DEUXIEME CHAPITRE
Les humanistes face à la Bible
Co-auteur Jean-François Gilmont
(2)1.
Introduction
Le chapitre précédent a mis en évidence l’activité éditrice des humanistes face aux classiques grecs et latins. En revanche, il n’a pas abordé la question des éditions et des traductions de la Bible, laquelle fut pourtant rédigée en grec, en latin et en hébreu. C’est qu’il s’agissait cette fois, d’un texte sacré – par opposition à la littérature profane des Anciens – dont la conservation et l’interprétation relevaient des facultés de théologie. Les humanistes furent néanmoins amenés, au grand dam des théologiens, à s’intéresser à l’établissement du texte de la Bible, les uns par conviction religieuse - ce fut le cas d’Erasme -, les autres, tel Lorenzo Valla, parce qu’ils désiraient en découdre avec les scolastiques. Leurs travaux sur la Bible furent lourds de conséquences : du point de vue méthodologique, ce sont les questions liées à l’établissement des textes bibliques qui firent progresser la philologie et la critique des sources ; du point de vue historique, ce sont les querelles suscitées par l’immixtion des humanistes dans les études bibliques qui contribuèrent à diviser la chrétienté occidentale.
(2)2.
La composition et la transmission de l’Ecriture
Mais avant d’étudier le rôle des humanistes dans la transmission de la Bible à la Renaissance, il convient de rappeler quelques points de son histoire antérieure.
(2)2.1. La constitution de la Bible
(2)2.1.1. L’Ancien
Testament
L’Ancien Testament est constitué par l’ensemble des livres sacrés communs aux juifs et aux chrétiens. Les juifs regroupent ces livres en trois parties : la Loi (ou Torah), les Prophètes, les Ecrits. La présentation traditionnelle des chrétiens distingue : le Pentateuque, les Livres historiques, les Livres poétiques et les Livres prophétiques. Le noyau dur de la Bible est constitué par ses cinq premiers livres regroupés sous le nom de Torah par les juifs, sous le nom de Pentateuque par les chrétiens.
On a cru longtemps que le Pentateuque avait été rédigé par Moïse (vers 1250 a.C.) ; en réalité, quelques fragments de poésie seulement remontent à son époque. Toutefois, des mises par écrit partielles eurent lieu à l’époque des Juges (XIIe-XIe siècle a.C.). Mais c’est sous le règne de Salomon (Xe s. a.C.)ou peu après que les traditions orales racontant les origines du peuple hébreu commencèrent à être mises par écrit. Les circonstances étaient en effet favorables à ce type de démarche : l’organisation du royaume de Jérusalem par David et par Salomon supposait une grosse administration et la production d’écrits.
La division du royaume en deux, Israël au nord, avec Samarie comme capitale, et Juda au sud autour de Jérusalem, explique la naissance de deux traditions parallèles, qui racontent les mêmes événements de façon légèrement différente. Un détail distingue ces deux traditions, la façon de nommer Dieu. Le courant développé dans le royaume de Juda parle de Yawhé ; c’est pourquoi on parle de courant yavhiste. L’autre, sans doute plus récent, est le courant élohiste, car il appelle Dieu Elohim. La chute de Samarie entraîna le reflux de ses habitants sur Jérusalem et la fusion des courants yavhiste et elohiste.
L’exil à Babylone (586-538) fut marqué par un travail intense de création littéraire. L’achèvement de la rédaction du Pentateuque date de cette époque. Quatre courants (yavhiste, élohiste, deutéronomiste et sacerdotal) ont conflué dans un texte où ne manquent pas les doublets, les répétitions, voire les discordances.
(2)2.1.2. Le Nouveau
Testament
Le Nouveau Testament, livre sacré des chrétiens, comporte quatre Evangiles, les Actes des Apôtres, des Epîtres (celles de Paul et les épîtres dites « catholiques » d’autres apôtres) et l’Apocalypse.
Jésus de Nazareth n’a laissé aucun écrit. Dans les années qui suivirent sa mort, ses disciples se contentèrent du message oral, mais bientôt ils eurent recours à l’écrit pour en garder la mémoire. Les plus anciens écrits du Nouveau Testament sont les Epîtres de Paul. Celles qu’il adresse aux Thessaloniciens datent de 51. Il y dit d’ailleurs :
« Gardez fermement les traditions
que vous avez apprises de nous, de vive voix ou par écrit » [2e
ép. Aux Thessaloniciens, 2, 15]. |
Trois des quatre évangiles sont très proches. La plus ancienne version serait un texte araméen rédigé par Matthieu vers 40-50, aujourd’hui perdu. Le premier évangile conservé en grec est celui de Marc, composé vers 67-70. Deux autres évangiles, ceux de Luc et de Matthieu (version conservée), datent sans doute des années 80. Quant à l’évangile de Jean, il est nettement postérieur et doit peut-être aux disciples de l’apôtre sa forme définitive: il a été composé à la fin du 1er siècle.
(2)2.2. Les traductions
(2)2.2.1. La Septante
Du IIe au Ier siècle a.C., c’est-à-dire en pleine période hellénistique, une traduction grecque de l’Ancien Testament fut réalisée à Alexandrie. L’initiative, liée à la constitution de la bibliothèque d’Alexandrie, en revint à Ptolémée II Philadelphe. La légende raconte qu’elle fut réalisée par 72 rabbins (6 par tribu) en 72 jours. D’où le nom de Septante donné à cette traduction.
(2)2.2.2. Vetus
Latina et Vulgate
Le Nouveau Testament fut rédigé dans la koinè, la langue grecque commune en usage dans l’empire romain d’Orient. En Occident où l’usage du grec était en train de se perdre, on ressentit relativement vite le besoin d’une traduction latine de l’ensemble de la Bible. Des traductions plus ou moins complètes furent mises en circulation assez tôt. Seules des bribes multiples en subsistent ; on les regroupe sous le nom de Vetus latina.
De 390 à 405, Jérôme entreprit plusieurs révisions de la Bible latine à partir des originaux hébreu et grec, en particulier pour le psautier. En ce qui concerne le Nouveau Testament, il se contenta d’une version superficielle. Le travail de Jérôme fut à partir du VIIe siècle la version officielle de l’Eglise, la Vulgate. Celle-ci s’imposa durant tout le Moyen Age comme seul texte biblique.
(2)2.3. La tradition manuscrite
(2)2.3.1. L’Ancien
Testament hébraïque
Jusqu’au milieu du XXe siècle, les témoins les plus anciens de la Bible hébraïque dataient du IXe siècle. Ces manuscrits étaient des témoins de la tradition massorétique, à savoir une tradition qui se caractérisait par l’adjonction de points-voyelles. Une version massorétique s’est imposée au détriment d’autres, qui coexistaient au départ.
La découverte des manuscrits de la Mer Morte à partir de 1948 a fait connaître des fragments de papyrus rédigés entre le IIe siècle a.C. et le IIe siècle p.C. Ces manuscrits ne concernent que des extraits de l’Ancien Testament. Ils ne permettent pas de reconstituer le texte intégral, mais apportent de nouvelles informations sur l’histoire de ce texte. Ils démontrent ainsi qu’il existait à l’époque une grande variété de traditions textuelles et que certains textes divergents face à la tradition massorétique sont proches de la Bible des Septante. Ils prouvent de même, à travers d’autres fragments, que la version massorétique est ancienne. Ils indiquent enfin qu’après la chute de Jérusalem, un travail d’uniformisation a imposé la version massorétique comme la seule valable.
(2)2.3.2. Le Nouveau
Testament
La tradition manuscrite du Nouveau Testament grec diffère totalement de la tradition de l’Ancien Testament hébraïque, car elle est à la fois abondante et beaucoup plus ancienne. Il existe en effet quelque 3000 manuscrits copiés entre le Ve et le XVe siècle et même 90 manuscrits plus ou moins complets composés entre le IIe et le IVe siècle.
