Episode3_Traduction

 

      §5. L'arrivée à l'île des Bienheureux

    Le long de la proue se trouvait une île plate et peu élevée, distante de pas moins de 500 stades (env. 90 km). Nous nous en approchions depuis un moment et une brise extraordinaire souffla sur nous, agréable et parfumée, comme celle qui se dégage, selon les dires d'Hérodote, de l'Arabie heureuse. En effet, tel que serait le parfum provenant de roses, de narcisses, de jacinthes, de lis et de violettes, et aussi de myrtes, de lauriers et de vignes en fleur, telle était l'odeur agréable qui se répandait sur nous. Ravis par ce parfum et escomptant des choses agréables au sortir de nos épreuves, nous nous rapprochions maintenant davantage de l'île. Là nous voyions de nombreux ports tout autour de l'île, grands et à l'abri de la houle, ainsi que des fleuves transparents, coulant doucement vers la mer, puis des prairies, des forêts et des oiseaux musiciens, les uns chantant sur les rivages, beaucoup aussi dans les branchages. Une atmosphère légère et bienfaisante enveloppait la région; et certaines brises agréables et qui soufflaient doucement agitaient la forêt, de telle sorte que des branches qui bougeaient, se répandaient des harmonies agréables et ininterrompues, ressemblant aux sons des flûtes de Pan dans le désert. Et un bruit confus et indistinct se répandait, point bruyant, mais comme celui qui pourrait se manifester au cours d'un festin, quand les uns jouent de la flûte, les autres chantent, tandis que certains applaudissent au son de la flûte et de la cithare.

 

     §6. Le tribunal de Rhadamanthe

   Charmés par tout ceci, nous abordâmes et, ayant mis le navire à l'ancre, nous débarquâmes, laissant dans celui-ci Scintharos et deux de nos compagnons. Nous avançant à travers une prairie fleurie, nous rencontrâmes des douaniers et des gardes qui, nous ayant attachés avec des couronnes de roses - car c'est le lien le plus solide chez eux -, nous conduisirent chez leur chef. Et par eux, nous apprîmes en cours de route que l'île s'appelait île des Bienheureux et que Rhadamanthe le Crétois la gouvernait. Amenés près de lui, nous occupâmes le 4e rang parmi ceux qui allaient être jugés.

      

    §7.

    Le premier procès concernait Ajax, fils de Télamon: fallait-il ou non qu'il se joigne aux héros? L'accusation portée contre lui est qu'il était devenu fou et s'était suicidé. Rhadaman­the mit fin aux débats en décidant qu'il serait remis à l'instant au médecin Hippocrate de Cos, pour boire de l'ellébore, et qu'ensuite, redevenu sensé, il pourrait participer au festin.

 

    §8.

    La deuxième affaire était une histoire d'amour, Thésée et Ménélas se disputant à propos d'Hélène pour savoir avec qui celle-ci devait vivre. Rhadamanthe décida qu'elle vivrait avec Ménélas, parce qu'il avait subi tant de peines et de dangers à cause de son épouse; car de son côté, Thésée avait beaucoup d'autres femmes, l'Amazone et les filles de Minos

 

    §9.

    Le troisième procès concernait la préséance entre Alexandre, fils de Philippe, et Hannibal, le Carthaginois. On décida qu'Alexandre passerait le premier et un siège lui fut avancé auprès du Perse Cyrus l'Ancien.

           

     §10.

    Les quatrièmes, nous fûmes introduits. Rhadamanthe nous demanda ce que nous avions subi pour être parvenus, encore vivants, dans l'endroit sacré. Nous, nous lui racontâmes en détail toute l'affaire. Nous ayant fait éloigner, il réfléchit longuement et se concerta avec ses assesseurs à notre propos. Car il y avait beaucoup d'autres assesseurs et notamment l'Athénien Aristide le Juste. Lorsque celui-ci eut pris sa décision, ils nous communiquèrent qu'à notre mort, nous rendrions compte de notre curiosité et de notre voyage, mais que pour l'instant, nous resterions le temps prescrit dans l'île et qu'après avoir partagé la vie des héros, nous nous en irions. Et ils décidèrent que le terme de notre séjour ne dépasserait pas 7 mois.

