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§5 L'arrivée à l'île des Bienheureux

τῆς εὐδαίμονος Ἀραβίας:  l'Arabie heureuse, par opposition à l'Arabie pétrée, est, comme son nom l'indique, une région fertile. En effet, la péninsule arabique connaît deux types de climat, en raison de sa morphologie. Le nord-est (l'Arabie pétrée) constitue un immense désert dans lequel des nomades vivaient essentiellement d'élevages et, en cas de disette ou en complément de subsistance, de brigandage (les fameuses "razzias"). En revanche, le sud-ouest comporte un massif montagneux, qui culmine à plus de 3000m et est de ce fait assez arrosé pour permettre une agriculture fondée sur un système de terrasses. Il put dès lors être consacré à la culture de plantes aromatiques très demandées par le monde méditerranéen antique. Au commerce des aromates vint s'ajouter le transit des produits précieux de l'Inde et de l'Afrique orientale vendus dans la zone méditerranéenne. Les Arabes du sud tiraient de grands profits de tout ce trafic, surtout quand ils le pratiquaient eux-mêmes. C'est pourquoi ils étaient qualifiés d'"heureux".

εὐώδης: le parfum a une forte charge symbolique chez les Anciens. Il est d'abord associé à divers pays mythiques, qu'il désigne comme des pays merveilleux.

Cf. L'île des Bienheureux de Pindare (fr. 29): "L'arbre à encens l'ombrage... Dans ce lieu aimable se répand sans cesse l'odeur des parfums de toute espèce, qu'ils mêlent sur les autels des dieux et que la flamme, visible de loin, consume".

Cf. L'archipel d'Ogygie de Plutarque (Moralia, 941): "L'île entière est parfumée d'une odeur délicieuse, qui s'exhale de ce rocher comme d'une source".

Si le parfum provient également de pays réels, comme l'Arabie heureuse et l'Inde, il est aussi attribué erronément par les Anciens à des pays de transit, comme la Mésopotamie (Elien, Sur les animaux, XII, 30): "Entre l'Euphrate et le Tigre se trouve une fontaine transparente et jusqu'à ce jour l'endroit exhale une bonne odeur et tout l'air en est imprégné. Après son mariage avec Zeus, Héra se baignait là, disent les Syriens". Il en va de même pour l'empire carthaginois (Aristote, Des merveilles, 113): "Dans l'empire des Carthaginois, on dit qu'il y a une montagne appelée Ouranion, remplie de toutes sortes d'arbres et rendue magnifique par des fleurs de toutes les couleurs au point qu'une succession d'endroits répandant une odeur agréable sur une large étendue donne l'air le plus agréable aux voyageurs. A cet endroit on dit qu'il y a une source d'huile et qu'elle a une odeur semblable à celle des copeaux de cèdre".

Dès lors se pose la question: pourquoi cette importance du parfum dans des pays réels et dans les pays "mythifiés"? La réponse fait appel à la psychologie, à un archétype et à un mythe.

Du point de vue psychologique, l'odorat est un sens disqualifié par les philosophes au profit de la vue, parce que considéré comme primitif et irrationnel, il ébranle le psychisme le plus profondément. c'est le sens privilégié de l'imagination et du désir; comme le dit Rousseau dans l'Emile, " Les odeurs n'affectent pas tant par ce qu'elles donnent que par ce qu'elles font attendre".

Du point de vue archétypal, le parfum représente la sublimation de la matière: il est présence concrète de l'invisible, de l'insaisissable. C'est pourquoi les odeurs suaves font pressentir une terre idéale (inversement, des pays mythique sans odeur agréable sont des terres d'angoisse). Ainsi s'explique que le Paradis terrestre de la Bible ait été conçu comme un jardin planté d'arbres à aromates, et que le Phénix se nourrisse d'aromates et se fasse un bûcher d'aromates. 

Dans le mythe grec, le parfum est associé à l'ambroisie, la nourriture des dieux. Une nourriture de parfums caractérise les êtres préservés de la condition mortelle. C'est pourquoi les Pythagoriciens et les Stoïciens imaginaient que les âmes étaient nourries comme les étoiles par la vapeur qui s'élève de la terre.

εὔπνους: l'air tempéré grâce à des brises rafraîchissantes est associé d'office aux pays heureux:  pays mythiques comme les Champs Elysées, pays utopiques comme les îles du Soleil d'Iamboulos (Diodore, II, 56, 7): " Le climat y est très tempéré... Les habitants n'y souffrent ni de trop de chaleur ni de trop de froid". Il est mentionné également à propos de pays bien réels, qui font cependant rêver, comme l'Inde et l'Ibérie du sud (l'actuelle Andalousie). Il correspond en fait au désir profond du paysan grec, les climats extrêmes étant peu propices à l'agriculture. Les Grecs croyaient, par exemple, qu'à l'équateur se trouvait une zone torride, par conséquent inhabitable.

μουσικά: dans des pays odoriférants, à l'air tempéré s'associent très normalement des oiseaux, eux aussi aériens. On les retrouve ainsi dans l'Ogygie de Plutarque, en compagnie de Cronos (Moralia, 941): "Des oiseaux qui ont établi leur demeure sur le haut de ce rocher viennent en voltigeant apporter au dieu l'ambroisie". La présence d'oiseaux dans des paradis est du reste attestée dans d'autres cultures, ainsi dans l'Autre-Monde des Celtes, le Sid: "Ils quittèrent cet endroit et trouvèrent un joli bois qui avait une grande excellence de parfum et d'odeur et où il y avait de grandes baies pourpres. Chacune d'elles était aussi grande que la tête d'un homme. De beaux oiseaux brillants se nourrissaient de ces baies. La troupe d'oiseaux était d'une nature étrange. C'étaient des oiseaux blancs avec des têtes pourpres et des becs dorés. Ils chantaient une musique harmonieuse tout en consommant des baies. Et cette musique était mélodieuse et splendide. Ils auraient endormi des gens malades ou grièvement blessés" (cf. F. Le Roux et Ch. Guyonvarc'h, Les Druides, 3e éd., Paris, 1982). 

 

§6 Le tribunal de Rhadamanthe

Σκίνθαρον: vieillard rencontré par Lucien et ses compagnons dans le ventre de la baleine et qui, avec son fils Cinyras, a lié son sort à celui des explorateurs grecs.

Ῥαδάμανθυς: Rhadamanthe, fils de Zeus et d'Europe, frère de Minos, est juge des Enfers et est régulièrement associé aux paradis que constituent les Champs Elysées/île(s) des Bienheureux: cf. Od. IV, 561-569: "Les dieux t'amèneront chez le blond Rhadamanthe" et Pindare, Ol. II, 103-144: "... sous l'équitable surveillance de Rhadamanthe, l'assesseur".             