Cette situation n’est cependant pas plus favorable à la reconstitution du texte authentique. D’une part, cette masse de documents est trop vaste pour être traitée intégralement. D’autre part, des divergences sont apparues très tôt entre une tradition « alexandrine » et une tradition « antiochienne » (ou « occidentale »). Ces traditions s’étant mutuellement contaminées, il est très difficile de classer les manuscrits d’après les variantes qu’ils contiennent. Par ailleurs, certaines variations remontent même au moment de la rédaction des textes : ainsi, on pense que les Actes des Apôtres ont fait l’objet de deux rédactions, toutes deux de la main de Luc : un premier texte aurait été mis en circulation ; ce texte aurait été ensuite revu et diffusé dans le public sous une forme plus complète.
(2)2.3.3. La Septante
Le grec étant davantage utilisé que l’hébreu dans le monde méditerranéen, la situation de la Bible des Septante est semblable à celle du Nouveau Testament : on a conservé un grand nombre de manuscrits, dont certains remontent au moins au IIIe siècle p.C.
(2)2.3.4. La Vulgate
Les bibles latines complètes (ou Pandectes) font leur apparition au VIIe siècle et se généralisent au IXe siècle. Alcuin joua un grand rôle dans cette nouvelle diffusion. D’une part, il anima, et ses successeurs après lui, un scriptorium actif, qui produisait deux pandectes par an - ce qui nécessitait l’abattage annuel de 430 bêtes. D’autre part, il édita lui-même une version de la Vulgate en collationnant, sans grand discernement, des textes circulant dans le nord de la France à son époque. Il en corrigea l’orthographe et les fautes les plus grossières. Après 1230 émerge la bible « parisienne », qui introduisit dans la tradition manuscrite la division en chapitres telle que l’avait conçue Etienne Langton, archevêque de Cantorbéry (mort en 1228).
La Vulgate mise au point par Jérôme subit tout au long de sa transmission bon nombre de détériorations : aux erreurs communes à toutes les copies manuscrites s’ajoutèrent les difficultés suscitées notamment par un texte résultant d’une mosaïque de petits textes copiés isolément, par la contamination de textes parallèles (relevant même de la Vetus latina), par les ajouts de nature liturgique ou théologique. Un bon exemple de ces ajouts nous est fourni par la mention à la fin du Pater (Mt 6, 13) de la formule : « Car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire pour les siècles des siècles. Amen ».
En premier lieu, ils heurtaient de plein front l’enseignement des scolastiques, particulièrement bien représentés à la Sorbonne par des maîtres appartenant aux ordres mendiants, franciscains et dominicains : est-il besoin de rappeler le rôle éminent qui y fut exercé au XIIIe siècle par Bonaventure (franciscain), Albert le Grand et Thomas d’Aquin (dominicains) dans le cadre de la Faculté de théologie ? Or ceux-ci s’intéressaient aux idées contenues dans la Bible, non au texte qui les portaient, et ils s’efforçaient d’établir le plus de liens possibles entre celles-ci et la philosophie d’Aristote. Ainsi, Thomas d’Aquin accordait un poids impressionnant à l’Ecriture, puisque sur les 38.000 citations contenues dans ses deux sommes (la Somme contre les Gentils et la Somme théologique) on trouve 25.000 provenant de la Bible, 8.000 d’auteurs chrétiens, 5.000 d’auteurs païens (dont 4.300 d’Aristote). Mais il ne connaissait pas le grec (ni a fortiori l’hébreu), ce qui aurait pu constituer une difficulté, s’il avait considéré la Bible comme un message autonome. Tel n’était pas le cas : il allait aux res par delà les uerba et ne lisait pas le texte pour lui-même, mais pour éclairer les questions posées par les théologiens. Durant la Renaissance le théologien Jacques Latomus, parmi d’autres, continua à s’inscrire dans la perspective des scolastiques. Dans son traité De trium linguarum dialogus publié en 1519, il développa une théorie de la connaissance selon laquelle « les concepts sont antérieurs aux mots ». L’étude des langues n’était donc pas primordiale, car, selon lui, les concepts « sont les mêmes chez tous et peuvent être exprimés dans toute langue » et « la substance de la loi évangélique n’est pas enfermée dans des caractères d’écriture ». Bien lire la Bible, c’était dans cette perspective bien en comprendre la doctrine. Le guide exclusif dans cette démarche était le Magistère, c’est-à-dire les théologiens, seuls habilités à extraire des textes les vérités objectives qu’il contient au-delà des mots.
« En vain chercherait-on dans les Gaules (s.e . la Sorbonne), quelqu’un qui sût quoi que ce soit. Qu’y-a-t-il, en effet, dans les arts libéraux, dans les sciences de la nature, dans l’histoire, dans l’éloquence, dans la morale, qu’on ne doive aux Italiens? Qui a créé les deux droits sinon les Italiens ? Où sont nés, où ont vécu les docteurs de l’Eglise ? Quels orateurs, quels poètes pourrait-on trouver hors de l’Italie ? Il ne saurait en être autrement, puisque c’est dans le latin seul, que l’on trouve la racine de tous les arts et le fondement de toutes les sciences. A tant de richesses la Gaule ne peut opposer que les voix criardes de la rue de Fouarre » [Seniles IX, 1, condensé par Rico (2002), p.22]. |
Le second nous est fourni par Erasme :
« Il y a une chose qui me fait
rire quelquefois, c’est qu’ils ne se croient jamais autant théologiens que
lorsqu’ils parlent de la façon la plus barbare et la plus sale possible, et
qu’ils bégayent au point que seul un bègue pourrait les comprendre, mais ils
appellent profondeur ce que le vulgaire ne comprend pas. Ils affirment en
effet qu’il serait contraire à la dignité des Saintes Lettres de les
contraindre à obéir aux lois de la grammaire […]. Ils trouvent que le comble
de la piété c’est de ne rien savoir des belles lettres, pas même lire » [Eloge de la folie, cité par
Saladin (2000), p.180].
|
(2)4.
Les combats connexes
(2)4.1. Le retour conflictuel du platonisme
Depuis la « redécouverte » d’Aristote dans l’Andalousie du XIIe siècle, les trois monothéismes religieux – l’islam à travers Averroès, le judaïsme à travers le Maimonide et le christianisme à travers Albert le Grand et surtout Thomas d’Aquin – furent d’accord pour voir dans le « Philosophe » l’incarnation de la raison, dont la science ne pouvait être égalée par personne. Cette primauté d’Aristote eut, signalons-le d’emblée, des effets pervers sur l’évolution des sciences de la nature : car les tenants de la cosmologie aristotélicienne éprouvaient beaucoup de difficultés à admettre les résultats obtenus par l’expérimentation lorsque ceux-ci contredisaient le savoir du Stagyrite ; c’est ce qui valut à Galilée son célèbre procès. En revanche, en ce qui concerne la religion chrétienne et les dogmes, l’aristotélisme encouragea le recours à la raison. La logique aristotélicienne permettait en effet aux yeux des scolastiques de prouver l’existence de Dieu. Par ailleurs l’ensemble de la doctrine du maître offrait une forme de conciliation entre foi et science en établissant une double vérité, celle de la raison naturelle et celle de la Révélation : ainsi certaines vérités sur Dieu dépassaient l’entendement humain (par exemple la Trinité), tandis que d’autres étaient accessibles à la raison humaine. Enfin, il apparaissait clairement que les frontières entre les deux sphères ne pouvaient être posées a priori. Il fallait donc pousser la démarche rationnelle jusqu’au bout tout en acceptant que certaines vérités lui échappent : une telle démarche n’était pas incompatible avec la foi, comme le précisait saint Thomas:
« Si la vérité de la foi
chrétienne dépasse la capacité de la raison humaine, ce que la raison possède
naturellement de manière innée ne peut cependant pas être contraire à cette
vérité ». « Il est impossible que la vérité de la foi soit contraire aux principes que la raison connaît naturellement » [Somme contre les Gentils, I, 7 extraits cités par Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Paris, 2002, p.385]. |
Cet équilibre entre foi et raison dans la chrétienté occidentale fut mis à mal par la redécouverte de Platon, conséquence indirecte du concile de Bâle-Ferrare-Florence organisé en 1431-1439. Une controverse entre tenants du platonisme et de l’aristotélisme surgit en effet à cette occasion : elle se régla d’abord à coups de pamphlets injurieux dans le milieu des exilés grecs en Italie, puis se répandit dans l’ensemble de la République des Lettres ; elle dura quelque trente ans.
