suppressions qui répondaient à ce but » [original latin dans Mund-Dopchie (1984), p.48].

 

 

 

 

(1)3.2. Les traductions

 

            En deuxième lieu, les humanistes diffusèrent les œuvres antiques à travers les traductions [sur les traductions, voir Ternès (1994)]. Les traductions latines d’auteurs grecs furent de leur ressort exclusif et s’adressaient aux membres de la République des Lettres dont la langue commune était le latin ; en revanche, les traductions dans les langues vernaculaires de textes grecs et latins, destinées à un public plus large (milieu des cours et des marchands) furent réalisées tantôt par les humanistes eux-mêmes, tantôt par des hommes de lettres qu’ils avaient (plus ou moins bien) formés. Ces derniers, qui ne disposaient pas nécessairement d’une connaissance convenable du grec, étaient du reste tentés de passer par la médiation d’une traduction latine.

 

(1)3.2.1 . La traduction latine

 

            Commençons par aborder la traduction latine des érudits. Elle recouvre trois modes de restitution du texte original.

 

       Elle peut donner lieu à des exercices de traduction littérale, ad uerbum, qui privilégient la forme en fournissant pour chaque mot un équivalent latin. Dans certains cas, la traduction peut demeurer compréhensible, dans d’autres, elle devient un charabia. Ce type de traduction, qui ne suppose pas une intelligence affinée de l’œuvre originale, constitue un exercice régulièrement imposé à des étudiants : on en possède des exemplaires manuscrits et imprimés notamment  pour des tragédies d’Eschyle et de Sophocle.

 

       La traduction peut aussi privilégier le sens, tout en s’efforçant de respecter la forme, dans la mesure où celle-ci peut être rendue sans distorsion en latin. C’est la traduction que l’on rencontre par excellence à propos des textes techniques pour lesquels le style importe peu. Je songe, par exemple, aux nombreuses traduction latines de la Géographie de Ptolémée.

 

       La traduction ad sententiam enfin privilégie le sens en travaillant sur la phrase et non plus sur le mot. Elle permet des libertés sur le plan formel. Cette liberté sera exploitée à deux fins différentes : ou bien l’intérêt pédagogique impose la clarté, explicite ce qui est implicite, paraphrase ce qui est bref ; ou bien la qualité du style de l’original requiert une qualité équivalente en latin et exige une transposition qui sera réalisée à coup d’emprunts aux œuvres majeures de la littérature latine.

 

 

            (1)3.2.2. Les traductions en langue vernaculaire

 

            Quant aux traductions en français – limitons-nous à notre langue vernaculaire -, on constate qu’elles excluent la possibilité d’une restitution « mot à mot ». Lorsqu’elles sont utilisées à propos de textes scientifiques ou érudits, elles adoptent le deuxième mode présenté par les traductions latines. Notons toutefois que durant la Renaissance ce type de texte est rarement traduit en français, car les lecteurs potentiels ne sont pas suffisamment nombreux. On constate même que des textes scientifiques français sont traduits en latin, langue internationale qui permet aux éditeurs-libraires d’atteindre un public infiniment plus large [Waquet (1998), pp.102-119]. En revanche, c’est au niveau de la traduction « littéraire » que s’épanouissent les versions françaises de textes grecs et latins. Car elles permettent d’enrichir la langue, marqueur privilégié de l’identité nationale, comme le souligne un théoricien de l’art poétique, Jacques Peletier du Mans:

 

« Les traductions, quand elles sont bien faites, peuvent beaucoup enrichir une langue. Car le traducteur pourra faire française une belle locution latine ou grecque, et apporter en sa cité, avec le poids des sentences, la majesté des clauses et élégances de la langue étrangère » [Jacques Peletier, Art poétique (1555), éd. F. GOYET, Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, le Livre de poche classique, 1990, p.263.

 

 

 

Mais elles ne prétendent généralement pas rendre le texte original dans son étrangeté et sa distance par rapport à la société de la Renaissance : elles entendent au contraire  « franciser » le contenu en éliminant les références trop précises à un monde disparu, qui rendraient la lecture trop pénible. La confrontation d’extraits d’Antigone traduits respectivement par Paul Mazon  dans la Collection Guillaume Budé et  par Jean-Antoine de Baïf (1573) est révélatrice à cet égard :

 

« Le héraut a signifié, dit-on, aux citoyens, de ne pas le couvrir de terre et de ne pas le pleurer » (vv.26-27).

 

« Citoyens, les dieux, qui avaient ébranlé notre cité d'un grand trouble, l'ont fermement redressée à présent » (vv.162-163).

 

« Mais à l'abri dans sa demeure, elle s'en va auprès de ses servantes pleurer son deuil intime (vv.1248-1249) ».

 

« Et par Édit exprés à tous a defandu

Et de ne l'enterrer, et de ne le pleurer... »

 

 

 « Mes amis, les bons Dieux en fin ont arresté

Du Royaume l'état, qu'ils avoyent tempesté... »

 

 

« Pour mieux se lamenter elle s'est retirée

À crier et pleurer entre ses Damoyselles... ».