 

    §11. Description des lieux et des habitants

    Alors, nos couronnes tombant d'elles-mêmes, nous fûmes libérés et nous fûmes conduits en ville, au festin des Bienheureux. Or donc la ville elle-même est entièrement en or et le rempart qui l'entoure, en émeraude; il y a 7 portes, toutes en une seule pièce, en bois de cannelier. Toutefois, le sol de la cité et la terre à l'intérieur du rempart sont d'ivoire. Les temples de tous les dieux sont construits en béryls et, dans ceux-ci, il y a des autels très grands, d'une seule pièce d'améthyste, où ils font les hécatombes. Autour de la ville coule un fleuve du parfum le plus pur, d'une largeur de 100 coudées royales (env. 44 m), et d'une profondeur de 5 coudées (env. 2,2 m), de sorte qu'on y nage facilement. Ils ont comme établissements de bains des constructions en verre, chauffées avec du bois de cannelier; toutefois, au lieu d'eau, c'est de la rosée chaude qu'on trouve dans les baignoires.

 

      §12.

    Comme vêtement, ils utilisent des toiles d'araignées légères, de couleur pourpre. Les habitants n'ont pas de corps, mais ils sont impalpables et sans chair et ne laissent paraître qu'une forme et une silhouette; même sans corps, ils ne forment pas moins un ensemble consistant, ils se meuvent, réfléchissent et émettent des paroles et leur âme, toute nue en quelque sorte, semble aller ça et là, enveloppée d'un semblant de corps. Si on ne les touchait pas, on ne pourrait pas démontrer que ce qu'on voit n'est pas un corps; car ils sont comme des ombres debout, et qui ne seraient pas noires. Personne ne vieillit, mais on conserve l'âge qu'on avait en arrivant. Il n'y a pas non plus de nuit chez eux ni de jour pleinement lumineux; la lumière qui recouvre la terre se présente comme la lumière de l'aube, proche de l'aurore, alors que le soleil n'est pas encore levé. Et remarquez qu'ils ne connaissent qu'une saison de l'année: chez eux, c'est toujours le printemps et un seul vent souffle chez eux, le Zéphyr.

 

    §13.

    La région est couverte de toutes les espèces de fleurs, de toutes les espèces de plantes cultivées et sauvages: les vignes permettent 12 vendanges et produisent des fruits chaque mois. On disait que les grenadiers, les pommiers et les autres arbres fruitiers donnaient des fruits 13 fois, car ils portent des fruits 2 fois en un seul mois qui, chez eux, est le mois de Minos. A la place du blé, les épis produisent du pain tout fait au sommet de la tige, pains semblables à des champignons. Il y a 365 sources d'eau  autour de la ville, tout autant de miel, 500 de parfum, plus petites toutefois, 7 fleuves de lait et 8 fleuves de vin.

 

    §14. Le festin des Bienheureux

    Les Bienheureux organisent le banquet en dehors de la ville, dans la plaine appelée Elyséenne. Il y a une très belle prairie et tout autour de celle-ci, une forêt dense d'essences diverses, qui ombrage ceux qui sont allongés. Ils ont leur couche recouverte de fleurs; les vents font le service et apportent chaque mets, mais ils ne versent pas le vin; car on n'a nul besoin de cela: il y a de grands arbres de verre, du cristal le plus transparent, tout autour du lieu du banquet, et la production des arbres consiste en coupes de formes et de tailles variées. Lorsque quelqu'un se rend au banquet, cueillant une ou deux de ces coupes, il les place devant lui et aussitôt celles-ci se remplissent de vin. C'est ainsi qu'ils boivent; au lieu de couronnes, les rossignols et les autres oiseaux chanteurs cueillent des fleurs avec leurs becs dans les prairies voisines, les répandant comme de la neige sur les convives, volant au-dessus d'eux, tout en chantant. Ils sont parfumés de la façon suivante: des nuées denses entraînent du parfum vers le haut à partir des sources et du fleuve et, s'installant au-dessus du lieu du banquet, lorsque les vents les pressent doucement, elles font pleuvoir comme une rosée légère.

     

    §15.

    Au cours du repas, les Bienheureux s'adonnent à la musique et aux chants. Ce sont surtout les poèmes d'Homère qui sont chantés par eux; lui-même est présent et se régale avec eux, couché au-dessus d'Ulysse. Les choeurs sont constitués de jeunes garçons et de jeunes filles; ce sont Eunomos de Locride, Arion de Lesbos, Anacréon et Stésichore qui les dirigent et chantent avec eux; car j'ai vu ce dernier parmi eux, Hélène s'étant déjà réconciliée avec lui. Lorsqu'ils ont fini de chanter, un deuxième choeur prend le relais, constitué de cygnes, d'hirondelles et de rossignols. Et lorsque ces derniers chantent, toute la forêt les accompagne comme avec un aulos, sous la direction des vents.

 

    §16.