(2)4.1.1. Polémique entre Grecs à Florence
Lorsque l’empereur byzantin Jean VIII Paléologue se rendit en Italie pour discuter de la réunification de l’Eglise et obtenir en contre-partie une nouvelle croisade, il amena dans sa délégation la fine fleur des intellectuels grecs, parmi lesquels figuraient le vieux Georges Gemiste dit Pléthon, fondateur d’une académie platonicienne à Mistra, et ses brillants disciples Jean Bessarion, récemment nommé évêque de Nicée, et Georges Scholarios, mieux connu sous le nom de Gennadios. Pendant ses temps de loisir, Pléthon donna des conférences sur Platon devant un public érudit et passionné, parmi lequel figurait peut-être Cosme de Médicis ; ce dernier aurait décidé à ce moment-là, si on en croit Marsile Ficin, de fonder une académie platonicienne à Florence :
« Le grand Cosme, père de la patrie, à l’époque du concile réuni à Florence pour les Eglises grecque et latine, alla écouter les conférences d’un philosophe grec du nom de Gémisthe Pléthon, qui semblait un autre Platon, sur les mystères du platonisme ; cette voix ardente inspira aussitôt à son profond esprit l’idée de créer à la première occasion favorable une académie platonicienne » [cité par Saladin (2000), p.62]. |
Pléthon rédigea également en 1439 en grec un traité intitulé Des différences entre Aristote et Platon, dans lequel il posait la supériorité de Platon par rapport à Aristote et affirmait la compatibilité de sa philosophie avec la doctrine chrétienne.
De son côté, Gennadios, latiniste averti, découvrit à l’occasion du concile les œuvres de Thomas d’Aquin, qu’il traduisit en grec, et souhaita révéler aux savants de l’Eglise grecque une pensée qui lui paraissait en conformité avec la doctrine chrétienne. Il rédigea dès lors en grec à son retour à Constantinople un pamphlet, Deux livres contre les difficultés de Pléthon concernant Aristote, dans lequel il attaquait son ancien maître Pléthon. Celui-ci revint à la charge en rédigeant son Traité des lois, qui était véritablement néo-païen. Gennadios fit pression sur l’empereur pour obtenir la condamnation de l’ouvrage, lequel fut brûlé sur la place publique en 1452 ; on n’en possède plus aujourd’hui que des bribes et sa table des matières.
(2)4.1.2. Polémique en Italie
Parce que ces textes polémiques étaient rédigés en grec, ils ne concernaient guère les lettrés italiens. La situation changea quand le conflit qui avait opposé Pléthon à Gennadios impliqua Bessarion, qui avait entre-temps choisi de rester en Italie et qui y était devenu cardinal, dans un face à face intellectuel avec deux partisans de Gennadios, Théodore Gaza et Georges de Trébizonde, lesquels avaient, eux aussi, émigré en Italie. Tandis que Bessarion cherchait à concilier le principe platonicien de la primauté de l’universel avec le principe aristotélicien du particulier, ses adversaires ne voulaient aucun compromis entre les deux doctrines. On se contenta d’abord d’échanger des propos venimeux. Mais on n’en resta pas là. Le feu fut mis aux poudres lorsque Bessarion rédigea son traité De natura et arte dans lequel il critiquait nommément Georges de Trébizonde, lui reprochant au passage ses piètres qualités de traducteur. Celui-ci contre-attaqua en publiant en 1464 une démolition systématique de toute l’œuvre de Platon et de son admirateur, Bessarion : comme ses Comparationes philosophorum Aristotelis et Platonis étaient rédigées en latin, elles furent largement diffusées en Italie. Bessarion réfuta toutes les objections et calomnies émises par son compatriote dans un ouvrage d’abord rédigé en grec, puis traduit en latin. La version latine du traité, In calumniatorem Platonis fut publiée à Rome en 1469 : elle contenait la première explication systématique de l’œuvre de Platon et connut une audience européenne. Georges de Trébizonde ne déposa pas les armes pour autant : il en vint à prendre des positions quasi paranoïaques, affirmant que Pléthon était responsable de la chute de Constantinople, s’efforçant d’empêcher que le corps de Pléthon soit enterré en Italie ou encore tentant de faire condamner Bessarion par l’Inquisition à Paris ! La controverse ne s’éteignit qu’à la mort de Bessarion en 1472.
(2)4.1.3. Quelques conséquences de la querelle
Un des résultats positifs de la « querelle » fut la fondation de l’Académie platonicienne de Florence. Conscient de la valeur du fils brillant de son médecin personnel Diotefici (latinisé en Ficinus), Cosme de Médicis offrit au jeune Marsile non seulement deux maisons pour étudier le platonisme, mais aussi un manuscrit contenant les oeuvres complètes de Platon qui avait appartenu à Pléthon (Firenze, Bibl. Laur., plut. LXXXV, 9). Ficin devint très vite le maître incontesté de l'Accademia Platonica et traduisit en latin les œuvres complètes de Platon (editio princeps en 1484) et de Plotin (achevée en janvier 1486). Dans ses traités Della cristiana religione (1475) et Theologia platonica (editio princeps 1482), l’humaniste florentin suivit la ligne tracée par Pléthon et par Bessarion, en y défendant l'immortalité de l'âme et la parfaite compatibilité du christianisme et du platonisme : la réconciliation entre Aristote et Platon était possible, selon lui, si on envisageait l'aristotélisme comme une sorte de préambule à la pensée de Platon.
Il convient toutefois de noter que le retour de Platon et sa nouvelle gloire ne provoquèrent pas pour autant la mise à l’écart d’Aristote. De grands esprits continuèrent à étudier avec ferveur les œuvres du Stagyrite, tel Jean Argyropulos, chargé d’enseigner le grec au Studio de Florence. Des penseurs éminents tentèrent également, à l’instar de Ficin, de réaliser la synthèse entre les systèmes philosophiques des deux maîtres grecs. Ainsi, Pic de la Mirandole s’efforça de dépasser la vieille querelle entre platoniciens et aristotéliciens, en défendant dans son traité De ente et uno l'égalité entre les deux principes fondamentaux de la métaphysique de la pensée occidentale: le principe de l'Un de Platon et le principe de l'Être d'Aristote. Il alla même jusqu’à concevoir un système philosophique qui synthétiserait tous les courants philosophiques de l'Occident et de l'Orient, tâchant d'établir de cette manière une unité intellectuelle dans la pensée philosophique et théologique, qui serait la base fondamentale d'une paix universelle.