 

 

 

On comprend dès lors pourquoi des écrivains peu formés à l’hellénisme – contrairement à Baïf  d’ailleurs – aient pu se risquer à traduire des textes grecs !

 

(1)3.3. Les commentaires    

 

En troisième lieu, les humanistes ont démontré leur connaissance de l’Antiquité et la qualité de l’intérêt qu’ils lui portaient à travers les commentaires qui ont accompagné les textes. Ceux-ci sont de dimension variée et recouvrent aussi bien la brève explication d’un mot obscur, la définition d’une règle de syntaxe, une explication d’un trope qu’une analyse relativement étendue d’une réalité antique, le développement d’un message éthique ou un jugement esthétique [voir Céard (1981)]. L’appréciation de ces commentaires sera nuancée.

           

On admirera sans réserve l’érudition immense, la diversité des domaines abordés, la mémoire incroyable dont témoignent la plupart des humanistes. Mais on notera qu’il s’agit d’un savoir essentiellement cumulatif, qui, en cela, ne se distingue pas fondamentalement de la démarche des encyclopédistes médiévaux. Le plus souvent, on met sur le même pied l’essentiel et l’accessoire, le fréquent et le rare ; on y voyage à travers le temps et l’espace sans tenir compte d’une évolution ou du poids de l’histoire et de la géographie.

           

D’autre part, le respect pour les Anciens obnubile toute démarche critique à leur égard. Ce sont en réalité les critiques formulées par les Anciens eux-mêmes qui permettent aux humanistes d’être critiques à leur tour. Ainsi, les humanistes éprouvent des sentiments mitigés à l’égard du Tragique athénien Eschyle, parce qu’Aristote et Cicéron ont exprimé une réticence à son sujet.

           

Enfin, lorsque l’essentiel de l’héritage antique aura été rassemblé, celui-ci finira par inspirer à la fois les questions qu’il faut poser et les éléments qui permettront d’y répondre. C’est parce qu’il connaît parfaitement la plupart des textes anciens qu’Isaac Casaubon, le gendre d’Henri Estienne, pourra démontrer que les écrits attribués à Hermès Trismégiste sont récents puisqu’ils empruntent de nombreux éléments à la tradition biblique et chrétienne [voir sur ce sujet Dionisotti, Grafton & Kraye (1988)]. Inversement, son excellente connaissance de l’héritage classique permettra à Annius de Viterbe de publier en 1489, avec la bénédiction du pape Alexandre VI, une chronologie faussement attribuée à l’historien babylonien Bérose.

 

(1)3.4. Les langues anciennes

 

            (1)3.4.1. Le latin

           

Jamais le sort du latin n’a, selon les apparences, été aussi assuré qu’à l’époque de la Renaissance. Certes, durant le Moyen Age occidental, le latin a été la langue des clercs, en d’autres termes la langue d’usage, parlée et écrite, de toute la population instruite d’Occident, soit quelques milliers, voire dizaine de milliers de personnes. Tout en n’étant la langue maternelle de personne, il était la langue de l’enseignement, du droit, des sciences et de la religion (pour les chrétiens) [Saladin (2000), p.25]. Mais ce latin-là avait évolué depuis l’Antiquité, comme toute langue vivante, et avait connu des processus de simplification et de diversification, rendant obsolètes certains mots de vocabulaire et créant de nouveaux mots.

           

A la Renaissance, le latin devient plus que jamais la langue de l’enseignement à tous les niveaux. Ainsi le petit enfant apprend à lire en latin ; ce n’est que lorsqu’il maîtrise la lecture dans cette langue qu’il passe au français. Il travaille d’abord sur des abécédaires latins afin de reconnaître les lettres et de les assembler en syllabes, puis il s’exerce sur des livres de lecture extrêmement divers, mais consistant toujours en des textes religieux en latin. Dans les écoles et collèges, le latin est la langue parlée, celle dans laquelle le professeur fait son cours, commente les textes, donne les explications, celle dans laquelle l’enfant parle en classe, mais aussi joue lors des récréations ; des « espions » se chargent d’ailleurs de dénoncer tout manquement à la règle. Ainsi les statuts de la Faculté des arts de Paris (1598) prescrivaient :

 

« Qu’aucun des étudiants, au collège, ne parle l’idiome vulgaire, mais que la langue latine leur soit d’un usage familier » [cité par Waquet (1998), pp. 18-19 et 326].