 

§7

Αἴαντος: Ajax, fils de Télamon, est le premier des héros achéens après Achille, comme le montre l'Iliade. En revanche, dans l'Odyssée (XI, 543-547), Ajax est amer parce qu'on lui a préféré Ulysse pour l'octroi des armes d'Achille. Des oeuvres qui comblent l'intervalle de temps qui sépare l'Iliade de l'Odyssée, telles l'Ethiopide et le petite Iliade, nous apprennent qu'Ajax s'est suicidé dans la solitude par dépit, après avoir tué dans un accès de frénésie les troupeaux des Grecs. Le sujet a été par la suite traité par Eschyle, mais c'est Sophocle qui l'a immortalisé en montrant: 1. le héros rendu fou par Athéna, qui dévie sur les troupeaux des Grecs la fureur meurtrière d'Ajax à l'encontre des Atrides et d'Ulysse; 2. Ajax, une fois sa lucidité retrouvée, à la recherche d'une solution à son déshonneur, en l'occurrence le suicide; 3. les délibérations des Grecs à propos des funérailles d'Ajax, qu'ils se décident à lui accorder, reconnaissant ainsi sa qualité de héros. Face à la version héroïque, Lucien utilise la dérision en envisageant le problème par le petit bout de la lorgnette. 

ἑλλεβόρου: l'hellébore, de la famille des renoncules, qui fleurit en hiver, est une plante utilisée pour calmer la folie. Cf. la fable "La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf" (J. de la Fontaine): " Il faudra vous purger avec cinq graines d'ellébore".

Ἱπποκράτει: les témoignages les plus anciens relatifs à la personne d'Hippocrate de Cos remontent à Platon (dans le Protagoras et dans le Phèdre). De ces textes et d'autres, il ressort que Hippocrate, originaire de Cos et issu de la famille des Asclépiades, était un médecin contemporain de Socrate et des sophistes, qui enseignait la médecin moyennant salaire. A la fin du Ve siècle, il était aussi célèbre comme médecin que Polyclète d'Argos et Phidias d'Athènes, comme sculpteurs. Hippocrate voyagea en Thessalie et fit des observations sur des "pestilences". On lui attribue une soixantaine de traités médicaux, regroupé dans un "corpus hippocratique". Toutefois, ce dernier n'est pas l'oeuvre d'un seul homme, bien qu'il utilise la même langue (l'ionien) et qu'il ait été rédigé sur une période assez courte (fin du Ve - début du IVe s.). Par ailleurs, il atteste une inspiration commune, à savoir une médecine rationnelle, qui: 1. se sert de l'observation pour le pronostic et le diagnostic (auscultation mais pas de dissection, ce qui limite les possibilités); 2. refuse l'intervention de la divinité dans les maladies, mais reconnaît l'existence de lois proprement humaines (loi du plus fort); 3. réfléchit sur sa propre pratique.

 

§8

 Μενελάῳ: époux d'Hélène, roi de Sparte, chef de l'expédition de Troie, avec son frère Agamemnon; il est le cocu le plus célèbre de toutes les légendes.

Θησεῖ: Thésée est le héros de l'Attique et le rival par excellence d'Héraclès. Son père est Egée [ou Poseidon], sa mère, Aethra, est une fille de Pélops. Il passe son enfance à la campagne (à Trézène). Il passe l'épreuve du héros en tuant monstres et brigands sur la route qui le mène de Trézène à Athènes. Reconnu par son père, il se porte volontaire pour libérer Athènes de l'obligation de verser le tribut humain exigé par Minos. Grâce à Ariane, le fille de Minos et de Pasiphaé, il triomphe du Minotaure. Lors du retour, dans son chagrin d'avoir abandonné Ariane à Naxos, il oublie d'annoncer à Egée sa victoire en hissant une voile blanche et provoque ainsi son suicide. Thésée succède à Egée comme roi d'Athènes, à qui il assure unité et prospérité. Durant son règne, il est mené à combattre les Amazones pour défendre Athènes. Par la suite, il se lie d'amitié avec le Lapithe Pirithoos et participe avec lui au célèbre festin. Il finira par s'exiler sur l'île de Scyros, où il sera traitreusement assassiné par son parent, le roi Lycomède. Le mythe lui attribue de nombreuses amours: (1) Ariane; (2) l'Amazone Antiopè, dont il a un fils, Hippolyte; (3) Phèdre, soeur d'Ariane, qui est son épouse légitime; (4) Hélène, qu'il enlève avec Pirithoos et qui est délivrée par Castor et Pollux.

 

§9

Ἀλεξάνδρῳ... Ἀννίβᾳ: on comprend très bien pourquoi les deux conquérants sont antithétiques: le Macédonien (assimilé ici à un Grec) Alexandre s'oppose au Carthaginois (Phénicien) Hannibal; l'un s'est taillé un empire en Occident, l'autre, en Orient. Tous deux connaissent une mort tragique, qui met fin à un grand rêve.

Kῦρον: il s'agit de Cyrus Ier, l'empereur perse qui conquit la Médie et la Lydie et qui avait la réputation d'être sage et modéré.

 

§10

Ἀριστείδης: Aristide, dit le Juste, a vécu durant la première moitié du Ve siècle. On ignore quasiment tout de ses origines, sinon qu'il était apparenté au riche Callias. En 490, il est stratège à Marathon et approuve la tactique de Miltiade. En 489, il est élu archonte. En 482, devenu adversaire de Thémistocle, il est ostracisé, mais en 480, il est amnistié, en raison de la menace perse. En 479, il remporte la victoire de Platées; réélu stratège l'année suivante, il est à la tête de l'expédition athénienne en Asie. En 477, il organise la ligue de Délos et fixe les montants des premiers tributs. On a fait d'Aristide le modèle de l'homme politique, qui mourut pauvre, dont l'abnégation s'opposait à l'ambition effrénée de Thémistocle. Sa modestie est ainsi devenue un topos littéraire.

 

§11 Description des lieux et des habitants

χρυσῆ: les métaux précieux dont sont fait les bâtiments renvoient à la représentation du palais d'Alkinoos, roi des Phéaciens: murailles de bronze, portes d'or aux montants d'argent et aux ornements d'or, cf. Od., VII, 84-93.

ἑπτά: le chiffre rituel de sept renvoie sans doute en même temps aux sept portes de Thèbes, célèbres à cause du siège qui opposa entre eux les deux fils d'Oedipe, Eteocle et Polynice, sujet traité dans les tragédies (deux pièces conservées sur le sujet: Les Sept contre Thèbes d'Eschyle et Les Phéniciennes d'Euripide).