Précisons enfin que des querelles entre aristotéliciens et platoniciens, ainsi que des tentatives de conciliation, se manifestèrent aussi dans le reste de l’Europe. Pour ne citer que quelques exemples, signalons qu’en 1522, dans une lettre à Erasme, l'humaniste espagnol Juan Luis Vives (1493-1540), après avoir été plongé dans l’aristotélisme lors de ses études à Paris, déclara qu'il lui était impossible d'être bref dans son commentaire sur La Cité de Dieu de saint Augustin, notamment, écrit-il, « quand il s'agissait de points pas très connus de nos théologiens comme les faits historiques, les légendes, les passages philosophiques, surtout concernant Platon ». Et d’ajouter : « J'ai peut-être été plus long qu'il n'eût fallu, tant pour leur révéler les passages obscurs et les leur expliquer, que pour ne pas les laisser absolument dans l'ignorance des œuvres de Platon et pour qu'ils voient qu'elles ne le cèdent en rien à celles d'Aristote ». De même, Pierre de La Ramée prit nettement position contre Aristote, en critiquant en 1543 la logique et la dialectique du Stagyrite dans ses traités Aristotelicae animadversiones et Dialecticae partitiones sive institutiones. Cette attitude lui valut d’abord l’interdiction d'enseigner la philosophie, puis la mort en 1572 lors de la Saint-Barthélemy. Bien qu’il fût honni par les aristotéliciens, Pierre de la Ramée ne souhaitait cependant pas être rangé parmi les platoniciens : il ne concevait qu’une seule méthode, celle de la raison, qui était utilisée aussi bien par Platon que par Aristote, Cicéron, Homère ou Démosthène [P.Ramus, Scholae in liberales artes (Bâle, 1569), préface].
(2)4.2. Le conflit autour des lettres hébraïques
Dès l’origine du christianisme, la question du rapport à l’hébreu et donc aux textes juifs avait été un sujet brûlant pour les chrétiens, eu égard au rapport de filiation du christianisme envers le judaïsme : fallait-il étudier les sources juives de l’Ecriture ou, au contraire, les brûler ? On avait bien souvent adopté la seconde attitude : ainsi le bon roi saint Louis avait ordonné le « brûlement » de vingt-quatre charrettes de livres juifs place de Grève en 1242. Le problème se posa avec la même acuité durant la Renaissance et connut même de nombreux rebondissements à cause d’une controverse qui fut appelée par la suite « l’affaire Reuchlin » : celle-ci opposait à Cologne Jean Reuchlin, un humaniste catholique, qui avait pris la défense des Lettres juives, à un juif converti au christianisme Jean Pfefferkorn, qui se dressait contre ses anciens coreligionnaires.
(2)4.2.1. Déclenchement des hostilités par Pfefferkorn
En 1507 Pfefferkorn publia en allemand un Miroir des juifs, qui présentait les griefs habituels des chrétiens à l’égard des juifs et proposait trois moyens pour convertir ceux-ci à la « vraie » religion : leur interdire la pratique de l’usure, les forcer à assister à la prédication chrétienne, les priver de leurs livres. L’ouvrage fut jugé suffisamment digne d’intérêt pour mériter une traduction latine la même année. En 1508, Pfefferkorn publia La confession des juifs, qui se moquait de certains de leurs rites de pénitence et proposait les mêmes moyens pour venir à bout de la déviance ; en outre, il envisageait l’expulsion des juifs récalcitrants. A nouveau, l’ouvrage fut tellement bien accueilli qu’il suscita deux traductions latines et quatre éditions allemandes. En 1509, Pfefferkorn publia un troisième ouvrage, Comment les juifs célèbrent leurs Pâques, aussitôt traduit en latin, ouvrage suivi la même année d’un quatrième opuscule, L’ennemi des juifs. L’Inquisition locale se mit en branle et obtint de Maximilien de Habsbourg, dont dépendaient directement les juifs de l’Empire, l’autorisation de confisquer leurs livres et de les détruire. La collecte forcée des ouvrages fut entamée à Francfort, à Worms et à Mayence, mais les juifs interjetèrent appel auprès de l’archevêque de Francfort et de l’empereur. Ce dernier décida alors de confier l’affaire à l’archevêque de Francfort, à charge pour lui de réunir une commission d’experts avant de prononcer son jugement. Parmi les experts figurait Reuchlin. Après un an de réflexion, la commission marqua son accord pour la destruction des livres juifs, à une seule exception près, celle de Reuchlin. L’humaniste qui avait commencé par partager les préjugés de ses contemporains, avait changé d’opinion lorsqu’il s’était mis à étudier les textes juifs. Il en était venu à considérer que les livres talmudiques et kabbalistiques, les commentaires rabbiniques non seulement ne devaient pas être détruits, mais devaient être étudiés soigneusement, car ils constituaient des sources primordiales pour la compréhension des Ecritures. D’ailleurs le Christ avait lui-même recommandé, disait-il, l’étude du Talmud :
« Les écrits des scribes et des savants qui sont réunis dans le Talmud témoignent du Christ autant que la Bible. Et c’est la vérité : car, plus le Talmud nous critique, plus nous pouvons y trouver des bons et efficaces témoignages pour nous et notre foi chrétienne. C’est pourquoi le Christ nous a ordonné d’étudier ces textes même dans les écoles pour les réfuter et de ne pas les brûler (Jean, V, 39) » [cité par Saladin (2000), p.209]. |
Enfin, Reuchlin estimait qu’il n’appartenait qu’à Dieu de condamner les juifs à cause de leur méconnaissance de Jésus.
L’archevêque de Francfort se rallia à l’avis quasi unanime de la commission et transmit celui-ci à l’empereur. Ce dernier refusa finalement de trancher et ordonna que les livres confisqués soient rendus aux juifs.
(2)4.2.2. Les ennuis de Reuchlin
Pfefferkorn ne se tint pas pour battu et publia à Pâques 1511 un pamphlet violent intitulé Handtspiegel (Face-à-main dirigé contre les juifs et les écrits talmudiques) contre Reuchlin, lequel répliqua durant l’été 1511 par un pamphlet tout aussi violent - l’Augenspiegel (Besicles) - dans lequel il racontait l’affaire depuis le début et adressait des propos insultants à son accusateur. Le parfum de scandale qui enveloppait ces deux écrits leur valut un large succès de librairie et exacerba les passions : l’affaire opposait désormais Reuchlin aux théologiens et mettait en branle les solidarités à l’intérieur de la République des Lettres.
Sans entrer dans le détail des procédures que Reuchlin dut affronter, précisons que son pamphlet fut soumis à différentes facultés de théologie dans l’Empire, mais aussi à l’étranger (Louvain, la Sorbonne) et qu’il fut le plus souvent condamné. L’humaniste lui-même fut sommé de se rendre au tribunal inquisitorial de Mayence ; il n’obéit pas à cette injonction et préféra en appeler au pape Léon X, protecteur des Lettres, qui confia l’affaire à l’évêque de Spire, également très ouvert (avis rendu le 29 mars 1514). Condamné par diverses instances, innocenté une première fois à Rome en 1516, Reuchlin finit toutefois par y être condamné en juin 1520 deux ans avant sa mort. Dans l’intervalle, pour assurer sa défense, il avait ameuté la communauté internationale des humanistes, qui écrivit de nombreuses lettres en sa faveur.