 

 

                       

Si les humanistes ont redonné vigueur au latin, ils l’ont fait dans une perspective différente de celle qui avait prévalu les siècles précédents : ils voulaient en effet ménager à leurs élèves un accès direct et approfondi avec les auteurs classiques, dont les œuvres devaient les préparer à être pleinement « hommes »aux plans intellectuel et moral. Malheureusement leur passion pour l’Antiquité leur a tendu un piège dans lequel ils sont tombés : ils ont prôné le retour au latin utilisé par les auteurs anciens, privilégiant parmi eux les auteurs de la période classique, et ont dès lors pourchassé les « barbarismes » du latin médiéval, ce latin de cuisine, selon les termes dédaigneux de Lorenzo Valla. Par de telles pratiques, ils figeaient le latin dans un état ancien, le rendant progressivement inapte à rendre compte du monde dans lequel ils vivaient. Ils contribuèrent ainsi à faire du latin une langue artificielle, c’est-à-dire « une langue disparue de l’usage, mais néanmoins douée de prestige, et regardée comme part inaliénable de la culture » [cf. Cl. HAGEGE, Halte à la mort des langues, Paris, 2000, p.68]. Le processus fut toutefois très lent : si le latin fut concurrencé par les langues vernaculaires dès le XVIe siècle dans le domaine des lettres, il maintint sa prééminence comme langue des savoirs (philologie, sciences) jusque dans les années 1750 dans toute l’Europe et plus tard encore dans des secteurs particuliers. De même, la liaison  établie entre une culture occidentale à portée universelle et le latin valut à ce dernier d’être maintenu dans le dispositif pédagogique de nombreuses années après qu’il ait cessé d’être indispensable dans la vie civile et/ou dans l’acquisition de savoirs nouveaux. Mais ceci est une autre histoire [cf. Waquet (1998), pp.213-245].

 

            (1)3.4.2. Le grec

           

Par comparaison avec celle du latin, la situation du grec en Occident fut désastreuse durant tout le Moyen Age. Il était une langue parlée par des étrangers, schismatiques de surcroît ; par ailleurs, ces étrangers étaient demeuraient les seuls dépositaires et interprètes des textes grecs antiques, qu’ils avaient reçus par transmission directe. Si les premiers humanistes revendiquèrent avec fierté leur filiation par rapport à la Rome antique, ils éprouvèrent cependant, comme les lettrés médiévaux, quelque difficulté à se mettre à l’école des Grecs schismatiques. Ils furent amenés à réviser leur position quand leur fréquentation assidue des auteurs latins leur révéla l’importance de la civilisation grecque dans le monde romain. Ils désirèrent alors remonter à la source, à l’instar de Pétrarque qui se lamentait de ne pas pouvoir lire le texte original d’Homère dont il possédait un manuscrit :

 

«Ton Homère est muet auprès de moi, tandis que moi, je suis sourd auprès de lui, et souvent je l’ai embrassé en disant : ‘Ô grand homme, combien je désirerais t’entendre’ ! » [Pétrarque, Familiares res, XVIII, 2 cité par Saladin (2000), pp. 46 et 420].

 

 

            Ils partirent à la recherche de professeurs susceptibles de leur enseigner le grec et, principalement en Italie dès le XIVe siècle, les trouvèrent parmi les exilés byzantins, qui firent des cours, tantôt à titre privé, tantôt sur invitation des Etats, qui leur confièrent – momentanément ou durablement des chaires. Ainsi, Pétrarque apprit des rudiments de grec à Avignon auprès du diplomate grec Barlaam , tandis qu’en 1396 Coluccio Salutati obtint du sénat florentin de faire venir à ses frais le savant diplomate Manuel Chrysoloras et de lui accorder la première chaire de grec en Occident. Notons qu’à l’origine on attendait de ces doctes qu’ils enseignassent en latin les auteurs grecs ; l’apprentissage de la langue pour elle-même vint en second. Ces premiers « Grecs » furent relayés par leurs élèves italiens, puis français et germaniques. Mentionnons à ce propos les initiatives de Vittorino da Feltre et de Guarino de Vérone, ouvrant, l’un, une école à Mantoue en 1423, l’autre, une école à Ferrare en 1430, où  l’enseignement du grec faisait obligatoirement partie du cursus des études.  

 

            Si les humanistes « vagants », les Byzantins et leurs disciples occidentaux, ne cessèrent de pourvoir à l’enseignement des auteurs grecs ET de leurs langues, des institutions fixes s’en chargèrent également. Signalons ainsi la création de chaires de poésie et de chaires de grec dans les universités existantes et dans celles qui furent créées au XVIe siècle. A cette filière normale, il convient d’associer les collèges « trilingues », dont le but était l’enseignement des trois langues de la Bible : grec,  latin, hébreu : collèges de Alcalá de Hénares (1508), de Louvain (1518), d’Oxford (1520) et de Paris (1530), le célèbre Collège des lecteurs royaux. Enfin, dans le monde germanique, furent fondées dès la fin du XIVe siècles des écoles nouvelles, municipales et cathédrales, de niveau primaire et secondaire, en particulier celle du réseau des Frères de la Vie commune, qui essaimèrent depuis les Pays-Bas jusqu’en Pologne. Ces écoles révolutionnèrent la pédagogie en instaurant le système des classes séparées par âge et en intégrant dans les programmes les  Bonae Litterae et l’enseignement de leurs langues.  Elles obtinrent de bons résultats, comme on peut en juger par l’expérience du collège de Sélestat racontée par Thomas Platter, appelé à devenir imprimeur à Bâle dans les trois langues :

 

