COMMENTAIRE DE L'HISTOIRE VERITABLE, §5-9

 

 

 

1. Le fond.

           

    (1)1. Les préparatifs du voyage constituent un premier topos bien connu des récits d'aventures. Ici l'expédition se veut scientifique et suppose des préparatifs sérieux, faits à l'avance. Telle fut sans doute l'expédition de Pythéas de Marseille.

Telles furent également celles d'Hannon et de Iamboulos:

 

Cf. Le périple d'Hannon, §1:

     « Il fut décidé par les Carthaginois qu'Hannon naviguerait au-delà des colonnes d'Hercule et y installerait des colonies de Lybophéniciens. Il appareilla donc avec 60 navires à 50 rames, emmenant environ 30.000 hommes et femmes, des vivres et d'autres choses utiles ».

          

 

Cf. Iamboulos ap. Diod. Sic. II, 55, 3:

     « Ils disposaient d'un petit bateau spécialement construit aux dimensions appropriées, assez solide pour affronter les bourrasques en mer et capable d'être manoeuvré par deux hommes; ils y entassaient assez de nourriture pour deux hommes pendant 6 mois... ».

 

Telles furent enfin des expéditions décrites par des auteurs français des XVIIIe et XIXe siècles:

 

 

Cf. Charles-François Tiphaigne de la Roche, Giphantie (1760):

     « J'étais sur les frontières de la Guinée, du côté des déserts qui la terminent vers le nord; [...]. Tout à coup, il me prit le désir le plus ardent de pénétrer dans ces déserts et de voir jusqu'où la nature se refusait aux hommes. Peut-être, disais-je, y-a-t-il au milieu de ces plaines brûlantes quelque canton fertile ignoré du reste de la terre; peut-être y trouverai-je des hommes que le commerce des autres n'a ni polis ni corrompus ».

 

Cf. Jules Verne, Le tour du monde en 80 jours (1873):

    « Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le Bradshaw's continental railway steam transit and general guide, qui devait lui fournir toutes les indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac des mains de Passepartout, l'ouvrit et y glissa un forte liasse de ces belles bank-notes qui ont cours dans tous les pays.

- Vous n'avez rien oublié? demanda-t-il.

- Rien, monsieur.

- Mon mackintosh et ma couverture?

- Les voici.

- Bien, prenez ce sac ».

 

 

    (1)2.  La tempête qui déroute constitue un second topos du récit d'aventures. Il faut que le voyageur perde ses repères normaux pour que l'aventure et surtout le danger surgissent.

 

Cf. Odyssée, IX, 67-74: entre le séjour chez les Kikones, monde de la réalité, et l'escale chez les Lotophages, 1ère étape d'un voyage dans l'imaginaire:

    « Mais, nos vaisseaux en mer, Zeus, l'assembleur des nues, nous déchaîne un Borée aux hurlements d'enfer: il noie sous les nuées le rivage et les flots; la nuit tombe du ciel, et notre flotte fuit, en donnant à la bande, et la rage du vent nous fend en trois ou quatre pièces nos voilures... Il fallut amener, - on risquait de se perdre, - et pousser vers la terre à grands efforts de rames. Là, deux jours et deux nuits, nous restons étendus, accablés de fatigue et rongés de chagrin ».

 

Cf. Jonathan Swift, Voyages de Gulliver (1727):

    « Dans notre passage aux Indes orientales, nous essuyâmes une violente tempête qui nous poussa vers le nord-ouest de la terre de Van-Diemen [...]. Le 5 novembre, commencement de l'été dans ces pays-là, le ciel était très sombre, les matelots aperçurent un rocher qui n'était éloigné du vaisseau que de la longueur d'un demi-câble; mais le vent était si fort que nous fûmes poussés directement contre l'écueil, et brisés aussitôt. [...]. Je ne sais quel fut le sort de mes camarades [...]; pour moi, je nageai à l'aventure, et fus poussé vers la terre par le vent et la marée. Je laissai tomber mes jambes, mais sans toucher le fond. Enfin, étant près de m'abandonner, je trouvai pied dans l'eau; et alors la tempête était bien diminuée. Comme la pente était presque insensible, je marchai une demi-lieue dans la mer avant de prendre terre; dans ce moment-là je supposai qu'il pouvait être environ huit heures et demie du soir. Je fis près d'un quart de lieue sans découvrir aucune maison, ni aucun vestige d'habitants; ou du moins j'étais trop exténué pour les apercevoir. La fatigue, la chaleur et une demi-pinte d'eau-de-vie qu j'avais bue en abandon­nant le vaisseau, tout cela m'excita à dormir ».