Ce fut dans ce milieu érudit que fut produit un pamphlet dévastateur Les lettres des hommes illustres, publiées en quatre livraisons (de décembre 1515 à mai 1517) par le poète impérial Ulrich von Hutten. Celui-ci y démolissait les ennemis de Reuchlin et des bonae litterae en attribuant à des moines imaginaires et à des hommes réels, tel l’ennemi acharné de Reuchlin, Ortwin Gratius, théologien de Cologne, des lettres ridicules de prétention et de sottise, composées dans un latin macaronique, dont voici un spécimen :
« Fuit hic nuper quidam de ordine praedicatorum, et fuit satis profondus in Theologia, et fuit speculatiuus […]. Et semel dixit unus, quomodo de nocte iret ille praedicator ad unam mulierem et supponeret eam et dormiret cum ea […]. Et circa horam decimam iuimus ad illam domum, et per uim intrauimus ; tunc ille monachus uolens fugere non habuit tempus ut tolleret uestimenta sua, et saltauit nudus nudus ex fenestra, et ego risi […] et clamaui : ‘Domine praedicator, tollatis pontificalia uestra’ et socii exterius proiecerunt eum in merdam et aquam » [cité par Saladin (2000), p.183]. |
Ces lettres constituèrent un énorme succès éditorial et firent la joie des milieux humanistes, qui y voyaient étrillés les ennemis des Bonae litterae. Elles suscitèrent une « réponse » de la part des alliés de Pfefferkorn, réponse qui fut rédigée dans la même veine satyrique par Ortwin Gratius : les Lamentations des hommes obscurs, qui ne sont pas interdites par le siège apostolique, sorties de presse en 1518. Cette controverse prit fin à la mort de Reuchlin en 1522. Si elle fut virulente, elle attira l’attention sur les écrits juifs, qui trouvèrent dans ce contexte des éditeurs qualifiés pour les répandre dans les milieux chrétiens : cette démarche nous valut ainsi la publication en 1517 du traité De arte cabalistica de Reuchlin et en 1518, celle du traité latin Ouvrage très utile à toute la République chrétienne sur les secrets de la vérité catholique, contre la perfidie très obstinée des juifs de notre temps ; extrait naguère du Talmud et d’autres livres hébreux ; et composé élégamment dans les quatre langues, rédigé par le franciscain Pierre Galatinus, pour ne citer que deux exemples. Elle permit également l’émergence des bibles polyglottes et des Collèges de trois langues, qui étaient chargés de les établir et de les étudier.
(2)5.
Le difficile établissement du texte biblique
Le combat autour de la Bible ayant agité beaucoup de protagonistes et s’étant déroulé sur une longue période, avec de multiples rebondissements, seuls certains temps forts seront évoqués dans le cadre de ce cours : les études du texte du Nouveau Testament effectuées par Lorenzo Valla (env. 1442-1443 et env. 1453-1457), le projet d’édition d’une Bible polyglotte à Alcala (1514-1522) et la démarche d’Erasme qui aboutit à la publication du Nouum Instrumentum (1516) et du Nouum Testamentum (1519).
(2)5.1. Les travaux de Lorenzo Valla
Avant de s’intéresser au texte de la Bible, Lorenzo Valla avait composé vers 1440 un ouvrage qui établit définitivement sa renommée, les Elegantiarum linguae latinae libri VI (editio princeps en 1471, 58 rééditions jusqu’en 1536). Ce texte, qui se présentait comme un manifeste contre l’abâtardissement du latin médiéval, n’avait en soi rien à voir avec la Bible, si ce n’est que le texte de la Vulgate était le produit d’un tel abâtardissement et attestait de surcroît la difficulté de rendre en latin des textes grecs, question qui passionnait Valla.
Le deuxième ouvrage composé par Valla vers 1442, De falso credita et ementita Constantini donatione declamatio, avait engagé son auteur dans une voie beaucoup plus polémique à l’égard de l’Eglise. En affirmant, analyse critique à l’appui, que la « Donation de Constantin » était un faux récent dont les auteurs ignoraient manifestement les règles du style administratif et les réalités du Bas-Empire, l’humaniste sapait un des fondements du pouvoir temporel de la papauté. Il sapait en même temps l’autorité de la tradition dont l’Eglise se proclamait la seule dépositaire. Or c’est cette même tradition qui justifiait le recours à la Vulgate en l’attribuant à Jérôme. Comme le remarque très justement Jean-Christophe Saladin [pp.151-152], « la Vulgate risquait maintenant de se voir contestée sur trois fronts : 1. Si elle n’est pas l’œuvre de Jérôme, elle ne bénéficie pas de l’autorité du saint docteur. 2. Si sa traduction n’est pas fidèle à la vérité grecque et hébraïque, elle ne bénéficie pas de l’autorité de l’original. 3. La qualité médiocre de son style latin est indigne de la majesté de la nouvelle Rome, que les humanistes s’emploient de toutes leurs forces à consolider ».
Lorenzo Valla donna corps à ce risque dans sa Collatio Noui Testamenti à laquelle il travailla cette même année 1442. Il y compara le texte latin de la Vulgate avec plusieurs manuscrits grecs et recensa de la sorte pas moins de 484 passages fautifs : pour chacun de ceux-ci, il proposa des corrections fondées sur les manuscrits grecs. Il dénonça à cette occasion des erreurs de traduction du grec en latin, des approximations (multiples mots latins pour rendre un seul mot grec), l’introduction de doublets, la perpétuation de contresens (p.ex. au lieu de « ils vinrent de chez Caïphe, a Caïphe », la Vulgate dit « ils vinrent chez Caïphe, ad Caïphem »). Mais il ne se posa pas de question à propos de l’état du texte produit par les manuscrits grecs, dont il privilégia à tort et à raison les leçons pour corriger la Vulgate. Cette démarche à l’égard du texte latin fut présentée par ses adversaires Bartolomeo Fazio et Poggio Braccioloni comme une manifestation de mépris pour l’Ecriture et comme une tentative de désacralisation de Jérôme. Valla s’attendait du reste à ce type d’accusation ; c’est pourquoi il avait insisté sur le fait que Jérôme déjà se plaignait déjà des impuretés véhiculées par la tradition latine qui lui était antérieure, et observait que la situation n’avait fait qu’empirer au cours des siècles :
« Mais tu diras encore : quoi qu’il en soit, seule la traduction de Jérôme nous est parvenue et dans la mesure où elle constitue l’unique et identique modèle de tous les manuscrits, tu es donc impie de la critiquer. Eh bien, même en admettant cela, bien que tu ne puisses pas le démontrer, je préfère néanmoins absolument le voir défendu qu’attaqué. Mais si après seulement quatre cent ans, ce ruisseau coulait déjà si sale depuis sa source, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que mille ans plus tard – car c’est la durée qui nous sépare de Jérôme – ce même ruisseau, jamais nettoyé, charrie à nouveau avec lui, au moins par endroits, de la vase et des ordures ? Il est souillé par le scribe ignorant, il est souillé par le copiste négligent, il est souillé par la correction téméraire de ceux qui le comprennent mal et qui lui infligent plus souvent une corruption qu’une correction. Ajoute à cela que de nombreux passages sont rendus obscurs non pas en raison d’une mauvaise traduction mais par la loi et la nécessité d’une interprétation, notamment de celle effectuée selon la lettre et non selon le sens, ce qui est le fait de gens ignorants du grec, qui, étant donné qu’ils ne peuvent pas comprendre, commettent de nombreuses erreurs de formulation et s’éloignent considérablement de la vérité » [cité par Saladin (2000), pp.152-153]. |
Par ailleurs, il rappelait qu’il ne s’attaquait pas au contenu du message biblique, mais aux mauvaises traductions qui en avaient été faites :
« Pour être bref, je dirai donc que si je corrige quelque chose, ce n’est pas l’Ecriture Sainte, mais sa traduction. Et ce faisant, je ne suis pas injurieux, mais plutôt pieux. Et je ne fais rien d’autre sinon que je traduis mieux que le traducteur précédent, si bien que ma traduction, si elle était plus véridique, devrait être nommée Ecriture Sainte, plutôt que la sienne. Et si l’Ecriture Sainte proprement dite est celle que les saints ont rédigée eux-mêmes en hébreu ou en grec, alors le latin n’est rien de tel » [cité par Saladin (2000), p.154]. |
S’il fut férocement attaqué, Valla fut aussi fortement défendu, notamment par le pape Nicolas V et par le cardinal Bessarion, qui le fit entrer dans son académie d’hellénistes. Notre humaniste profita de ces échanges érudits pour revoir et parfaire son étude du texte de la Bible. Cette seconde version du travail, élaborée dans les années 1453-1457 à Rome, est connue sous le nom de Adnotationes Noui Testamenti.