« Lorsque nous arrivâmes dans la ville, et que nous eûmes trouvé gîte chez un vieux couple (le mari était complètement aveugle), nous allâmes chez feu mon cher praeceptor Messire Johannes Sapidus et nous le priâmes de nous accepter. Il nous demanda d’où nous étions. Quand nous lui dîmes : ‘De Suisse, du Valais’, il dit : ‘Il y a là de sacrés méchants paysans, ils chassent tous leurs évêques du pays. Si vous voulez vraiment étudier, vous n’aurez rien à me donner. Sinon, vous devrez me payer ou je vous dépouillerai jusqu’à la chemise’. C’était la première école où j’eus l’impression que cela marchait droit. Les studia et les linguae commençaient à ce moment-là ; c’était l’année de la Diète de Worms (1521). Sapidus a eu une fois jusqu’à neuf cents discipuli, beaucoup de compagnons joliment savants ; à cette époque étaient là le Doctor Jérôme Gemusaeus, le Doctor Johannes Huberus et encore bien d’autres qui sont devenus plus tard des doctores et des hommes célèbres.

Quand j’entrai alors  à l’école, je ne savais rien, pas même lire le Donat (et j’avais déjà dix-huit ans). Je m’assis parmi les petites enfants et j’étais comme une poule couveuse au milieu des poussins. Un jour, Sapidus lut la liste de ses discipuli et déclara : ‘J’ai beaucoup de nomina barbara, il faut que je les latinise un peu’. Et il en redonna lecture. Il m’avait d’abord inscrit sous le nom de Thomas Platter et mon compagnon Antonius Venetz. Il les avait traduits en Thomas Platterus et en Antonius Venetus, puis il demanda : ‘Qui sont ces deux-là’ ? Quand nous nous levâmes, il s’écria : ‘Quelle horreur ! Ce sont ces deux galeux d’écoliers qui ont de si jolis noms’ ! Et c’était vrai en partie, surtout de mon compagnon qui était si galeux que souvent le matin, je devais lui arracher le drap du corps comme la peau d’une chèvre ; moi, j’étais plus habitué à l’air et au manger étranger que lui » [Thomas Platter, Autobiographie, cité par Saladin (2000), pp.338-339].

 

 

 

 

            La victoire du grec fut ainsi assurée à la Renaissance, sans toutefois parvenir à placer celui-ci au même rang que le latin. Les hellénistes furent moins nombreux que les latinistes et leur cercle ne tarda pas à se rétrécir à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Paradoxalement, l’état ancien d’une langue toujours vivante connut moins de succès qu’une langue artificiellement ressuscitée : il est vrai que la décision d’utiliser le latin par le concile de Trente y contribua largement [Waquet (1998), pp.63-66].

 

(1)4. Progrès et résistances engendrées par le retour de l’Antiquité

 

            L’influence de l’Antiquité s’est exercée dans des domaines qui sortaient de son étude. Elle a constitué un facteur de progrès dans l’épanouissement de la culture de la Renaissance, mais aussi un frein, qui a engendré de salutaires résistances. Pour le dire brièvement, les bonae litterae ont inspiré trois démarches intellectuelles : l’imitation (imitatio), qui permettait d’assimiler de nouveaux modèles, l’émulation (aemulatio), qui permettait de créer, et la diversification (uarietas), qui réalisa une forme de syncrétisme entre la tradition antique, les traditions chrétienne et médiévale et les particularités nationales.

 

(1)4.1. La langue

 

            L’imitation et l’émulation se sont ainsi manifestées dans l’émergence d’une littérature néo-latine. Comme je l'ai déjà dit plus haut, on assista à un retour en force du latin classique. Le contact avec les auteurs anciens a servi la promotion de la rhétorique. Tous les humanistes au sens strict et bon nombre de lettrés s'exprimaient désormais aisément, par la parole et par l'écrit, en un latin revenu à ses origines, mais qui, ne pouvant pas intégrer des néologismes pour exprimer des réalités nouvelles, s'acheminait vers le statut de langue morte. Dans un rejet unanime du « latin de cuisine », on discutait plutôt du modèle qu'il convient d'imiter. On assista ainsi à des joutes entre les partisans de Cicéron - tels que l’éditeur imprimeur Etienne Dolet et l’humaniste allemand Jean Sturm - et les anti-cicéroniens, parmi lesquels figurent Pierre de la Ramée et Juste Lipse. On écrivit en latin des épopées, des drames, de la poésie lyrique, des lettres, des œuvres historiques, des traités philosophiques. Par un singulier paradoxe, le latin devint tout à la fois une langue internationale et une langue réservée à des cercles d'érudits. Concurrencée par les langues vernaculaires au niveau de la littérature et vaincue par celles-ci aux niveaux politique et économique, elle demeura la langue privilégiée et officielle de la scien­ce et de l'Église (à l'exception des sermons populai­res). Mais ceux qui l'utilisaient se condamnaient à terme à n'attein­dre qu’un nombre restreint de lecteurs: tel fut le sort de l'œuvre de Jacques-Auguste de Thou, un des meilleurs historiens de la Renaissance, peu connu en dehors des spécialistes, parce qu’il a rédigé celle-ci en latin. Le retour au latin produisait dans le même temps les causes de sa mort.