    Ils ont ceci, qui est essentiel pour leur plaisir: il y a 2 sources près du lieu du banquet, l'une de rire, l'autre, de plaisir; tous, au début du festin, boivent de l'une et de l'autre et passent le reste du repas à jouir et à rire.

 

    §17. Evocation d'habitants illustres de l'île

    Je veux parler des gens célèbres que j'ai vus chez eux; et d'abord tous les demi-dieux et ceux qui ont combattu à Troie, excepté Ajax le Locrien - lui seul, disait-on, avait été puni dans le Séjour des Impies - , parmi les barbares, les deux Cyrus, le Scythe Anacharsis, le Thrace Zalmoxis, l'Italien Numa et aussi Lycurgue le Lacédémonien, les Athéniens Phocion et Tellos, et les Sages, sauf Périandre. Je vis également Socrate, fils de Sophroniscos, qui bavardait avec Nestor et Palamède; autour de lui se trouvaient Hyacinthe de Lacédémone, Narcisse de Thespies, Hylas et d'autres beaux jeunes gens. Il me semblait que Socrate était amoureux de Hyacinthe, car il le réfutait abondamment. Rhadamanthe était, disait-on, irrité contre lui et il l'avait souvent menacé de le chasser de l'île, s'il continuait à raconter des sottises et s'il ne consentait pas à se régaler en abandonnant l'ironie. Platon seul n'était pas là: on disait qu'il habitait dans la cité imaginée par lui, se servant de la constitution et des lois que lui-même avait rédigées.

     

    §18.    

    Toutefois, c'étaient les disciples d'Aristippe et d'Epicure qui étaient placés chez eux au premier rang, car ils étaient agréables, plaisants et excellents convives. Se trouvait également présent Esope le Phrygien, car ils s'en servent aussi comme bouffon. Diogène de Sinope avait tellement changé de caractère qu'il avait épousé la courtisane Laïs, qu'il dansait souvent, excité par l'ivresse, et que sous l'effet du vin il commettait toutes sortes d'excentricités. Aucun des Stoïciens n'était présent; car on disait qu'ils étaient en train de gravir la pente raide de la vertu. Nous apprîmes également à propos de Chrysippe qu'il ne lui était pas permis de pénétrer dans l'île avant qu'il ne se soit administré quatre fois de l'hellébore. On rapportait que les Académiciens voulaient bien venir, mais qu'ils suspendaient encore leur jugement et qu'ils réfléchissaient, car ils ne percevaient pas encore ceci même, à savoir si une telle île existait. D'autant plus qu'ils redoutaient, à mon avis, le jugement de Rhadamanthe, puisque eux-mêmes supprimaient tous les critères de jugement. On disait aussi que beaucoup s'étant élancés, s'efforçaient de suivre ceux qui partaient mais que, ne les rattrapant pas, ils étaient laissés en arrière à cause de la lourdeur de leur esprit et rebroussaient chemin à mi-route.

     

    §19.    

    Tels étaient les plus illustres des présents. Les Bienheureux honorent surtout Achille et après lui, Thésée. A propos de l'union et du commerce sexuel, ils ont les dispositions que voici: ils s'unissent ouvertement, à la vue de tous, et aux femmes et aux hommes, et cela ne leur apparaît pas du tout honteux. Seul Socrate jurait que désormais il fréquentait chastement les jeunes gens; toutefois, tous l'accusaient de parjure; souvent Hyacinthe et Narcisse avouaient, lui-même niait. Les femmes sont communes à tous et personne n'est jaloux du voisin; au contraire, ils sont à cet égard extrêmement platoniciens. Et les jeunes gens s'offrent à ceux qui le veulent, sans manifester d'opposition.

     

    §20. Discussion avec Homère

    Deux ou trois jours n'étaient pas encore passés que, rencontrant le poète Homère, comme nous avions tous deux du temps libre, je lui demandai, entre autres choses, d'où il était; car ceci n'est pas encore résolu chez nous. Celui-ci répondit qu'il n'ignorait pas que les uns pensaient qu'il était de Chios, d'autres, de Smyrne, beaucoup, de Colophon. Toutefois, il disait qu'il était de Babylone et que chez ses concitoyens, il était appelé non pas Homère mais Tigrane et que, plus tard, devenu otage chez les Grecs, il changea de nom. Je l'interrogeai également sur les vers athétisés, pour savoir s'ils avaient été écrits par lui. Il répondit qu'ils étaient tous de lui. Je reprochai donc à Zénodote, Aristarque et leurs disciples leur grossière sottise. Lorsque tout eut été suffisamment expliqué, je lui demandai pourquoi il avait commencé par la "Colère", et lui, de me répondre que cela lui était venu ainsi, sans qu'il s'y soit appliqué. Je demandai aussi s'il avait écrit l'Odyssée avant l'Iliade; il répondit que non. Qu'il n'était pas aveugle, fait que les autres rapportent à son sujet, je le sus aussitôt. Car je le voyais, de sorte que je n'eus pas besoin de l'interroger. Souvent, en diverses circonstances, j'agis ainsi, si je voyais qu'il avait du temps libre; m'approchant de lui, je l'interrogeais et il me répondait volontiers à tous égards, surtout après le procès, lorsqu'il eut gagné. Car un procès pour outrage lui avait été intenté par Thersite, pour le motif qu'il l'avait insulté dans son poème; et il avait gagné, avec Ulysse comme avocat.