Le travail précurseur de Lorenzo Valla ne fut pas diffusé durant le XVe siècle : il fut en fait « redécouvert » par Erasme. Il contribua néanmoins à promouvoir une science biblique et à assurer un rôle important à la philologie. On portera ainsi à son crédit le fait d’avoir remis en question la Vulgate, à la fois dans sa tradition et dans son principe, et d’avoir prôné le retour aux sources grecques. Mais son exaltation du grec lui a fait perdre son sens critique (les manuscrits analysés ne produisent pas nécessairement un texte fiable) et il s’arrêta au seuil de la théologie.
(2)5.2. La Bible polyglotte d’Alcala
Il ne paraît pas surprenant que la publication d’une Bible polyglotte ait été envisagée pour la première fois en Espagne, creuset de trois cultures issues des religions du Livre (le christianisme, le judaïsme et l’islam), mais aussi lieu où s’affirme avec le plus de force la précellence de la religion chrétienne. L’entreprise fut décidée par Francisco Ximenez de Cisneros (1436-1517), franciscain réformateur de son ordre, archevêque de Tolède (1495), cardinal (1507), régent d’Aragon à la mort de Ferdinand II (1516). S’il eut à lutter contre les Maures, il se montra moins excessif que ses prédécesseurs : il souhaitait que l’Espagne bénéficie des cultures développées sur son sol, mais ne laissait aux juifs et aux musulmans que le choix entre la conversion ou l’exil. Surtout, il croyait aux vertus de l’étude pour la formation du clergé; c’est pourquoi il fonda l’Université d’Alcala (1498), avec le Collège trilingue de San Ildefonso, lequel fonctionna en 1508.
Le projet de publication d’une Bible polyglotte date sans doute de 1510 : c’est à partir de cette date en effet qu’arrivèrent à Alcala les spécialistes des trois langues sacrées, qui devaient y travailler. Ximenez fit également installer à Alcala l’imprimeur Brocario, qui disposait d’une belle fonte de caractères grecs, et s’engagea à fond dans l’entreprise, qui démarra en 1514. Divers motifs poussaient le cardinal à subsidier de ses propres deniers ce travail. Ximenez entendait d’abord réagir contre les philosophes médiévaux qui abandonnaient la théologie patristique pour étudier la philosophie d’Aristote, contre l’ignorance du clergé dans le domaine de la foi, contre la corruption de la morale populaire, bref contre la méconnaissance de l’Ecriture. Il souhaitait également servir l’interprétation de la Bible. Suivant en cela Origène, il voulait rassembler les plus importants témoins de l’Ecriture, car il avait réalisé que pour mieux comprendre l’Ecriture, il fallait confronter les versions, chaque langue ayant des forces et des faiblesses : la Vulgate, selon lui, avait tout à gagner dans cette confrontation avec les originaux grecs et hébreux. L’entreprise enfin était destinée à assurer l’unité religieuse du pays en offrant un dénominateur commun à une Espagne multilingue et multiculturelle.
Ximenez, qui connaissait lui-même les trois langues sacrées, ne participa aux travaux et se contenta de donner des directives aux érudits qu’il avait rassemblés. Celles-ci étaient assez restrictives : il fallait veiller à introduire le moins possible de changements dans les textes « reçus » et à intégrer aucune modification qui ne soit attestée dans d’anciens manuscrits. Si l’équipe réunie par Ximenez nous est connue, nous ignorons en revanche comment les tâches furent réparties entre les différents membres qui la composaient; on suppose néanmoins que les trois conversos (juifs convertis) du groupe, Pablo Coronel, Alfonso le physicien d’Alcala et Alfonso de Zamora, s’occupaient de l’Ancien Testament, tandis que Hernan Nunez de Guzman et Demetrius Ducas, renommés pour leur connaissance du grec, étaient chargés d’étudier la version des Septante et, avec Juan de Vergara, de s’occuper de la version latine de l’Ancien Testament. Quant à l’étude du Nouveau Testament, elle avait sans doute été confiée à Antonio de Nebrixa et à Diego Lopez Zuñiga, sous la direction de Demetrius Ducas. Ce dernier, d’origine crétoise, était le seul Grec de l’équipe. Précisons encore que le rôle de Nebrixa dans l’entreprise se révéla en définitive de peu de conséquence ; car il n’y resta impliqué que peu de temps, jusqu’en 1514 semble-il, en raison de désaccords philologiques avec ses collègues. Ximenez, du fait de cette démission, perdit ainsi un de ses plus brillants collaborateurs.
Nebrixa était en effet sans conteste le meilleur bibliste espagnol en ce début du XVIe siècle et il était reconnu comme tel par Isabelle la Catholique et par l’archevêque de Séville, Juan de Zuñiga. Après avoir composé une grammaire latine, une grammaire grecque et une grammaire hébraïque, il s’était tourné vers l’étude de la Bible. Il avait commencé par rédiger des notes critiques sur le texte et sur la traduction de la Bible. Celles-ci furent confisquées par l’inquisiteur Diego de Deza, qui désirait intimider l’humaniste et interdire toute approche philologique de la Bible : ces notes ne nous ont pas été conservées.
Lorsque Ximenez succéda à Deza comme inquisiteur général, il protégea Nebrixa à qui il portait une haute estime et qu’il embrigada dans l’entreprise de la Bible polyglotte. On raconte à propos de cette entente les anecdotes que voici : quand Nebrixa travaillait, tout près de l’officine de Brocario, Ximenez s’arrêtait régulièrement devant la maison et on voyait les deux hommes discuter, l’un dans la rue, l’autre à sa fenêtre ; le cardinal poussait même la sollicitude jusqu’à s’entendre avec l’épouse de Nebrixa, pour que celui-ci soit privé de vin durant la journée ! Quoi qu’il en soit, Nebrixa se sentit désormais en sécurité et rédigea en 1505-1506 une Apologia (publiée en 1516) pour défendre ses travaux sur la Bible et une Tertia quinquagena, à savoir une cinquantaine de notes consacrées à des problèmes textuels de l’Ecriture. Dans la préface de l’Apologia, adressée au cardinal, Nebrixa tint à faire remarquer qu’il avait été persécuté pour avoir soumis l’Ecriture à un examen attentif. Il y explicita ses règles de critique : lorsque des leçons du texte latin du nouveau Testament sont douteuses, il convient, précise-t-il, de recourir au grec ; face à des divergences entre le latin et le grec de l’Ancien Testament, il importe de recourir à l’hébreu. Quant à la Tertia Quinquagena, elle relève des erreurs de transmission du texte grec - par exemple, à propos de Lc 15 :8-10, la confusion entre drama (drame), dragma (morsure) et drachma (drachme) - et s’inscrit dans la perspective ouverte par Lorenzo Valla, dont l’œuvre était peut-être connue de Nebrixa. Signalons encore à l’actif de l’humaniste espagnol la rédaction d’un dictionnaire des noms propres de la Bible.
Les raisons qui amenèrent Nebrixa à démissionner nous sont connues, car l’humaniste s’en est expliqué dans une lettre adressée au cardinal Ximenez. L’humaniste voulait proposer une nouvelle version latine du Nouveau Testament, alors que ses collègues préféraient éditer la Vulgate. En outre, il prétendait imposer sa façon de restituer les noms propres de la Bible, tandis que les autres souhaitaient éditer les explications de Rémi d’Auxerre (IXe siècle), soutenus dans ce choix par Ximenez.
L’entreprise de la Bible polyglotte n’aboutit pas totalement et ne fut pas un succès commercial. Certes, l’impression du Nouveau Testament fut achevée en janvier 1514, mais l’ouvrage ne fut pas diffusé à cette date, faute d’autorisation. Un Vocabularium hebraicum atque chaldaicum avec une grammaire hébraïque fut terminé en mai 1515 ; quant à l’édition de l’Ancien Testament en 4 volumes et en quatre langues (hébreu, grec, latin, araméen), elle fut menée à terme le 10 juillet 1517. Mais la mort de Ximenez survenue en novembre 1517 et l’absence de privilège papal, octroyé seulement en 1520, retardèrent la mise en circulation de l’ensemble de l’ouvrage, dont 700 exemplaires seulement furent publiés, jusqu’en 1522.