πήχεων βασιλικῶν: la coudée royale de 27 dactyles est plus longue que la coudée ordinaire, qui n'en a que 24. Une coudée "normale" équivalant à 0,444m, le fleuve de l'île des Bienheureux a une largeur de plus de 44,4 m (0,444m x100) et une profondeur de plus de 2,22m (0,444m x5). Lucien fait ici allusion aux dimensions extraordinaires des fleuves sont régulièrement attribués aux pays des confins, qui ont en la matière encore mieux que le Nil. Ainsi, parmi les fleuves de l'Inde, l'Indus se voit doter d'une largeur variant entre 18 et 36 km; le Gange se voit doter, quant à lui de 36 m de profondeur à la source et de 108 m de profondeur plus loin en aval. Cf. M. MUND-DOPCHIE, Les survivants de l'âge d'or. Les pays des confins dans l'imaginaire grec;  avec un aperçu de leur survie dans la culture occidentale, Louvain-la-Neuve, DUC, 2001, p.52

 

§12

σώματα: traditionnellement, comme en témoigne déjà la Nekyia homérique (Od., XI) l'Au-delà commun des Anciens est le royaume des ombres, qui vivent une vie diminuée par rapport à la vie d'ici-bas. On connaît la réplique d'Achille, qui, une fois mort, ne se préoccupe plus de sa gloire, dont il a perçu la vanité: "Oh! ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse!... J'aimerais mieux, valet de boeufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n'aurait pas grand'chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint!" (Od., XI, 487-491).Homère témoigne également de l'inconsistance des ombres en nous montrant Ulysse incapable de serrer sa mère dans ses bras et tenant d'elle l'explication du phénomène: "Mais, pour tous, quand la mort nous prend, voici la loi: les nerfs ne tiennent plus ni la chair ni les os; tout cède à l'énergie de la brûlante flamme; dès que l'âme a quitté les ossements blanchis, l'ombre prend sa volée et s'enfuit comme un songe" (Od., XI, 218-222).

γηράσκει: on se rappelle qu'au temps de "l'âge d'or", les humains ne connaissaient ni la peine ni la vieillesse: "D'or fut la première race d'hommes périssables que créèrent les Immortels, habitants de l'Olympe. C'était aux temps de Cronos, quand il régnait encore au ciel. Ils vivaient comme des dieux, le coeur libre de soucis, à l'écart et à l'abri des peines et des misères: la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas; mais, bras et jarret toujours jeunes, ils s'égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourant, ils semblaient succomber au sommeil. Tous les biens étaient à eux: le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu de biens sans nombre" (Hésiode, Op., 109-119). Il n'est dès lors pas étonnant que dans les confins du monde, où selon une représentation largement répandue, l'âge d'or s'est maintenu, on trouve des populations qui ne vieillissent pas (tels les Hyperboréens , cf. Pindare, Py. X, 46-68) ou qui atteignent un âge avancé, sans dégradation physique (tels les Indiens, les habitants de la Turdétanie; cf. M. Mund-Dopchie, op. cit., p.52). 

ζέφυρος: le Zéphyr est un vent d'ouest, tantôt violent, tantôt d'une agréable fraîcheur. C'est ce dernier aspect qui est mis en évidence lorsque sa présence est mentionnée dans le paradis élyséen réservé à Ménélas (Od., IV, 561-569) et dans le jardin prodigieux d'Alkinoos (Od., VII, 112-132).

σκιεροῖς: la mention d'arbres ombragés introduit la contradiction, dans la mesure où il n'y a qu'une lumière diffuse, en l'absence de soleil; à moins de voir un jeu de mots de Lucien sur ἥμερος/ἡμέρα, l'auteur brouillant les couples cultivé/sauvage (ἥμερος/ἄγριος) et jour/nuit (ἡμέρα/σκιά).

καρποφοροῦσιν: une fertilité exubérante, caractéristique de l'âge d'or, définit aussi bien les paradis (îles des Bienheureux), que les confins mythiques (cf. les Hyperboréens), les confins réels (Inde, Ethiopie, Turdétanie) et "utopiques" (cf. L'Athènes et l'Atlantide dans le Timée, 23d-25d et le Critias de Platon).

πηγαὶ: les pays des confins, mythiques ou non, se caractérisent par des eaux miraculeuses; ainsi, on peut confronter le texte de Lucien à celui de Dion Chrysostome, rhéteur de la fin du IIIe siècle de notre ère pour prouver que nous avons ici un recours à un stock de lieux communs: "Je ne connais point de cité plus heureuse et d'habitants dotés d'une vie meilleure que ceux de l'Inde; car les fleuves qui y coulent, dit-on, ne comportent pas d'eau, mais l'un est de lait, un autre, de vin clair, un troisième d'huile. Ils jaillissent des collines comme des mamelles de la terre" (Disc. XXXV, 18).

 

§14 Le festin des bienheureux

Ἠλυσίῳ πεδίῳ: l'Elysée fait sa première apparition littéraire dans l'Odyssée (IV, 561-569). Il se présente comme un lieu idyllique promis à Ménélas après sa mort ou à la place de la mort. La nature y permet une vie facile sous le souffle de doux zéphyrs et Rhadamanthe y règne. L'Elysée sera très vite confondu avec les îles des Bienheureux introduites par Hésiode et réservées aux héros de la geste troyenne et de la geste thébaine; c'est Cronos qui cette fois en devient le souverain après son éviction du trône des dieux (Op., 166-173). Pindare enfin offrira une île des Bienheureux (Ol. II, 103-144) aux gens de bien comme à certains héros. Il oppose ce "paradis" à un enfer réservé aux méchants. Virgile, enfin, fait des champs Elyséens une partie des Enfers, lui conservant toutefois son aspect positif. 

 

§15

Ὅμηρος: la place d'Homère dans l'Histoire vraie est ambiguë: tantôt il est accusé de tromperie, tantôt il reçoit les honneurs dû à ses oeuvres. C'est que Lucien ne peut se permettre de démolir outrageusement un des piliers de l'éducation grecque...

Εὔνομος ὁ Λοκρὸς: Eunomos de Locride, musicien légendaire des temps anciens.

Ἀρίων ὁ Λέσβιος: Arion de Méthymne (VIIe siècle), qui vécut successivement dans l'île de Lesbos, à Sparte, à Corinthe et en Grande-Grèce, fut le troisième parmi les fondateurs véritables du lyrisme choral. Il est présenté comme un disciple d'Alcman de Sardes et serait le créateur du dithyrambe d'origine dionysiaque. Il est surtout connu par une anecdote légendaire, rapportée notamment par Hérodote (I, 24). Alors qu'il s'était embarqué à Tarente sur un bateau corinthien, les matelots voulurent le tuer pour s'emparer de ses richesses. Arion obtint de chanter une dernière fois en s'accompagnant de la lyre. Puis il se jeta avec sa cithare dans la mer. Tandis que le navire s'éloignait, un dauphin, charmé par la musique d'Arion, recueillit celui-ci et le transporta au cap Ténare, lui sauvant ainsi la vie. Revenu à Corinthe, Arion fit punir l'équipage. Hérodote nous précise à cette occasion qu'un petit monument en bronze, installé dans le temple du cap Ténare, y conservait le souvenir de ce fait extraordinaire. La légende d'Arion serait en fait une version d'une autre légende, celle qui faisait d'Apollon un dieu-citharède, qui se transforma en dauphin pour conduire au cap Ténare le vaisseau des Crétois (Hymne à Apollon Pythien, v.240).

Ἀνακρέων: Anacréon, poète de cour du VIIe siècle, célébra dans ses odes le plaisir des banquets et l'amour. Son art ciselé lui valut d'être imité par les poètes alexandrins et ceux de la période byzantine. C'est à ces imitateurs que l'on doit les Anacréontiques, recueil de poèmes mignards et précieux.