 

            En revanche, les langues vernaculaires bénéficièrent incontestablement du retour à l'antiquité. Pour limiter l’analyse au cas du français, on voit Joachim du Bellay justifier très explicitement dans sa Défense et Il­lustration de la langue française (1549) la promotion de sa langue maternelle face à la redécouverte des auteurs classiques. Il s'agissait, d'une part, de défendre le français en tant que langue littéraire face aux poètes néo-latins (les poètes néo-grecs demeurant une infime minorité), dont le succès risquait d'entraver le développement de la langue et de la culture française ; ce type de motivation rejoignait une prise de conscience de l'identité nationale. Il s'agissait, d'autre part, de rendre le français aussi illustre que le grec et le latin en lui accordant une place éminente dans la littérature, en particulier dans la poésie. Pour cela, il fallait l'enrichir par des emprunts et par l'imitation du grec et du latin. On vit ainsi apparaître de nombreux mots composés, fabriqués sur le modèle des adjectifs grecs :

 

- Adjectifs ou substantifs apposés: aigre-doux, pied-vite, chèvre-pied, homme-chien.

- Adverbe + adjectif (ou participe): mal-rassis.

- Verbe + complément direct: l'été donne-vin; l'air porte-nue; mouton porte-laine.

 

 

 

Si les grands poètes en firent un usage modéré, d'autres franchirent les bornes du ridicule, tel, par exemple du Bartas inventant les expressions « Terre porte-grains », « Porte-or », « porte-santé », « porte-habits », « porte-humains », « porte-fruits », « porte-tours » etc.

 

            On recommanda de même de créer des termes dérivés de mots latins ou grecs, à condition qu'ils soient gracieux et plaisants à l'oreille et qu'ils respectent le génie du français. C’est pourquoi on assista à l’émergence de nombreux mots savants, les uns empruntés au latin (perennel, exceller, inversion, mânes, révolu), d'autres au grec (orgie, stratagème, périphrase).

 

            On adopta enfin, de manière parfois discutable, des tours inspirés de « la phrase et manière de parler latine et grecque »:

 

- l’infinitif à la place du nom: l'aller, le chanter, le vivre, le mourir.

- l’adjectif substantivé: le liquide des eaux, le vide de l'air, le frais des ombres.

- l’adjectif pour l'adverbe: ils combattent obstinés; il vole léger.

- des verbes construits librement avec l'infinitif: volant d'y aller

etc.

 

 

 

Certains de ces tours (infinitif substantivé, adjectif adverbial) existaient déjà dans la littérature médiévale. Les poètes français de la Renaissance les ont largement diffusés.

 

(1)4.2. Les lettres

 

            La littérature vernaculaire de la Renaissance emprunta aux littératures antiques ses modèles formels, ses images, ses conceptions du style, le plus souvent à travers le filtre italien, dans un premier temps au moins.

 

         On observe ainsi une prolifération d'odes pindariques, sapphiques, anacréontiques, un retour à l'épopée antique inspiré par Homère, Apollonius de Rhodes et Virgile, le choix du dialogue, sur le modèle platonicien, pour discuter de théories ou présenter des traités, la rédaction de lettres imitant celles de Pline le Jeune... Il existait également un théâtre d'inspiration humaniste, joué dans les collèges ou même à la cour ; il reprenait les formes, et souvent les sujets, du théâtre antique, qu'il s'agisse de la comédie ou de la tragédie.

 

         De même, les élégances du style proviennent directement de l'Antiquité. Les tropes étaient à la mode et la mythologie fournissait un nombre impressionnant de noms propres et de toponymes, symboles et métaphores qui constituent un langage codé, que tous les lettrés comprennent. Deux poèmes de Ronsard illustrent remarquablement cette démarche:

 

« Ainsi toy, bien-heureux, si poëte heureux se treuve,

Plus dispos et plus gay tu traversas le fleuve

            Qui n'est point repassable, et t'en allas joyeux

            Rencontrer ton Homere és champs delicieux,

            Où sur les bancs herbus ces vieux peres s'assisent,

            Et, sans soin, de l'amour parmy les fleurs devisent

            Au giron de leur Dame: un se couche à l'envers,

            Sous un myrte esgaré, l'autre chante des vers,

            L'un luitte sur le sable, et l'autre à l'escart saute

            Et fait bondir la bale, où l'herbe est la moins haute.

            Là Orphé, habillé d'un long surpelis blanc,

            Contre quelque laurier se reposant le flanc,

            Tient sa lyre cornüe et, d'une douce aubade,

            En rond parmy les prez fait dancer la brigade.

            Là les terres sans art portent de leur bon gré

            L'heureuse panacée, et le rosier pourpré

            Fleurit entre les lis, et sur les rives franches

            Naissent les beaux œillets, et les paqu'rettes blanches.

            Là sans jamais cesser jargonnent les oiseaux,

            Ore dans un bocage, et ore pres des eaux

            Et en toute saison avec Flore y souspire

            D'un souspir eternel le gratieux Zephire.