Le texte sorti de cette démarche n’était pas aussi novateur qu’il promettait de l’être, car il tenait trop compte de la Vulgate et ne voulait pas s’opposer à l’enseignement traditionnel de l’Eglise en reconnaissant l’importance des textes-sources face à la version de Jérôme. Il en résulte des décisions relatives à l’établissement du texte qui sont étranges dans leur élaboration comme dans leur justification. Car il s’agissait de ne pas porter atteinte à un texte qui était censé avoir été dicté par l’Esprit Saint et de se tenir au plus près de l’orthographe et de la formulation d’origine. On peut prendre la mesure de cette littéralité à travers le choix fait par les auteurs de ne pas noter les accents dans la version grecque du Nouveau Testament, ce qui revient à évacuer le texte des manuscrits orientaux, pourvu, quant à lui, d’esprits et d’accents :
«Pour que tu ne sois pas surpris et que tu ne prennes pas pour un défaut, lecteur studieux, le fait que dans cette édition grecque du nouveau testament les lettres soient publiées nues, à la différence de l’édition de l’ancien, c’est-à-dire sans aucune indication des esprits ni des accents, il nous est paru important de t’en donner ici la raison. Voici ce qu’il en est : il est bien connu que les plus anciens Grecs écrivaient sans utiliser ces signes au-dessus des lettres – chose dont on peut démontrer la réalité par de nombreux arguments. Beaucoup d’exemples antiques prouvent cela clairement, tels les poèmes de Callimaque, non moins que les Chants sibyllins, et surtout les très anciens marbres que l’on peut voir encore aujourd’hui à Rome, dont les caractères sont gravés absolument nus. Cela montre à l’évidence que ces signes supplémentaires de virgules et d’accents n’ont pas été imaginés dans cette origine primitive de la langue grecque et qu’ils ne contribuaient en aucune façon à sa pureté. Par conséquent, étant donné qu’il est établi que le nouveau testament dans son ensemble, sauf l’Evangile de Matthieu et les épîtres aux Hébreux, a été écrit d’abord en grec tel qu’il a été dicté par le saint esprit, on a jugé bon de conserver intactes en lui cette antiquité et cette majesté de la langue, et ainsi de publier l’ouvrage lui-même débarrassé des moindres rajouts d’aucune sorte, à l’image des écrits antiques » [cité par Saladin (2000), p.168]. |
Dans l’édition de l’Ancien Testament, en revanche, le texte grec – celui de la Septante – est pourvu d’accents et d’esprits, car le problème de son caractère « primitif » ne se pose pas : il est indiscutablement postérieur à la version hébraïque et ne peut par conséquent revendiquer pour auteur l’Esprit Saint ! On pourrait dès lors s’attendre à ce que le texte hébreu soit mis à l’honneur dans la Bible d’Alcala. Or telle n’est manifestement pas l’intention des auteurs. La Vulgate de Jérôme - la plus récente - est placée au milieu du folio et se trouve encadrée d’un côté par le texte grec, accompagné d’une traduction latine interlinéaire (mot à mot), de l’autre, par le texte hébreu ; sa localisation renvoie en fait à celle du Christ crucifié entre les deux larrons et en dit long sur la préférence des érudits d’Alcala :
« Maintenant, il faut dire quelques mots sur la manière dont nous avons disposé les langues du Pentateuque dans le livre lui-même. En effet, dès qu’on ouvre le livre, on voit deux pages l’une en face de l’autre, dont chacune contient trois colonnes. La colonne située contre la marge extérieure contient la vérité hébraïque. Celle qui longe la marge intérieure est l’édition de la traduction des Septante, à laquelle on a superposé une traduction latine mot à mot interlinéaire. Au milieu entre elles, nous avons disposé la traduction latine de saint Jérôme, c’est-à-dire entre la Synagogue et l’Eglise orientale ; de la même manière que plaçant Jésus, c’est-à-dire l’Eglise romaine ou latine, au milieu entre les deux larrons de chaque côté. En effet, elle seule, édifiée sur une pierre solide (les autres ayant parfois dévié de la vraie compréhension de l’Ecriture), se maintient toujours immobile dans la vérité » [cité par Saladin (2000), p.171]. |
Si la présentation typographique pouvait suggérer à première vue que les différentes versions de la Bible bénéficient d’un traitement égal, l’analyse du contenu de l’édition et des préfaces révèle la primauté de la Vulgate, qui demeure en définitive la seule « vraie » source.
(2)5.3. Le Nouum Instrumentum et le Nouum Testamentum d’Erasme
Dès 1501, Erasme avait entrepris de rédiger un commentaire des épîtres pauliniennes : pour réaliser ce projet il s’était mis à apprendre le grec l’année précédente. Toutefois, ce fut un événement fortuit qui l’engagea plus avant dans l’étude de l’Ecriture et orienta de la sorte la suite de sa carrière. Durant l’été 1504, l’humaniste hollandais découvrit en effet dans l’abbaye de Parc (lez-Louvain) « un gibier pas du tout ordinaire », les Adnotationes Noui Testamenti de Lorenzo Valla. Enthousiasmé par sa lecture, Erasme, après quelques hésitations, se décida à faire publier l’œuvre de ce prédécesseur, dont il admirait depuis longtemps les Elegantiae. L’ouvrage sortit de presse en avril 1505 à Paris chez Josse Bade et suscita, comme prévu, beaucoup de remous dans la République des Lettres et chez les théologiens. Erasme n’y précisait-il pas qu’ « il ne faut pas attribuer nos erreurs au Saint-Esprit ; autre est le prophète, autre le traducteur », ou encore que « Valla a voulu rechercher ce qui dans l’Ecriture sainte est en désaccord ou en accord ou ce qui est fautif par rapport au texte grec. Des milliers de théologiens sont incapables aujourd’hui de le faire ».
Se situant désormais dans le sillage de Lorenzo Valla, Erasme fit copier des versions latines de certains textes de la Bible dès 1506. En 1507, il fut confronté à la nécessité d’établir un texte grec correct et invita Alde Manuce à en réaliser une édition ; ce n’est qu’en 1511-1512 qu’il entreprit lui-même d’établir une version grecque. En 1514, il écrit : « Après la collation d’anciens manuscrits grecs et autres, j’ai corrigé tout le nouveau Testament et j’ai annoté plus de mille passages, non sans profit pour les théologiens ». Une fois la nouvelle répandue, les candidats imprimeurs se bousculèrent au portillon pour éditer le travail d’Erasme. Ce fut Froben qui fut chargé de faire aboutir le projet; il le fit dans le désordre et la précipitation, Erasme complétant son travail pendant l’impression. L’ouvrage sortit de presse en mars 1516. Bien que le projet initial de l’humaniste ait été de fournir une nouvelle traduction latine plutôt qu’un texte grec correct, l’édition de 1516 présentait une version grecque, accompagnée d’une Vulgate révisée de manière à ne pas contredire le texte grec. Sous des apparences neutres, le titre de l’ouvrage constituait un véritable brûlot :
« Nouvel Instrument, entièrement revu et corrigé par Erasme de Rotterdam, non seulement d’après la vérité grecque, mais aussi d’après la foi de nombreux manuscrits dans les deux langues, ainsi que de leurs anciens correcteurs, enfin, d’après la citation, la correction et l’interprétation des auteurs les plus dignes de confiance, et particulièrement Origène, Chrysostome, Cyrille, le Bulgare (i.e. Théophylacte), Jérôme, Cyprien, Ambroise, Hilaire, Augustin, également avec des annotations dans le but de renseigner le lecteur sur la raison des modifications. Qui que tu sois donc, toi qui aimes la vraie théologie, lis, prends connaissance et ne juge qu’ensuite. Et ne t’offusque pas immédiatement - si quelque modification t’offusquait - mais pèse si la modification va dans le sens d’une amélioration » [traduction de Saladin (2000), p.161]. |
Déjà le choix d’Instrumentum « décision résultant d’un accord » à la place de Testamentum « décision orale ou écrite », bien qu’opéré par saint Jérôme et reproduit dans la Bible d’Alcala, faisait scandale. La mention d’Origène à la première place parmi les Autorités n’était pas faite pour améliorer les choses, les œuvres de ce philosophe ayant été condamnées par le pape Gélase. Quant à l’apparition dans la liste du théologien grec orthodoxe Théophylacte qui vécut à la fin du XIe siècle, elle était pure provocation, puisqu’elle conférait du crédit à un penseur schismatique alors qu’Erasme contestait par ailleurs l’autorité des docteurs de l’Eglise latine tels que Thomas d’Aquin.