     

    §21. Arrivée de Pythagore   

    Vers la même époque arriva aussi Pythagore de Samos, s'étant métamorphosé sept fois, ayant vécu le même nombre de vies et ayant achevé les migrations de son âme. Il était en or pour toute la moitié droite. Il fut autorisé par un jugement à vivre avec les Bienheureux, mais un point demeurait encore en suspens: fallait-il l'appeler Pythagore ou Euphorbe? Empédocle vint, lui aussi, le corps tout rôti et grillé, mais il ne fut pas reçu, malgré ses nombreuses supplications.

     

    §22. Les Jeux Funéraires    

    Le temps passant, arriva chez eux le moment de leurs jeux; les Jeux Funéraires. Achille était juge pour la cinquième fois, Thésée pour la septième fois. Il serait assurément long d'exposer tous les détails, aussi rapporterai-je l'essentiel des faits. Caranos, de la descendance d'Héraclès, remporta la victoire à la lutte, s'étant battu avec Ulysse pour la couronne. Le pugilat se termina à égalité entre Areios l'Egyptien, qui est enterré à Corinthe, et Epeios, tous deux s'étant mutuellement livré combat. Il n'y a pas de prix du pancrace chez eux. Quant à la course, je ne me rappelle plus qui la gagna. Parmi les poètes, en vérité Homère l'emportait de beaucoup, mais ce fut Hésiode qui gagna. Les prix étaient pour tous une couronne tressée de plumes de paon.

     

    §23. Attaque des Impies   

    Les jeux étant à peine terminés, on annonça que les suppliciés dans la région des impies, ayant brisé leurs liens et maîtrisé leurs gardiens, marchaient sur l'île; à leur tête il y avait Phalaris d'Agrigente, Bousiris l'Egyptien, Diomède de Thrace, Sciron et Pityocampès. Lorsque Rhadamanthe apprit cela, il rangea en ordre de bataille les héros sur la plage; à leur tête il y avait Thésée, Achille, Ajax, fils de Télamon, qui avait déjà recouvré ses esprits. S'étant heurtés, ils combattirent et les héros furent vainqueurs, Achille réalisant le plus d'exploits. Socrate, lui aussi, placé à l'aile droite, se distingua bien davantage que lorsqu'il participa de son vivant à la bataille de Délion. En effet, quatre ennemis l'attaquant, il ne s'enfuit pas et conserva un visage impassible. C'et pourquoi on lui attribua par la suite, comme prix de sa bravoure, un grand et beau jardin dans le faubourg, là où il discutait avec les compagnons qu'il avait convoqués, appelant le lieu Académie des Morts.

     

    §24.

    S'étant emparé des vaincus et les ayant enchaînés, les Bienheureux les renvoyèrent pour être encore davantage punis. Homère célébra également cette bataille et, à mon départ, il me remit ses livres pour les transmettre à nous, les hommes; mais plus tard, nous les perdîmes avec nos autres affaires. Le début du poème était le suivant: « Chante-moi, ô Muse, le combat des héros défunts ». Alors, faisant bouillir des fèves, comme c'est l'habitude chez eux lorsqu'ils ont remporté la guerre, ils célébrèrent la victoire par un festin et organisèrent une grande fête. Seul Pythagore n'y participa point, mais demeura assis à l'écart, sans manger, car il avait les plats de fèves en horreur.