            Là comme icy n'a lieu fortune ni destin,

            Et le soir comme icy ne court vers le matin,

            Le matin vers le soir, et comme icy la rage

            D'acquerir des honneurs ne ronge leur courage.

            Là le bœuf laboureur d'un col morne et lassé

            Ne reporte au logis le coutre renversé,

            Et là le marinier d'avirons n'importune,

            Chargé de lingos d'or, l'eschine de Neptune;

            Mais sans point travailler toujours boivent du Ciel

            Le Nectar qui distille, et se paissent de miel.

            Là, bien-heureux Salel, ayant à la Nature

            Payé ce que luy doit chacune creature,

            Tu vis franc de la mort, et du cruel soucy

            Tu te moques là-bas, qui nous tormente icy » [Epitaphe d’Hugues Salel, dans Ronsard. Oeuvres complètes, Tome II, éd. Gustave COHEN, Paris, Gallimard, 1938, p.787].

 

 

« Pousson la nef à ce bord bien-heureux,

            Au port heureux des Isles bien-heurées,

            Que l'Ocean de ses eaux azurées,

            Loin de l'Europe, et loin de ses combas,

            Pour nostre bande emmure de ses bras.

            Là, sans navrer comme icy nostre ayeule

            Du soc aigu, prodigue, toute seule

            Fera germer en joyeuses foréts

            Parmy les champs les presens de Cerés;

            Là, sans tailler la nourrissiere plante

            Du bon Denys, d'une grimpeure lente

            S'entortillant, meurira ses raisins

            De son bon gré sur les ormes voisins.

            Là, sans mentir, les arbres se jaunissent

            D'autant de fruits que leurs boutons fleurissent;

            Et, sans faillir, en tous temps diaprez

            De mille fleurs, s'y peinturent les prez

            Francs de la bize, et des roches hautaines

            Tousjours de laict, gazouillent les fontaines.

            Là comme icy l'avarice n'a pas

            Borné les champs, ny d'un effort de bras

            Avec grand bruit les pins on ne renverse

            Pour aller voir d'une longue traverse

            Quelque autre monde; ains jamais descouverts

            On ne les voit de leurs ombrages verts

            Par trop de chaut, ou par trop de froidure.

            Jamais le loup pour quester sa pasture,

            Hurlant au soir, ne vient effaroucher

            Le seur bestail à l'heure de coucher;

            Ains, sans pasteur et sans qu'on luy commande,

            Beslant aigu, de son bon gré demande

            Que l'on l'ameille, et de lui-mesme tend

            Son pis enflé qui de cresme s'estend.

            Là, des dragons les races escaillées

            Gardans les bords des rives esmaillées

            Ne font horreur à celuy qui seulet

            Va par les prez ourdir un chapelet;

            Ny là du Ciel les menaces cruelles,

            La rouge pluye, et les sanglantes gresles,

            Le tremblement, ny les foudres grondans,

            Ny la Comete aux longs cheveux pendans,

            Ny les esclairs des ensoufrez tonnerres

            Au peuple oisif ne predisent les guerres

            Libre de peur de tomber sous la main

            D'un Senat rude, ou d'un Prince inhumain » [Les isles Fortunées. À Marc-Antoine de Muret, dans Ronsard. Oeuvres complètes, Tome II, éd. Gustave COHEN, Paris, Gallimard, 1938, pp.411-412].

 

 

               

Les deux textes français dérivent incontestablement de modèles latins, le paradis des amoureux conçu par Tibulle et décrit par Virgile, ainsi que le rêve d'évasion d'Horace face aux maux de son temps [cf. Virgile, Enéide, VI, 637-664 ; Horace, Epodes, XVI, 41-66 ; Tibulle, III, 35-66]. Sous la plume de Ronsard, les îles « Bien­heurées » ne constituent cependant plus qu'un joli topos, une métaphore élaborée avec des noms-symboles (Denis, Cérès, Neptune...) et un artifice de langage, qui désigne sous des ornements antiques un autre monde réservé tantôt aux morts, tantôt aux vivants.

 

         Enfin, la redécouverte ou l'approfondissement des traités d'esthétique produits par les auteurs anciens, Aristote, Longin, Cicéron, Horace, Quintilien, inspirèrent les conceptions esthéti­ques du temps. Jules-César Scaliger et Francesco Robortello, pour ne citer que deux exemples, diffusèrent des règles de composition qui leur survécurent lar­gement. On leur doit notamment l'interprétation - erronée - d'une exigence d'Aristote, auquel ils faisaient remonter la célèbre règle des trois unités qui enferma par la suite dans un véritable carcan la tragédie française du XVIIe siècle.

 

            Ici aussi, ce qui était d'abord une innovation et une création par rapport à la littérature antérieure, devint peu à peu une pesanteur. L’imitation trop servile des Anciens finit par susciter de nombreuses critiques au sein de la République des Lettres. Des lettrés tinrent à souligner qu’il ne fallait pas reproduire artificiellement le monde des Anciens, mais faire ce qu’eux-ci avaient fait à leur époque, à savoir s’adapter au contexte dans lequel ils rédigeaient. C’est pourquoi, par exemple, certains lettrés estimaient que l’imitation de Plaute était absurde, puisque la comédie porte sur les mœurs et coutumes et que celles-ci changent avec le temps. Comme le constate le poète comique Anton Francesco Grassini :

 

« A Florence, nous ne vivons plus comme autrefois à Athènes et à Rome. Il n’y a pas d’esclaves. Les fils adoptifs sont rares » [cité par Burke (2000), p.136]. 