 

 

Cf. Jules Verne, L'île mystérieuse (1874):

    « Puis il largua le double du câble, et le ballon, partant par une direction oblique, disparut, après avoir heurté sa nacelle contre deux cheminées qu'il abattit dans la furie de son départ.

            L'ouragan se déchaînait alors avec une épouvantable violence. L'ingénieur, pendant la nuit, ne put songer à descendre, et quand le jour vint, toute vue de la terre lui était interceptée par les brumes. Ce fut cinq jours après seulement, qu'une éclaircie laissa voir l'immense mer au-dessous de cet aérostat, que le vent entraînait avec une vitesse effroyable!

            On sait comment, de ces cinq hommes, partis le 20 mars, quatre étaient jetés le 24 mars, sur une côte déserte, à plus de six mille de leur pays ».

 

 

    (1)3. Arrivée sur une île, de prime abord déserte et boisée; exploration du bois, dans lequel peuvent se dissimuler beaucoup de choses, bénéfiques ou funestes. L'île soi-disant déserte et la forêt sont des lieux privilégiés de l'aventure.

 

Cf. Odyssée, IX, 87-90: halte chez les Lotophages:

    « Quand on a satisfait la soif et l'appétit, j'envoie 3 de mes gens reconnaître les lieux ».

Cf. Odyssée, IX, 116-120: arrivée dans l'île qui fait face à la Cyclopie:

    « C'est une île en forêt où les chèvres sauvages se multiplient sans fin. Jamais un pas humain ne va les y trouver ».

           

Cf. Tommaso Campanella, La cité du soleil (vers 1613):

    « Tu sais déjà comment j'ai fait le tour du monde, et comment, étant parvenu à Taprobane, je fus contraint de descendre à terre, où, par crainte des habitants, je me cachai dans une forêt; après l'avoir traversée je me trouvai dans une grande plaine, sous l'Equateur [...]. Je me vis tout à coup au milieu d'une troupe nombreuse d'hommes et de femmes armés. La plupart d'entre eux parlaient notre langue. Ils me conduisirent aussitôt à la cité du Soleil ».

 

Cf. Jules Verne, L'île mystérieuse (1874):

    « Devant l'îlot, le littoral se composait, en premier plan, d'une grève de sable, semée de roches noirâtres [...]. Au deuxième plan, se détachait une sorte de courtine granitique, taillée à pic [...]. Sur le plateau supérieur de la côte, aucun arbre [...]. Toutefois, la verdure ne manquait pas à droite, en arrière du plan coupé. On distinguait facilement la masse confuse de grands arbres, dont l'agglomération se prolongeait au-delà des limites du regard. Cette verdure réjouissait l'oeil, vivement attristé par les âpres lignes du parement de granit ».

 

         

    (1)4. Les empreintes de pas et autres traces du passage de Dionysos et d'Héraclès. Cette fois-ci, nous avons affaire à une notion purement antique.

 

    - Il y a d'abord l'empreinte de pas. Celle-ci se retrouve ailleurs, mais avec des dimensions plausibles, que caricature joyeusement Lucien, grâce au procédé de l'amplification.

 

Cf. Hdt., IV, 82: en Scythie:

    « Voici la seule curiosité qui s'y trouve, en dehors de ses fleuves et de ses plaines infinies: on montre sur un rocher l'empreinte du pied d'Héraclès, une empreinte semblable à celle que laisse le pied d'un homme, mais longue de 2 coudées (90 cm); elle se trouve près du fleuve Tyras ».

 

    - Il y a ensuite la mention du passage d'Héraclès dans cette île située au-delà de Gibraltar. Cette mention est tout à fait conforme aux données de la geste d'Héraclès. Très tôt, celui-ci réalise deux de ses exploits en Extrême-Occident: la cueillette des pommes des Hespérides, qu'Hésiode déjà (Th., 215, 273-275, 517-519) situe au-delà d'Océan, et la capture des boeufs de Géryon, localisés dans le même environnement (cf. Hésiode, Th., 287-294).

    Ces exploits sont ceux d'un héros civilisateur, lequel combat la sauvagerie et apporte la culture et la domestication des animaux. Cette image du héros, luttant contre la sauvagerie, permettra au symbole de servir dans l'entreprise de colonisation de l'Extrême-Occident, la civilisation étant incarnée par la Grèce et la sauvagerie, par les barbares. Par ailleurs, le point d'ancrage en Occident sera renforcé par le syncrétisme opéré entre Héraclès, héros civilisateur de la Grèce, et Melqart, héros civilisateur des Phéniciens, lesquels occupent les environs de Gibraltar bien avant l'arrivée des Grecs.