Dans l’édition revue de 1519, publiée avec la même hâte que la précédente - peut-être à cause de la concurrence avec la Bible d’Alcala -, le titre reprit l’ancien nom Nouum Testamentum et une nouvelle version latine fut proposée, qui s’écartait cette fois de la version de la Vulgate. De nouvelles éditions révisées du Nouum Testamentum devaient encore sortir de presse en 1522, 1527, 1536. Comme la première, toutes ces éditions étaient commentées par des Adnotationes dans lesquelles Erasme justifiait ses choix.
L’humaniste avait en effet identifié différents problèmes posés par le texte biblique. Le premier résidait dans la corruption des textes, à laquelle il fallait remédier par la restauration de la leçon originale ; le deuxième était constitué par des passages obscurs ou ambigus, qu’il s’agissait de comprendre et d’interpréter ; le troisième était créé par les inexactitudes et les imprécisions de la Vulgate, qu’il convenait de résoudre par de nouvelles propositions ; enfin, la confrontation entre le texte latin, celui de la Septante et celui de la version hébraïque (abordée avec l’aide de Jean Œcolampade) faisait apparaître des divergences entre lesquelles il fallait trancher. Cette démarche philologique n’était pas gratuite : au contraire, elle présentait une visée pédagogique et pastorale, car Erasme pensait que la réforme de l’Eglise passait par une diffusion de l’Ecriture et que chaque chrétien devait se voir offrir la possibilité de lire celle-ci dans sa langue.
Il nous est plus facile d’apprécier le travail d’Erasme que celui de Valla, car l’humaniste de Rotterdam s’est expliqué sur sa méthode. En premier lieu, les manuscrits qu’il a utilisés ont été identifiés, ce qui ne signifie pas pour autant que ses choix ont toujours été judicieux. On portera néanmoins à son crédit le fait qu’il n’a jamais cessé de consulter et de collationner des manuscrits, y compris des manuscrits anciens de la Vulgate. De même, il s’est appuyé sur les commentaires des pères de l’Eglise, voire ceux de théologiens scolastiques, pour choisir ses leçons et élaborer sa traduction. En deuxième lieu, Erasme s’est livré à une véritable critique des sources, dans la même perspective que Valla, dont il a du reste repris les conclusions. C’est dans l’établissement de la version grecque de la Bible qu’Erasme s’est montré particulièrement novateur : il a admis la possibilité que le texte sacré soit corrompu et a pris soin de distinguer le Christ infaillible de ses apôtres. Par exemple, il note à propos de Mt 2 :6 qui cite inexactement le prophète Michée : « il ne s’ensuit pas que l’autorité de l’Ecriture sainte en son entier vacille si les Evangélistes sont en désaccord soit pour les mots soit pour la pensée, pourvu qu’ils s’accordent sur l’essentiel de ce qu’ils disent, dont dépend notre salut ». Il a même osé faire des conjectures sans support écrit et contester l’authenticité de certains textes. En troisième lieu, sa traduction latine s’efforce de serrer le grec au plus près, quitte à modifier des expressions traditionnelles : Erasme va jusqu’à remplacer Aue gratia plena par Ave gratiosa ! Les qualités de celle-ci, qui la plaçaient bien au-dessus de celles de ses contemporains, s’imposa comme texte courant pendant plusieurs siècles.
On comprend dès lors pourquoi cette édition du Nouveau Testament et sa traduction latine furent saluées avec enthousiasme par les amis des Bonnes Lettres et par le pape Léon X, leur protecteur. Comme l’observe judicieusement Jean-Christophe Saladin, « c’est à partir de cette publication que la renommée d’Erasme atteignit sa dimension internationale. Auparavant, il était certes déjà un maître reconnu, mais son nom ne circulait encore que dans des cercles érudits assez restreints. Maintenant le ‘grand public’ était convié à entrer de plain-pied dans le débat « [Saladin (2000), pp.163-164].
(2)6.
Conclusion
Bien que l’ensemble des éditions du texte de l’Ecriture et que le problème des traductions vernaculaires de celle-ci n’aient pas été abordés dans ce chapitre, il est néanmoins possible de dégager deux constats.
Située dans la perspective de l’évolution des Eglises, les avatars des éditions et des traductions de la Bible révèlent des sensibilités différentes entre catholiques et protestants, même s’il ne faut pas durcir l’opposition entre les deux. Ainsi, le protestant, en particulier le réformé (ou calviniste), put acquérir une grande familiarité avec le texte sacré, tandis que le catholique n’y était guère encouragé ; mais l’interprétation de la Bible fut sérieusement contrôlée par les pasteurs. De même, l’attitude catholique fut loin d’être monolithique et varia selon les régions. A Rome, après un long conflit entre la Congrégation de l’Index, chargée de rédiger un Index librorum prohibitorum destiné à toute l’Eglise, et le Saint-Office, le point de vue de ce dernier finit par triompher : le contrôle des livres relevait désormais du pouvoir pontifical au détriment du pouvoir épiscopal. En vertu de ce contrôle, les publications de la Bible dans les langues vernaculaires furent interdites. La décision de Rome fut appliquée en Italie et en Espagne. En revanche, dans une France forte de son pouvoir régalien, le roi et les évêques freinèrent l’application du concile de Trente et d’autres décisions romaines : c’est pourquoi des Bibles françaises furent diffusées tout au long du XVIIe siècle. Les Pays-Bas méridionaux purent eux aussi, dans une certaine mesure, fronder l’autorité de Rome.
Dans le contexte de l’humanisme, l’histoire des éditions de la Bible révèle que c’est dans ce domaine qu’ont eu lieu les débuts de la critique textuelle en Occident. Face au texte sacré, les humanistes réagirent en effet autrement que devant les textes profanes, car ils percevaient la différence des enjeux : tandis qu’une phrase de Virgile pouvait sans inconvénient être corrigée par une simple conjecture, une modification du texte sacré pouvait conduire son auteur devant un tribunal ecclésiastique. C’est pourquoi les humanistes travaillèrent avec un mélange d’audace et de prudence et affinèrent progressivement leurs arguments. Ils menèrent des enquêtes de plus en plus approfondies sur les manuscrits, comparèrent méticuleusement les différentes versions et utilisèrent les anciens commentaires. C’est à l’étude du texte de la Bible que l’on doit en définitive l’émergence d’une science philologique, dont les méthodes allaient par la suite être appliquées également dans l’établissement et l’interprétation des textes profanes. En même temps, ce souci d’objectivité permit à la controverse religieuse d’évoluer. Alors qu’elle était partisane et passionnée au XVIe siècle, l’étude de la Bible parvint au siècle suivant à créer entre les partis les conditions d’un réel dialogue, parce que celui-ci s’ancrait désormais sur des constats vérifiés et argumentés rationnellement.
(2)7.
Bibliographie
Ce chapitre se fonde essentiellement sur les notes de cours transmises gracieusement par Jean-François Gilmont et sur l’ouvrage de Jean-Christophe Saladin, déjà mentionné dans le premier chapitre.