Στησίχορος: Stésichore d'Himera (VIIe-VIe siècle) fut un auteur de chants choraux qui influencèrent le théâtre tragique en lui fournissant des sujets épiques, repensés et recomposés. Il fut célèbre par sa Palinodie, poème dans lequel il rétractait les attaques qu'il avait proférées contre Hélène dans un poème antérieur et qui lui avaient valu la cécité. C'est à cet épisode que Lucien fait allusion.

 

§16

πηγαὶ δύο: l'abondance des sources est un thème récurrent de la topique des confins imaginaires, géographiques et utopiques. Ainsi, l'Inde a une source de vérité et une source qui fournit de l'or en abondance; de même les Pythagoriciens posent l'existence d'une source de la mémoire et une source de l'oubli; Théopompe (IVe s. a.C.)  pose dans une "Méropie" conçue sur le modèle de l'Atlantide platonicienne, une source de plaisir et une source de chagrin etc.

 

§17. Evocation de quelques habitants illustres de l'île

Αἴαντος: il s'agit ici du petit Ajax, Ajax de Locres, distingué ainsi du grand Ajax, fils de Télamon, le meilleur héros grec après Achille. Le petit Ajax est l'auteur de nombreux crimes et impiétés: son acte le plus répréhensible est d'avoir arraché Cassandre de l'autel où elle s'était réfugiée en tant que suppliante. Il fut condamné par les dieux à mourir dans un naufrage.

Κύρους: les deux Cyrus sont respectivement le grand Cyrus II, fils de Cambyse, petit-fils d'Astyage (?), et Cyrus le Jeune. Le premier est évoqué principalement par Hérodote et par Xénophon (dans la Cyropédie): il créa le grand empire perse en conquérant Babylone et la Lydie. Le second est célèbre grâce à l'Anabase, qui raconta sa révolte contre son frère aîné Artaxerxès et le combat de Cunaxa (401 a.C.) au cours duquel il mourut.

Ἀνάχαρσιν: Anacharsis était un philosophe scythe, ami de Solon. Il voyagea en effet en Grèce, où sa réputation de sage était établie, et dont il avait adopté l'un ou l'autre mode de vie. Son philhellénisme causa sa perte, selon Hérodote (IV, 76-77). Ayant fait vœu d'adopter un rite sacrificiel de Cyzique s'il parvenait sain et sauf dans sa patrie, Anacharsis tint sa promesse et fut surpris par un Scythe, qui le dénonça et le fit ainsi condamner à mort. Une autre version circulait à propos d'Anacharsis, selon Hérodote, qui n'y croit pas, mais ne la rapporte pas moins: "Cependant j'ai entendu raconter une autre histoire dans le Péloponnèse. Anacharsis, dit-on, vint se mettre à l'école de la Grèce, sur l'ordre du roi des Scythes; de retour chez lui, il dit au roi qui l'avait envoyé que les Grecs mettaient beaucoup d'ardeur à chercher le savoir, sauf les Lacédémoniens, mais que seuls les Lacédémoniens savaient écouter et parler sagement. Mais cette histoire est pure invention des Grecs, et l'homme est bien mort dans les circonstances que j'ai dites. Il fut donc victime des coutumes étrangères qu'il avait adoptées et de ses relations avec la Grèce". Ici se vérifie la neutralité d'Hérodote, qui fait fi des préjugés culturels de ses pairs. Par ailleurs sa propre version met en évidence le danger d'acculturation: ce barbare "hellénisé", ce bon sauvage, fils de la nature, est rejeté par les siens en vertu de son métissage. 

Ζάλμοξιν: Zalmoxis faisait partie du peuple des Gètes, considérés comme les plus braves et les plus justes des Thraces. Selon certains, son nom signifierait soit "dieu-ours", soit "dieu à peau d'ours", mais cette étymologie est discutée. On a également voulu voir en lui un chaman, mais ce fait est également contesté. Reconnaissons toutefois que la façon dont Hérodote anthropomorphise le destin de Zalmoxis donne une consistance à cette relation avec le chamanisme (IV, 94-96): "Pour moi, j'ai entendu dire aux gens de l'Hellespont et du Pont-Euxin que ce Zalmoxis était un homme et fut esclave à Samos, au service de Pythagore". Une fois affranchi, il se constitua une grosse fortune, puis revint dans son pays. Il se fait que "les Thraces étaient des gens assez naïfs et vivaient misérablement; Zalmoxis connaissait le genre de vie des Ioniens et avait en lui plus de ressources que ses contemporains, en homme qui avait fréquenté les Grecs et même l'un des plus grands esprits de la Grèce, le sage Pythagore: il se fit bâtir une salle de réception où il accueillait les premiers de ses concitoyens et, tout en les régalant, il leur enseignait que jamais ils ne mourraient, ni lui, ni ses convives, ni leurs descendants, et qu'ils iraient dans un lieu où ils vivraient à jamais, au comble de la félicité. Or, tout en les traitant et endoctrinant de la sorte, il se faisait aménager une retraite souterraine; quand elle fut prête, il se déroba aux yeux des Thraces et gagna son logis souterrain, où il vécut pendant trois ans. Les Thraces le regrettaient et le pleuraient, persuadés qu'il était mort; mais la quatrième année Zalmoxis reparut devant eux et il les amena de cette façon à croire tout ce qu'il disait. Voilà, dit-on, ce qu'il fit". C'est en quelque sorte une version rationalisée du voyage de l'âme du chaman qui nous est ainsi présentée. Par ailleurs, on observe que Zalmoxis, à l'instar d'Anacharsis, est doté d'un statut métis de barbare hellénisé, qui, en l'occurrence ne lui porte pas préjudice; le complexe de supériorité culturelle des Grecs apparaît de manière plus éclatante à propos de ce personnage-ci, mais il est mentionné dans la version rapportée par Hérodote et rejetée par lui. Enfin, l'association de Pythagore à Zalmoxis - comme la relation avec Anacharsis -, met en évidence la liaison que certains établissent entre le philosophe-mathématicien et le grand Nord. Cette liaison entre Pythagore et les Gètes évoluera par la suite en une liaison avec les Druides. Comme on ne prête qu'aux riches, Pythagore sera également associé aux Brahmanes indiens. 

Νομᾶν: Numa Pompilius, deuxième roi de Rome. Il succéda à Romulus, qui, lors d'un sacrifice s'était dérobé aux yeux de l'assistance et avait disparu définitivement. Comme les Romains et les Sabins n'étaient pas encore bien fusionnés, il fut décidé que les électeurs d'un groupe se choisiraient un roi dans le second groupe. Le Sabin Numa Pompilius, réputé par sa vertu, fut ainsi élu par les Romains. On lui attribue: (1) l'érection et l'institution du collège des Pontifes; (2) la fondation de l'institution des Vestales, gardiennes du feu de la cité; (3) la législation réglementant le droit des pères à vendre leurs enfants.