     

    §25. Une histoire d'amour

    Six mois s'étant déjà écoulés, vers le milieu du septième mois, il se produisit un événement inattendu. Cinyras, le fils de Skintharos, qui était grand et beau, était depuis longtemps déjà amoureux d'Hélène, et elle-même manifestement était follement éprise du jeune homme. Souvent, au cours du festin, ils se faisaient des signes de tête, buvaient à la santé l'un de l'autre et, se tenant à l'écart, ils vagabondaient dans la forêt. Or donc, sous l'effet de la passion et du désespoir, Cinyras décida d'enlever Hélène - elle était d'ailleurs consentante -, de s'en aller ensemble et de se rendre dans l'une des îles voisines, l'île-liège ou l'île-fromage. Ils avaient depuis longtemps comme complices 3 de mes compagnons, les plus audacieux. A son père toutefois il ne révéla rien, car il savait que celui-ci ferait obstacle. Lorsque cela leur parut bon, ils mirent en pratique leur complot. Lorsque la nuit fut venue, - moi-même, je me trouvais endormi au banquet -, en cachette des autres, ils se saisirent d'Hélène et gagnèrent le large en toute hâte.

     

    §26.

    Vers minuit, Ménélas s'étant réveillé, lorsqu'il découvrit la couche vide de son épouse, poussa un cri et, amenant son frère avec lui, il alla chez le roi Rhadamanthe. Au lever du jour, les guetteurs dirent qu'il voyaient le navire à une grande distance. Rhadamanthe, faisant embarquer 50 héros sur un navire d'une seule pièce de bois d'asphodèle, ordonna la poursuite; ceux-ci s'élançant avec ardeur les rejoignirent vers midi, alors qu'ils allaient s'engager dans la partie lactée de l'océan, près de l'île-fromage. Il s'en fallut de peu qu'ils s'échappassent. Ayant attaché le navire avec une chaîne de roses, ils regagnèrent le rivage. Hélène pleurait, avait honte et se dissimulait le visage. Rhadamanthe d'abord demanda à Cinyras et à ses compagnons s'ils avaient d'autres complices. Comme ils répondirent qu'il n'y en avait aucun, les ayant fait attacher par le membre, il les renvoya dans le pays des impies, après les avoir fait fouetter avec de la mauve.

     

    §27. Expulsion de Lucien et de ses compagnons   

    Les Bienheureux décidèrent de nous renvoyer dans le délai fixé hors de l'île, nous laissant y demeurer encore un jour seulement. Alors je me mis à supplier et à pleurer, en pensant à quel bonheur j'allais renoncer pour devoir à nouveau errer. Ceux-ci toutefois m'encourageaient, disant que dans peu d'années, je reviendrais chez eux et ils me montraient déjà le siège et la couche qui m'attendaient près des morts les plus remarquables. Me rendant chez Rhadamanthe, je le suppliai instamment de me révéler l'avenir et de me prédire ma navigation. Celui-ci dit que je reviendrais dans ma patrie après avoir beaucoup erré et avoir encouru de nombreux dangers; toutefois, il refusa de fixer le moment de mon retour; mais me montrant les îles voisines - cinq se distinguaient clairement, la sixième était éloignée -, il me dit que les îles proches étaient les îles des impies, "d'où, dit-il, tu vois un grand feu allumé; la sixième est la cité des Songes. Après cela, il y a l'île de Calypso, mais elle ne t'est pas encore visible. Quand tu auras navigué le long de celles-ci, tu atteindras le grand continent opposé à celui que vous habitez. Là, après avoir beaucoup souffert, rencontré divers peuples et séjourné chez des gens sauvages, après un certain temps, tu reviendras dans l'autre continent".

        

    §28.    

    Telles furent ses paroles et, arrachant de la terre une racine de mauve, il me la tendit, m'enjoignant de l'invoquer dans les plus grands périls; il m'invita, si j'arrivais dans cette terre-ci, à ne pas tisonner le feu avec un couteau, à ne pas manger de lupins et à ne pas faire l'amour avec un garçon de plus de dix-huit ans. Si je me souvenais de ces recommandations, j'aurais l'espoir de revenir sur l'île. Je fis alors mes préparatifs pour la navigation et, lorsque ce fut l'heure, je rejoignis les bienheureux au festin. Le lendemain, allant près d'Homère, je lui demandai de me composer une inscription de deux vers. Lorsqu'il l'eut composée, dressant sur le port un stèle de béryl, je la fis graver. L'inscription était la suivante: « Lucien, cher aux dieux bienheureux, a vu tout ceci, puis s'en est retourné dans sa patrie bienaimée ».

     

    §29.

    Restant encore ce jour-là, le lendemain, je m'embarquai, les héros me faisant une escorte. Ulysse, venant à ma rencontre, me remit en cachette de Pénélope une lettre pour Ogygie, à remettre à Calypso. Rhadamanthe me fit accompagner par le nocher Nauplios, pour que, si nous abordions dans les îles, personne ne nous retienne sous prétexte que nous nous y rendions pour une autre affaire [que la nôtre].