 

 

C’est pourquoi se manifesta également un intérêt nouveau pour le passé non antique des pays européens. On assista en France, par exemple, à une sorte de résurgence celtique, les humanistes faisant l’éloge de Vercingétorix plutôt que celui de son ennemi César. De même, la périphérie de l’Europe, que les Romains n’avait jamais conquise, s’intéressa à ses racines plus anciennes : l’on vit ainsi, à travers la plume de Conrad Celtis, l’Allemagne se présenter comme la rivale victorieuse de Rome et tout aussi civilisée que cette dernière, les Hongrois s’identifier aux Huns, les Polonais aux Sarmates, les Danois aux Cimbres, les Espagnols et les Suédois aux Goths, peuplades dont on vantait les bonnes mœurs et leur amour de la liberté. Il convient toutefois de noter que ces considérations ne relevaient pas uniquement de la pure érudition ou d’un nationalisme exacerbé ; elles tenaient aussi à une italophobie engendrée par la prééminence des Italiens dans tous les domaines, par l’ampleur même du succès des manières et des modes italiennes à l’étranger ainsi que par la haine de Rome dans les pays passés à la Réforme.

 

 (1)4.3. La pensée et la science

 

Si le concept de révolution scientifique apparaît lié aux XVIIe et XVIIIe siècles, du fait de l’émergence d’une philosophie mécanique et du développement de la pensée mathématique, les sciences de la nature, quant à elles, progressèrent durant la Renaissance, grâce à la redécouverte de l’essentiel du bagage antique à leur propos. Même s’il s’interdisait théoriquement de s’intéresser à autre chose qu’aux bonae litterae, le mouvement humaniste permit en effet une meilleure connaissance des « autorités » scientifiques – Hippocrate et Galien en médecine, Ptolémée en géographie et en cosmologie, Pline l’Ancien et Aristote pratiquement en tout – en publiant leurs œuvres à partir des meilleurs manuscrits. Pour reprendre deux cas particulièrement éclairants, la médecine fut capable de théoriser ses pratiques au contact du corpus hip­pocratique et des traités de Galien, tandis que la géographie tournait le dos aux représen­tations médiévales du monde exprimées dans les cartes en T pour adopter les cartes de la Géographie de Claude Ptolémée, centrées sur la Méditerranée; les premiers atlas furent, nous le verrons plus loin, forgés à partir des cartes de Ptolémée.

           

Ces représentations fondées sur le monde antique finirent toutefois par devenir pesantes ; lorsqu’elles servaient à conforter le message chrétien, elles constituèrent même un véritable carcan qui permettait difficilement d'intégrer dans la culture commune des expériences sans précédent antique ou biblique. Ainsi, l'allégeance au système géocentrique des Anciens et aux propositions d'Aristote poussèrent les Autorités à refuser le modèle héliocentrique, pressenti par Copernic et confirmé par l'expérience grâce à l'usage des lunettes astronomiques. De même, André Vésale, en pratiquant des dissections (en cachette) fut amené à récuser les théories anatomiques des Anciens. Il entra dès lors en conflit sur ce point avec des confrères, partisans de l'explication tradition­nelle. Enfin, les cartes ptoléméennes furent totalement inadéquates quand il fallut décrire les côtes de l'Afrique et de l'Inde ; en outre, elles ignoraient, bien entendu, l’existence de l'Amérique. On commença dès lors à corriger timidement les cartes existantes et à intégrer dans le recueil ptoléméen des cartes du Nouveau Monde. Mais il fallut attendre la fin du XVIe siècle pour qu'Ortelius et Mercator distinguent définitivement la géographie antique, laquelle appartint désormais à l'histoire des sciences, et la car­tographie moderne, fondée sur des arpentages et des rapports de voyageurs ayant sillonné terres et mers. Les Découvertes, qui seront étudiées dans un chapitre ultérieur mettront du temps à pénétrer bon nombre d'universités: Érasme ne mentionne pas l'Amérique dans ses écrits et les manuels des écoliers français de la fin du XVIe siècle signalent à peine l'existence de l'Amérique et les explorations portugaises, alors qu'ils nous disent tout sur l'œcoumène traditionnelle, à travers des périégèses aussi obsolètes que celle de Denys.