Λυκοῦργον: Lycurgue, législateur de Sparte, est associé par Plutarque à Numa Pompilius. On lui doit: (1) l'institution du sénat lacédémonien; (2) la pratique de la communauté des biens; (3) l'exigence de sobriété. Bref, il serait à l'origine de l'austérité spartiate.

Φωκίωνα: homme d'Etat et général athénien du IVe s., célèbre par sa prudence et sa modération.

Τέλλον: homme heureux, dont Solon vante le sort à Crésus: "... Tellos, citoyen d'une cité prospère, a eu des fils beaux et vertueux, et il a vu naître chez eux des enfants qui, tous, ont vécu; puis, entouré de toute la prospérité dont on peut jouir chez nous, il a terminé sa vie de la façon la plus heureuse: dans une bataille qu'Athènes livrait à ses voisins d'Eleusis, il combattit pour sa patrie, mit l'ennemi en déroute et périt héroïquement; les Athéniens l'ont enseveli aux frais du peuple à l'endroit même où il est tombé et ils lui ont rendu de grands honneurs" (Hdt., I, 30).

σοφούς: c'est à Platon que revient l'idée de constituer comme modèles un groupe de sages, qui, selon lui, sont au nombre de sept (Protagoras, 343a): Thalès de Milet, Pittacos de Mytilène, Bias de Priène, Solon d'Athènes, Cléobule de Lindos, Myson de Chénée, Chilon de Lacédémone. Diogène Laerce leur joint par la suite Périandre de Corinthe, Epiménide de Crète, Anacharsis, Phérécyde de Styrie, Pisistrate d'Athènes. Certains de ces choix furent toutefois contestés.

Περιάνδρου: Périandre fut tyran de Corinthe. Ce fut lui qui accueillit Arion à sa cour. S'il fut contesté en tant que "sage", ce ne fut pas en raison de son statut de tyran, mais parce qu'il passait pour être cruel.

Σωκράτη: s'il n'est pas nécessaire de présenter Socrate, il convient cependant de noter que Lucien ne s'inscrit pas dans la ligne de Platon et de Xénophon, mais dans une veine comique: de même qu'Aristophane faisait de Socrate un sophiste cupide, Lucien le présente comme un pédéraste débridé et rappelle la réputation de lâcheté au combat qui lui a été accolée.

Νέστορος: Nestor, fils de Nélée, succéda à son père sur le trône de Pylos en Messénie. Guerrier habile et brave, il prit part à l'expédition des Argonautes avant de se distinguer pendant le siège de Troie. Homère nous le montre comme le type même du vieillard bon, juste et sage, dont les conseils sont requis et unanimement écoutés. Aussi, la guerre finie est-ce à lui que Télémaque, à la recherche de son père, vient tout naturellement demander aide et réconfort. Nélée s'éteignit paisiblement à Pylos, au terme d'une existence qui, selon la légende, fut, par la grâce d'Apollon, trois fois plus longue que celle d'un homme normal

Παλαμήδους: Palamède est l'inventeur grec d'une partie des lettres de l'alphabet et de divers jeux; il apparaît même dans certains textes comme le concurrent direct du Prométhée d'Eschyle dans son rôle de héros civilisateur (organisation des repas et de l'armée; enseignement de la science des nombres, des mouvements des astres et de l'écriture). Il fut également un concurrent d'Ulysse, puis sa victime. En effet, c'est Palamède qui suggéra aux Grecs de placer le petit Télémaque devant la charrue d'Ulysse pour démontrer que celui-ci n'était pas fou, ainsi qu'il le prétendait pour éviter de participer à la guerre de Troie. Ulysse se vengea en faisant passer Palamède pour un traitre à la cause grecque. Il persuada un prisonnier phrygien d'adresser à Palamède une lettre faussement signée par Priam, attestant la trahison, et il enterra de l'or dans la tente de son ennemi pour mieux démontrer la culpabilité de celui-ci. Palamède fut dès lors condamné à la lapidation. En représailles, son père Nauplios alluma des feux sur la côte d'Eubée pour provoquer le naufrage de nombreux navires grecs lors du retour de Troie; en outre, il aurait, selon une autre version, réussi à persuader les épouses grecques d'être infidèles à leurs maris absents, notamment Clytemnestre et Pénélope. 

Ὑάκινθος: Hyacinthe est un beau jeune homme qui fut aimé d'Apollon.

Νάρκισσος: des trois jeunes gens mentionnés par Lucien, Narcisse est assurément le plus célèbre. Il était doté d'une grande beauté et était le fils du dieu-fleuve Céphise et de la nymphe Liriopè. Au moment de sa naissance, sa mère apprit de Tirésias qu'il vivrait longtemps à condition qu'il ne voie jamais son propre visage. Parvenu à l'âge adulte, il s'attira la colère des dieux en repoussant l'amour de la nymphe Echo: ceux-ci le poussèrent, sous l'effet de la soif, à boire l'eau d'une source: il y vit son reflet et en tomba amoureux. Il se laissa dès lors mourir de langueur; la fleur qui poussa sur le lieu de sa mort porte son nom. Il existait une version evhémériste de la légende: c'est pour se consoler de la mort de sa sœur jumelle qu'il adorait et qui était faite à son image que Narcisse passait son temps à se contempler dans l'eau de la source, son propre visage lui rappelant les traits de sa sœur.

Ὕλας: Hylas est un beau jeune homme qui fut aimé d'Héraclès.

Πλάτων: s'il n'est pas nécessaire de présenter Platon, il est intéressant de noter que c'est l'utopie politique du philosophet et son rêve d'un monde parfait qui sont montés en épingle par Lucien.

 

§18

Ἀρίστιππον: fondateur de l'école dite cyrénaïsme, Aristippe se présente comme un disciple de Socrate. Il prône l'hédonisme et ne distingue pas le simple plaisir du bonheur, ce en quoi il s'oppose à la doctrine d'Epicure. Pour lui, le plaisir est un bien en soi, même si sa cause est mauvaise, et les plaisirs du corps sont plus importants que ceux de l'âme. Par ailleurs, mieux vaut l'obtenir directement que de le différer au nom d'un plaisir futur. On comprend que ce type de théorie ne lui ait pas valu la sympathie de Platon.

Ἐπίκουρον: Epicure est assurément le philosophe dont Lucien se sent le plus proche. Pour Epicure, il convient que la solidarité et l'amitié unissent les tenants des principes de vie du groupe, vie qui se caractérise par une extrême frugalité. Le bonheur l'emporte sur le plaisir immédiat et il réside dans l'équilibre des passions. Si la douleur est un mal en soi, elle peut être un mal nécessaire quand elle permet de parvenir à un bien supérieur. Par ailleurs, un plaisir immédiat peut provoquer une douleur. Il importe donc que la raison humaine intervienne pour imposer son choix et son échelle de valeurs à l'impulsion animale, qui, sinon, aurait tendance à accepter tous les plaisirs et à fuir toutes les douleurs.  Sur le plan de l'épistémologie, Epicure pose que l'intermédiaire entre l'homme et le réel est la sensation; au plan de la physique, le monde est constitué d'atomes.