    De l'Extrême-Occident, Héraclès passera en Inde, ce qui est logique dans la mesure où les Grecs conçoivent un axe horizontal Gibraltar-Inde, mais ce qui est entraîné aussi par la propagande d'Alexandre le Grand. Celui-ci ne cesse de s'identifier à Héraclès, dont il renouvelle l'exploit en ouvrant l'Inde à la civilisation grecque. D'autre part, un syncrétisme est opéré entre la mythologie grecque et la mythologie indienne, entre Héraclès et Indra.

 

    - Il y a enfin le passage de Dionysos. Celui-ci, vu ses origines asiatiques, est considéré comme un dieu civilisateur de l'Orient. Ce rôle civilisateur est associé aux agapes bacchiques du culte de Dionysos, le vin étant aux yeux des Grecs une boisson de gens civilisés.

 

Cf. Euripide, Bacchantes, 13-19:

    « J'ai quitté la Lydie aux champs féconds en or, la plaine de Phrygie pour les plateaux de Perse, tout brûlés de soleil, les villes emmurées de Bactriane, ainsi que le pays des Mèdes, glacé par les hivers - et l'Arabie heureuse, toute l'Asie, enfin, gisant au long des flots salés, et ses cités aux beaux remparts, pleines de Grecs mêlés à des races barbares ».

 

    Quand Alexandre se rend en Inde, il souligne sa parenté avec un de ses dieux favoris et raconte qu'il ne fait que suivre ses traces dans son voyage civilisateur en Asie. Il allègue par exemple la présence d'un mont Méru, évoquant la naissance de Dionysos, et la ressemblance du dieu grec avec le dieu indien Shiva.

 

    Héraclès et Dionysos se trouvent ainsi associés aux limites de l'Extrême-Orient, où l'on trouve d'ailleurs des monuments en leur honneur.

 

Cf. Pline, H.N., VI, xvi, 49:

    « Au-delà sont les Sogdiens, la ville de Pandra et à l'extrémité de leur territoire, celle d'Alexandrie, fondée par Alexandre le Grand. Des autels y furent dressés par Hercule et Liber Pater et aussi par Cyrus, Sémiramis et Alexandre, limite marquée par tous ces personnages en cette région du monde bornée par le fleuve Iaxarte ».

 

    Lucien semble être le premier à situer Dionysos en Extrême-Occident.

 

     (1)5. Le fleuve de vin renvoie aux fleuves alimentaires, que Ctésias et d'autres « voyageurs » en Inde ont situés dans ce pays du bout du monde. C'est le fleuve de miel de Ctésias, (ap. Photius, Bibl. 46b). Ce sont les exagérations de Dion Chrysostome:

 

Cf. Discours XXXV, 18 de Dion:

    « Je n'ai jamais vu un Etat plus heureux, ni des hommes vivant mieux que les Indiens. Chez eux coulent des fleuves, qui ne sont pas d'eau comme chez nous, mais de lait, de vin brillant (διαυγοῦς) et d'huile. Ils coulent des collines comme des mamelles de la terre ».

 

    Par ailleurs, le thème de la nourriture est fréquent dans les récits d'aventures, car ceux-ci sont le reflet du regard de l'enfant. C'est pourquoi on peut s'y empiffrer sans craindre l'indigestion ou la crise de foie.

 

    Ce rêve de plaisir alimentaire est exprimé au XVIIe siècle dans deux opuscules de Fénelon, Voyage de l'île inconnue et Voyage dans l'île des plaisirs. On y retrouve d'ailleurs, - et c'est intentionnel, l'imitation est indéniable -  le schéma lucianesque. L'île est agréable, mais ses habitants constituent le revers de la médaille. Soit ils sont sales et sombres de caractère, soit ce sont les femmes qui commandent, car les hommes sont dégénérés.

 

 

    (1)6. Les femmes-vignes, séduisantes mais dangereuses. Nous nous trouvons ici devant un schéma de l'imaginaire: la fascination du monstre, comme les Sirènes et la Gorgone Méduse. En plus, il y a le problème de la métamorphose. Le mythe antique connaît beaucoup de métamorphoses, les unes étant des récompenses, d'autres, des châtiments, d'autre encore poursuivant un but spécifique (p. ex. Daphné cherchant à échapper à Apollon). Elles témoignent d'un sentiment de l'unité profonde de la nature. Le mythe du beau monstre, femme sensuelle et séductrice occupera une grande place dans l'imaginaire occidental et il est lié à la peur de la femme.