 

1(4)4. La musique

           

Bien que la production musicale de l’Antiquité demeurât peu connue avant ces dernières années, il existait des sources classiques qui décrivaient la musique de la Grèce ancienne et notamment les différences entre les modes dorien, phrygien et lydien. Ce sources furent étudiées à la Renaissance par le Florentin Girolamo Mei et par le Français Jean-Antoine du Baïf, lequel s’intéressait par ailleurs, nous l’avons vu, aux rythmes de la poésie grecque. Les travaux de Mei, demeurés inédits, furent utilisés par Vincenzo Galilei, le père de Galilée, dans son Dialogue de la musique ancienne et moderne. Ces recherches purement érudites eurent d’importantes conséquences pratiques. Critiquant la musique polyphonique, Mei et ses amis préconisaient la monodie et furent ainsi à l’origine du canto fermo et du stile recitativo, utilisés dans des drames musicaux qui appliquèrent leurs idées : ces drames devaient à leur tour inspirer Monterverdi lorsqu’il composa son Orfeo (1607) et son Arianna (1608). Dès lors, comme Peter Burke le constate non sans humour, « en cherchant à ressusciter l’ancien, les humanistes avaient contribué à inventer le nouveau » [Burke (2000), p.158]. On doit en effet à leurs travaux théoriques la naissance de l’opéra.

 

(1)4.5. L'art

           

Comme la littérature, les arts subirent, eux aussi, l‘influence antique, mais à des degrés différents selon les domaines. Ce fut incontestablement l’architecture qui fut la plus directement marquée par les modèles anciens du fait que des ruines antiques subsistaient en Italie – lesquelles par parenthèse ne suscitaient aucun souci de conservation chez les humanistes – et à travers l’étude du traité d’architecture de Vitruve, dont un manuscrit avait été découvert par le Pogge en 1414. Cette double présence favorisa l’émergence d’un nouvel art, opposé à l’art gothique. Les bâtiments construits par Brunelleschi marquent incontestablement une rupture à cet égard: en remplaçant l’arc en plein cintre par un arc brisé, les dessus de portes et de fenêtres courbes par des dessus droits, en laissant des surfaces sans ornements, il fait des églises San Lorenzo et Santo Spirito des temples classiques. De même, les théoriciens-praticiens Sebastiano Serlio et Andrea Palladio non seulement composèrent de grands traités, dans la tradition de Vitruve, mais construisirent également des bâtiments civils et religieux conformes aux principes qu’ils édictaient. La sculpture put, elle aussi, s’inspirer de modèles antiques, comme le montre Donatello, qui fouilla les ruines romaines et produisit à l’antique bustes, bas-reliefs et statues. La peinture constitua un cas un peu différent, dans la mesure où la peinture antique n’était connue qu’à travers des allusions faites par les Anciens à des traités disparus par ailleurs. Si elle emprunta aux Grecs et aux Romains certains décors et bon nombre de sujets, elle fut moins sous leur dépendance : elle fut toutefois une digne fille de l’humanisme dans la mesure où elle s’imprégna de sa pensée en se souciant de rendre l’homme et la nature tels qu’ils étaient. Qu’il s’agisse des arts majeurs ou des arts mineurs, l’Italie fut à nouveau l’intermédiaire par lequel les nouveaux courants furent diffusés. Et c’est par rapport à l’Italie que les traditions nationales se définirent, voire s’opposèrent. Ainsi, l’art flamand et l’art italien s’influencèrent mutuellement, mais ils n’en conservèrent pas moins des caractéristiques propres et entrèrent dans une émulation positive. De même, le passé gothique ne fut ni totalement ni constamment critiqué : au contraire, il donna lieu à d’authentiques chefs d’œuvre, qui n’avaient rien à envier aux productions du nouvel art.

 

 

(1)5. Bibliographie utilisée

 

CÉARD (Jean), «Les transformations du genre du commen­taire », dans L'automne de la Renaissance 1580-1630. XXIIe Colloque Inter­national d'Études humanistes de Tours, 2-13 juillet 1979, Paris, Vrin, 1981, pp.103-115.

 

DIONISOTTI (A.C.), GRAFTON (Anthony) & KRAYE (Jill) éds., The Uses of Greek and Latin. Historical Essays, Londres, The Warburg Institute, 1988.

 

MUND-DOPCHIE (Monique), La survie d'Eschyle à la Renaissance. Éditions, traductions, commentaires et imitations, Louvain, Peeters, 1984.

 

PFEIFFER (Rudolf), History of Classical Scholarship. From 1300 to 1850, Oxford, Clarendon, 1976.

 

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RICO (Francisco), Le rêve de l’humanisme. De Pétrarque à Erasme. Traduit de l’espagnol par Jean TELLEZ et Alain-Philippe SEGONDS, Paris, Les Belles Lettres, 2002 (1e éd. en espagnol, 1997, plusieurs éditions et traductions augmentées et revues).

 

SALADIN (Jean -Christophe), La bataille du grec à la Renaissance, Paris, Les Belles Lettres, 2000.

 

TERNES (Charles Marie) éd., Études classiques. Fascicule IV. Rencontres scientifiques de Luxembourg 1992.3. Actes du colloque « Méthodolo­gie de la traduction de l'Antiquité à la Renaissance », Luxem­bourg, Centre universitaire, 1994.

 

WAQUET (Françoise), Le latin ou l’empire d’un signe. XVIe-XXe siècle, Paris, L’évolution de l’humanité Albin Michel,  1998.