Αἴσωπος: Esope, auteur légendaire et indiscernable des fables, soi-disant esclave affranchi, accablé de difformités physiques, devait surtout être un remarquable conteur, méritant d'être intégré parmi les sept sages. C'est ce triple aspect de conteur, de sage et d'être disgracieux qui lui valut son assimilation à un bouffon.

Διογένης: fondateur de l'école des cyniques, qui tirent leur nom du Cynosarges, gymnase des bâtards à Athènes, Diogène (env. 413-env. 327) est connu  sous le sobriquet du "Chien", dont il avait la hargne. Sa philosophie se caractérise par le refus des conventions et des convenances et par une pensée anarchiste. Il prône l'autosuffisance ascétique du "citoyen du monde", qui satisfait ses seuls véritables besoins en méprisant les servitudes extérieures et la morale commune. Percevant l'opposition entre nature et culture, il privilégie la nature, allant jusqu'à justifier par là le cannibalisme et l'inceste. Il convient toutefois d'être prudent en ce qui concerne cette dernière allégation dans la mesure où nous ne disposons pas de sources fiables à son sujet. Ce sont essentiellement des anecdotes aussi croustillantes et fausses que célèbres qui ont circulé à son sujet:
Cf. (1) Diogène disant du fond de son tonneau à Alexandre: "ôte-toi de mon soleil"; (2) ou brisant son écuelle parce qu'il voit un enfant boire au creux de sa main; (3) ou assouvissant ses besoins sexuels comme on boit ou on mange; (4) ou mangeant peu, injuriant et mordant. 

Λαΐδα: Laïs était le nom de deux courtisanes célèbres  (Ve-IVe s.). Celles-ci étaient des femmes de mœurs libres et de grande culture, qui montraient leurs talents au cours de repas qu'elles rehaussaient de leur présence. Aspasie, compagne puis épouse de Périclès, fut la plus célèbre d'entre elles.

Στωϊκῶν: l'école des Stoïciens tire son nom du Portique, στοὰ ποικίλη, à Athènes; son fondateur est Zénon de Cittium. Sa philosophie comporte: (1) une logique, à savoir la théorie des signifiants, qui sont des représentations filtrant la réalité pour l'homme qui s'efforce de l'approcher; (2) une physique, qui est matérialiste; tout ce qui existe vraiment est corporel, géré par un principe passif et par un principe actif, l'élément divin qui anime le monde de l'intérieur; (3) une morale, affirmant que l'homme a quelque chose à faire dans le monde dont il est une partie et que gouverne l'immuable destin; il lui faut découvrir l'ordre du monde et l'intégrer en soi.

ἀρετῆς: parodie d'Hésiode et de Platon, qui présentent l'acquisition de la vertu comme l'ascension d'un chemin montagnard ardu.

Χρυσίππου: Chrysippe de Soles est le second fondateur du stoïcisme après Zénon.

Ἀκαδημαϊκούς: l'Académie regroupait les successeurs de Platon et connut une évolution en trois temps: (1) l'Académie ancienne, qui ne fit que répéter l'enseignement de Platon; (2) l'Académie moyenne (IIIe s. a.C.), qui prône un nihilisme radical en matière de connaissance; on ne peut rien connaître, rien percevoir, rien savoir, tant les sens sont étroits et les esprits sont faibles; comme les arguments sont d'égale valeur, il vaut mieux suspendre son jugement; (3) l'Académie nouvelle, qui continue à prôner la suspension du jugement, mais qui admet la valeur pratique de certaines représentations, au nom de leur caractère vraisemblable et probable. C'est évidemment l'Académie moyenne qui est ici l'objet des sarcasmes de Lucien.

 

§19

Ἀχιλλέα: Achille est le héros guerrier par excellence, dont la célébrité se déploie sur les champs de batailles troyens et uniquement sur ceux-ci.

Θησέα: déjà mentionné  au §8, Thésée est un héros civilisateur par ses combats contre les monstres ; il n'est donc pas surprenant qu'il soit passé à la postérité également comme "le" roi sage par excellence.

πάντων ὁρώντων: les ethnologues grecs ont été sensibles à la façon dont les mariages se faisaient. Pour eux, la monogamie était de rigueur et pour les Athéniens en tout cas, la femme se devait de mener une vie confinée au gynécée, loin de la vie publique. Aussi la réserve dans l'union était-elle de rigueur. C'est pourquoi les ethnologues ont considéré les unions en public comme une marque de bestialité. Cf. (1) Hdt., III, 101: "Tous les Indiens dont j'ai parlé s'accouplent en public comme les bêtes"; (2) Hdt., IV, 180: "Chez les Auses, les femmes sont communes à tous; ils ne se marient pas, ils s'accouplent à la manière des bêtes"; (3) Strabon, IV, 5, 4: "Les hommes irlandais s'accouplent à la vue de tout le monde à n'importe quelle femme, même leur mère et leur sœur". En revanche, cette impudeur est considérée de façon positive par les Cyniques, qui y voient un retour à la nature. 

Πλατωνικώτατοι: contrairement à Hérodote, Platon prône la communauté des femmes et des enfants, destinée, selon lui, à prévenir toute forme de conflit;  cf. Rép., V, 457d, à propos des Gardiens: "Que les femmes dont il s'agit soient toutes communes à tous les hommes dont il s'agit et qu'aucune ne cohabite privément avec aucun; que les enfants, à leur tour, soient communs et qu'aucun rejeton ne connaisse le générateur qui est le sien". Ce trait devait figurer régulièrement dans les projets utopiques; cf. par exemple Iamboulos (Diodore, II, 58): "On n'épouse pas les femmes, elles sont en commun et on élève en communauté les enfants qui naissent en les chérissant tous également. Quand ils sont tout petits, les femmes qui les nourrissent échangent plusieurs fois les bébés pour que les mères ne reconnaissent même pas leurs propres enfants. Aussi bien, comme il n'existe pas de rivalité chez eux, ils demeurent préservés des luttes intestines et font le plus grand cas de la concorde".

παῖδες: l'obligation pour les plus jeunes de satisfaire les exigences des plus âgés est traitée avec le même type d'humour par Aristophane dans L'Assemblée des femmes.

 

§20. Discussion avec Homère

Ὁμήρῳ: l'intérêt de ce passage concernant Homère est de nous montrer que la question homérique se posait déjà durant l'Antiquité, en tout cas à partir de la période alexandrine. Ainsi les Grecs ignoraient tout de la personne de l'aède qui leur apparaissait déjà fabuleuse: (1) ignorance du lieu d'origine, beaucoup de villes grecques d'Asie-Mineure revendiquant l'honneur de lui avoir donné le jour (Chios, Smyrne, Colophon); (2) thème légendaire de la cécité d'Homère, le poète voyant de l'intérieur et échappant de la sorte à la futilité du monde extérieur; (3) le problème des critiques littéraires (χωρίζοντες) qui démembraient l'œuvre d'Homère en posant de l'existence de deux auteurs différents pour l'Iliade et pour l'Odyssée et en affirmant que ces épopées étaient composites; (4) la question des vers athétisés (ἀθετουμένων στίχων), c'est-à-dire éliminés du texte parce que considérés comme inauthentiques. Lucien balaie toutes ces spéculations d'une plaisanterie bien sentie, faisant preuve sans doute d'un sain jugement littéraire.   