 

Cf. la rencontre d'Alexandre avec les filles-fleurs de la forêt et avec les femmes aquatiques dans le Roman d'Alexandre.  Les filles-fleurs vivent dans une forêt présentée comme un espace de vie généreuse et luxuriante. Elles sont rattachées à un arbre et vivent avec lui. Elles ne peuvent le quitter et pendant l'hiver, elles s'enfouissent sous la terre. Elles aiment l'amour des hommes, mais elles ne sont pas dangereuses.  Quant aux filles aquatiques, elles séjournent sur le rivage et attirent les hommes par leur beauté. Mais une fois que ceux-ci sont épuisés, elles les tuent en les entraînant au fond de la mer. Il n'y a qu'ébauche de métamorphose, le Moyen Age se gardant bien de prôner l'unité de la nature.

 

 

     CONCLUSION. On peut affirmer le caractère composite du récit.

- Il y a bien sûr les allusions littéraires, que nous ne percevons certainement pas toutes.

 

- Il y a imitation de structures universelles de récits d'aventures:

          * Imagination s'attachant à un mode de vie hors norme, qui est exalté.

          * Imagination fonctionnant comme celle de l'enfant, qui mêle constamment rêve et réalité. « L'enfance, âge d'or de l'imaginaire et de la lecture, pour lequel le rêve et la vie ne sont pas encore séparés, où l'on est à la fois dans son lit et au coeur de la forêt amazonienne, où les histoires vraies sont les histoires inventées » (A. Denis, E.U.).

          * Recours aux lieux privilégiés de l'aventure:

    1. La mer, « la vraie reine du roman d'aventures, lieu absolu de tous les possibles avec ses tempêtes, ses abîmes, ses îles désertes, ses monstres, ses récits, ses ports aux cabarets douteux » (A. Denis).

    2. La forêt, « image terrestre de la mer - souvenir de l'immense forêt primitive des origines -, lieu de l'embuscade (se méfier des clairières) » (A. Denis).

         * Importance de la nourriture, qui n'est pas conçue comme un reconstituant après l'effort, mais comme un pur plaisir.

 

- Il y a recours à la topique grecque: voyages d'Héraclès et de Dionysos, rencontre des êtres ambigus des pays du bout du monde.

 

- Il y a l'élément comique, comique des situations (l'union des hommes et des vignes), comique des mots (ἀμπελομιξία), exagération (taille des empreintes).

 

2. La forme.

 

    Le style a changé par rapport à celui de l'introduction. Nous avons affaire à des phrases courtes et non plus à des périodes; le récit est truffé d'indications techniques (mention des jours et des nuits, calcul des distances, énumération des préparatifs).

 

     Nous trouvons aussi l'expression d'une démarche typique des ethnologues grecs, qui jugent constamment l'AUTRE à l'aune de la civilisation grecque: le vin est comme celui de Chios, les femmes-vignes ressemblent à Daphné. Ce procédé de réduction de l'inconnu au connu fut régulièrement utilisé par les ethnologues occidentaux, après les Grecs. Nous n'en voulons pour preuve que ces quelque extraits des récits de Christophe Colomb (Christophe Colomb. Journal de bord, dans La découverte de l'Amérique, trad. de S. ESTORACH & M. LEQUENNE, Paris, Maspero, 1979, pp.72,85,155,206):

 

Cf. la description de l'île Isabelle, explorée le dimanche 21 octobre 1492: « Ici, comme partout dans l'île, tout est vert et l'herbe est comme au mois d'Avril en Andalousie. Les chants des oiseaux sont tels qu'on voudrait ne jamais abandonner cet endroit; et il y a tant de perroquets que leurs vols obscurcissent le soleil. Il y a une telle multitude d'oiseaux, grands et petits, et si différents des nôtres que c'est merveille. On trouve aussi des arbres de mille espèces différentes, tous avec des fruits, chacun à sa manière; et ils embaument tous tellement que c'est un véritable plaisir ».

Cf. le journal de bord: « Je regardais la verdure aussi abondante et fraîche qu'au mois de mai en Andalousie. [...] L'herbe était aussi haute qu'en Andalousie aux mois d'avril et de mai. [...] L'air est très suave et doux comme aux mois d'avril ou mai à Séville ».