Τιγράνης: nom babylonien, renvoyant de façon plaisante à une hypothèse émise par l'Alexandrin Zénodote, qui voyait en Homère un Chaldéen.

Ζηνόδοτον: Zénodote d'Ephèse (IIIe s. a.C.), premier directeur de la bibliothèque d'Alexandrie publia une édition d'Homère fondée sur les manuscrits qui s'y trouvaient;

Ἀρίσταρχον: Aristarque de Samothrace (215-env.143), cinquième directeur de la bibliothèque d'Alexandrie, établit une nouvelle édition d'Homère, dont le texte fut expurgé des additions jugées à tort et à raison postérieures.

Θερσίτου: d'origine étolienne, Thersite est essentiellement connu pour l'image désastreuse qu'il donne de lui-même dans l'Iliade. Non seulement, il est laid et boîteux, mais en plus il est lâche et cherche à se dérober au combat, ce qui lui vaut une bastonnade administrée par Ulysse et les risées de l'armée.

 

§21. Arrivée de Pythagore

Πυθαγόρας: Pythagore et ses théories sont une des cibles préférées de Lucien, comme on a déjà pu le constater dans l'épisode des Sélénites. Il est déjà mystérieux aux yeux des Grecs et n'est connu d'eux que par une tradition orale, ce qui amène Aristote à parler uniquement de "ceux qu'on appelle pythagoriciens". Du fait de cette ignorance, il devient très tôt une figure légendaire - peut-être dès son vivant - étant présenté, par exemple, comme un fils d'Apollon descendu aux Enfers, doté d'ubiquité et faiseur de miracles; de là l'attribution d'une cuisse d'or, signe de sa nature divine. Ce qu'on sait du point de vue historique, c'est qu'il est né à Samos durant la première moitié du VIe siècle et qu'il a émigré à Crotone en Italie du Sud, où il fonde une communauté à la fois religieuse et politique, dont le retentissement fut considérable. Sa doctrine repose essentiellement sur les points suivants: (1) tout est nombre, l'unité arithmétique étant en même temps un point géométrique et un atome physique, ce qui fait que les nombres sont des agencements de points; (2) la communauté est "initiée" à une vie marquée par toutes sortes d'interdits dans la vie pratique (obligation de porter des vêtements blancs, d'éviter tout contact avec des accouchées, de ne pas entrer dans la maison d'un mort, de ne pas manger d'œufs et de fèves etc.) et par des contacts avec l'invisible (obtenus par diverses techniques et anamnèses), ce qui rapproche le pythagorisme de l'orphisme; (3) la volonté de transformer la cité, démarche avortée, car les pythagoriciens demeureront marginaux, à la manière de nos hippies. 

Εὔφορβον: Euphorbe est un héros troyen plein de force, qui réussit à blesser Patrocle dans le dos. Il tente également de tuer Ménélas, mais c'est lui qui est tué. Sa réincarnation en Pythagore est une tradition assez répandue, mais inexpliquée: le philosophe aurait prétendu se souvenir de cette incarnation.

Ἐμπεδοκλῆς: l'image qu'on s'est forgée en Occident est celle d'un Empédocle-Prométhée, introduit par l'initiation dans la connaissance de la nature et dans les sciences secrètes, qui voulut dépasser la condition humaine. Il en résulta une fin tragique puisqu'il se précipita dans le feu divin de l'Etna, abandonnant à la terre, sur les bords du cratère, la dépouille de ses sandales. On sait qu'il composa deux poèmes, Les Catharmes et Les origines (sur la nature), dont il nous reste que des fragments. Son système se fonde sur l'alternance de l'Un et du Multiple et sur deux principes antagonistes, Amour et Haine, dans un monde sphérique composé des quatre éléments (eau, air, terre, feu). La genèse du monde est conçue de la façon suivante: au commencement règne le dieu Sphairos, indifférencié, la Haine lui étant extérieure. Puis la haine s'accomplit et désintègre Sphairos (ère du Multiple). Ensuite, l'Amour unifie Sphairos. Le monde actuel résulte d'un équilibre entre les deux.

 

§22. Les Jeux Funéraires

τὰ Θανατούσια: le mot (fête des morts) est inventé par Lucien (hapax) pout imiter les dénominations des jeux Olympiques, Isthmiques, Panathénaïques etc.

Κάρανος: Caranos, l' Héraclide est un ancêtre des rois de Macédoine, le comique de Lucien consistant à l'opposer à un héros archi-connu, Ulysse.

Ἀρείου: l'Areios nommé par Lucien serait un philosophe stoïcien, ami d'Auguste, notre auteur s'amusant à le donner comme adversaire à Epeios, fier à bras par excellence.

Ἐπειοῦ: Epeios est un pugiliste grec de bon renom dans l'Iliade (XXIII, 653-699), où il se bat contre Euryale et le met knock out. Par ailleurs, lors des jeux funèbres organisés en l'honneur de Patrocle, l'aède nous a livré des descriptions réalistes et sanglantes du pugilat et de la lutte entre Ajax et Ulysse (XXIII, 700-739).

Ἡσίοδος: un texte, datant du IIe s. de notre ère et donc contemporain de Lucien porte le titre de "Combat entre Homère et Hésiode" et traite d'une joute littéraire entre les deux poètes; cependant la source de son inspiration pourrait être plus ancienne, puisque ce récit du tournoi était déjà connu des écoliers athéniens à la fin du Ve siècle, comme l'atteste Aristophane (Paix, 1282-1283, 1286-1287). Au point de départ de cette tradition, on trouve quelques vers d'Hésiode, évoquant un tournoi auquel le poète participa (Op., 654-659): "C'est à Aulis que je m'embarquai pour Chalcis et les tournois du valeureux Amphidamas. Bien des prix étaient proposés par les fils du héros et c'est alors, je puis le rappeler, qu'un hymne me donna la victoire et que je gagnai un trépied à deux anses, que je consacrai aux Muses de l'Hélicon, dans les lieux mêmes où, pour la première fois, elles m'avaient mis sur la route des chants harmonieux". A partir de ce texte, on posa l'existence d'un débat, qui mettait en concurrence les qualités et les défauts de la poésie épique et de la poésie didactique. On soumit dès lors les plus illustres des représentants des deux genres, Homère et Hésiode, à divers types de questions dans le cadre d'un coucours. Dans l'œuvre du IIe siècle et chez Lucien, c'est Hésiode qui remporte la victoire; mais selon d'autres discussions ayant lieu chez dans les milieux sophistiques, le silence d'Hésiode dans Les travaux et les jours indiquait qu'il n'avait pas gagné.

 

§23 Attaque des Impies

Φάλαριν: Phalaris est un des deux tyrans célèbres d'Agrigente (570-554), l'autre étant Théron (488-473). Phalaris vaut mieux que l'image stéréotypée du souverain cruel, faisant brûler ses victimes dans un taureau d'airain. L'archéologie nous apprend en effet que la ville connut un développement rapide sur son règne.

Βούσιριν: Bousiris est un roi légendaire, dont le nom dérive peut-être d'Osiris déformé. Il était célèbre pour sa cruauté, en particulier pour sa tentative avortée d'enlèvement des Hespérides. Il fut tué par Héraclès qui le punissait ainsi d'avoir sacrifié à Zeus annuellement un étranger.

Διομήδη: Diomède, le roi légendaire de Thrace, avait la fâcheuse habitude de faire dévorer par ses juments les étrangers qui se présentaient dans son pays. Un des travaux d'Héraclès consista précisément à mettre fin à cette pratique et à ramener les juments à Mycènes. Selon une tradition, les juments furent dévorées par des fauves, selon une autre, les juments furent amenées à Mycènes après avoir dévoré Diomède.

Σκείρωνα: Sciron était un brigand qui sévissait dans le territoire de Mégare à un endroit où la route longeait la côte. il contraignait les voyageurs à lui laver les pieds et pendant l'opération, les précipitait dans la mer où une énorme tortue les mettait en pièces. Thésée le tua lorsqu'il se rendit de Trézène à Athènes.

Πιτυοκάμπτην: Sinis est un autre brigand rencontré par Thésée, le long de l'isthme de Corinthe. C'était un géant doté d'une force prodigieuse, qui était surnommé, comme ici,  le "courbeur de pins": (1) soit parce qu'il avait l'habitude de plier des pins entre lesquels il attachait un homme; il libérait ensuite les arbres qui, en se redressant violemment, déchiraient le malheureux; (2) soit parce qu'il forçait le voyageur à courber un pin avec lui; puis il lâchait l'homme avec force et l'envoyait au loin contre le sol où il se brisait.

Δηλίῳ: Délion est une ville de Béotie, proche de l'Attique, située sur la côte face à l'Eubée; elle fut le siège d'une bataille durant la guerre du Péloponnèse et fut perdue, puis reprise par les Athéniens. Socrate a participé à cette bataille en tant qu'hoplite: selon ses amis, il s'y comporta courageusement, selon ses détracteurs, il fut lâche.

Νεκρακαδημίαν: l'Académie des morts, qui consiste en un jardin, fait allusion à un extrait de Platon (Apologie de Socrate, 41 a-b), où l'on voit Socrate désireux de rencontrer les juges de l'Hadès, Orphée, Musée, Hésiode, Homère, ainsi que tous ceux qui ont été condamnés injustement, tels Ajax et Palamède.

 

§24

Νῦν δέ μοι ἔννεπε: imitation du premier vers de l'Odyssée: ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα.

κυαμοφαγίαν: allusion à un des tabous alimentaires, dont les Anciens en général et Lucien en particulier se gaussaient.

 

§25 Une histoire d'amour

νεανίσκος -ου, ὁ: lorsqu'on sait que le "jeune" Kinyras a déjà passé 27 ans dans le ventre de la baleine et qu'il était au moins un adolescent lorsqu'il a été avalé (environ 15 ans), cela fait un total de 42 ans (cf. I, 34), ce qui n'était plus vraiment la fleur de la jeunesse aux yeux des Grecs! Il s'agit donc d'un trait comique de Lucien, dans cette réécriture des amours de Pâris et d'Hélène, où Pâris est remplacé par un simple matelot.

Φελλώ: nom qui n'existe qu'au nom. et à l'acc., forgé sur φελλός -οῦ, ὁ,(liège);  il s'agit de l'île Liège (II, 4-5), consistant  en une ville construite sur un énorme bouchon rond. Lucien et ses compagnons passent le long de cette île avant d'arriver à l'île des Bienheureux.

Τυρόεσσα -ης: au sortir du ventre de la baleine et après avoir abordé dans une île où se trouvaient des taureaux, Lucien et ses compagnons abordent à l'île Fromage (II, 3), constituée de fromage durci, comportant des vignes, dont le jus était du lait. Cette île était entourée d'une mer de lait. C'est à la suite de cette étape que nos amis longent l'île Liège avant d'aboutir à l'île des Bienheureux.

 

§26

ἀσφοδελίνην: d'asphodèle. Cette plante, bulbeuse à fleurs blanches de la famille des liliacées, se rencontre dans un lieu des Enfers, la prairie des asphodèles (ἀσφοδελὸς λειμῶν), que découvre Ulysse lors de sa catabase (Od., XI, 539 et 573).

 

§27. Expulsion de Lucien et de ses compagnons

Ῥαδαμάνθυι: Rhadamanthe joue pour Lucien le rôle tenu par Circé vis-à-vis d'Ulysse. Comme on peut le constater, Lucien parodie volontiers Homère. 

πόλις: La Cité des Songes - qu'Homère a déjà brièvement évoquée (Od. XIX, 560 sqq.) - est un monde qui décrit tout le vécu des songes: importance du Coq, qui y a un sanctuaire, d'un port nommé Sommeil, de deux sources, la Somnolente et le Tour-du-Cadrant, de la plaine de l'Indolence, de deux temples consacrés l'un à Tromperie, l'autre à Vérité etc.

Καλυψοῦς: Calypsô, la déesse dont l'île merveilleuse de l'Extrême-Occident a retenu Ulysse durant dix ans loin des siens. Comme on le sait, la déesse lui fut accueillante et elle alla même jusqu'à proposer l'immortalité à celui qu'elle aimait. Dans la suite du récit de Lucien, Ulysse semble avoir en définitive regretté son choix.

 

§28

μαλάχης: la mauve, plante médicinale bien présente dans l'épisode, fait allusion ici à la moly (τὸ μῶλυ), plante à la racine noire et à la fleur blanche qu'Hermès donne à Ulysse comme talisman contre les charmes de Circé (Od., X, 302-311).

θέρμους: les Pythagoriciens étaient raillés pour leur alimentation bizarre, notamment le fait de manger des graines de lupin.

πλησιάζειν: toujours cette frontière entre une homosexualité reconnue et une pédophilie condaamnée.

 

§29

Ὠγυγίαν: chez Homère (Odyssée, passim), l'île de Calypso est qualifiée d'ogygienne, c'est-à-dire "primitif, très ancien", chez Plutarque, De la face visible de la lune (Moralia, 41), le mot est devenu nom  propre et toponyme

Ναύπλιον: la mythologie antique connaît deux personnages sous ce nom: le premier, ancêtre du second, est le fils de Poséidon et de la Danaïde Amymonè et a donné son nom à la ville de Nauplie; le second est beaucoup plus connu. Il participe à l'expédition des Argonautes dont il devient le pilote après la mort de Tiphys, et est le voyageur par excellence; plusieurs rois recoururent à ses services pour amener en exil dans les mers lointaines les membres de leur famille dont ils souhaitaient se débarrasser. Il est également le père de Palamède, le héros qui rivalise avec Ulysse en ingéniosité.