Les victimes de la guerre dans la littérature grecque

 


INTRODUCTION

 

         « La Grèce antique n’a pas été ce monde de pureté auquel fait penser la blancheur de ses temples… qui d’ailleurs étaient peints de couleurs violentes ! C’est un monde de violence et de cruauté, de feu et de sang, qui a vécu presque perpétuellement en état de guerre » (C. Mossé).

 

            « On a pu dire que pour les Grecs, c’est l’état de guerre qui est la règle et la paix l’exception, et, de fait, jusqu’en 386 avant J.-C. tous les traités connus de nous et conclus par les Grecs entre eux sont des traités temporaires, accompagnés d’une alliance : on était allié ou on était ennemi » (P. Vidal-Naquet).

 

Comme l'indiquent les deux textes mis en exergue, la guerre occupe une place importante dans l'histoire grecque et dans la représentation que les Grecs s'en font, ce qui n'est pas le cas de toutes les sociétés.

 

(0)1. Quelques données

 

Types de conflits armés

  Notons d'abord que les Grecs ont connu dans leur histoire différents types de conflits armés:

 

La vendetta entre familles ou les guerres tribales

    Il s'agit de violences exercées en représailles pour faire payer un crime de sang, une razzia de bétail, un rapt de femmes. La distinction entre les deux tient à la différence de moyens utilisés et à l'étendue des solidarités engagées. En quelque sorte "la vendetta est une guerre comme la guerre est une série de vendette" (G. Glotz). La guerre de Troie constitue un exemple de ce type de violences: elle est menée par vengeance à l'égard de Pâris qui a enlevé Hélène, acte de brigandage des plus banals, si on suit le jugement d'Hérodote, et que les Grecs ont eu le tort de considérer comme le motif d'une guerre entre peuples:

"Jusque-là, il ne s'agissait que de rapts, de part et d'autre (sc. Io, Europe, Médée). Mais plus tard, ce sont les Grecs qui furent grandement coupables: les premiers, ils attaquèrent l'Asie, avant que celle-ci n'eût attaqué l'Europe. Enlever des femmes, c'est, pensent les Perses, une injustice, mais vouloir à tout prix tirer vengeance de pareils enlèvements est une sottise, la sagesse est de n'accorder aucune importance aux femmes enlevées: car il est bien clair qu'elles n'auraient pas été enlevées si elles n'avaient pas voulu l'être. Eux-mêmes en Asie ne s'étaient nullement souciés des femmes qu'on leur enlevait, tandis que les Grecs, pour une Lacédémonienne, avaient réuni toute une expédition, et ils étaient ensuite venus en Asie détruire la puissance de Priam" (I, 4; trad. A. Barguet).

 

 La guerre civile (στσις)

    Il s'agit des guerres entre habitants d'une même cité, défendant des conceptions et des méthodes opposées soit en matière de politique étrangère (par exemple à l'égard des Perses), soit en matière de politique intérieure (partisans et adversaires d'oligarques, partisans et adversaires du régime démocratique). Ces guerres ont été fréquentes au VIe et au IVe siècle a.C. Elles sont particulièrement meurtrières et atroces, car elles sont inspirées par la haine, qu'elles contribuent à répandre, et se fondent sur une connaissance affinée des membres d'un groupe. En témoigne cet extrait d'une longue analyse que Thucydide consacre à la guerre civile survenue entre Corcyréens durant la cinquième année de la Guerre du Péloponnèse:

"... Les Corcyréens continuèrent à massacrer ceux de leurs concitoyens qu'ils considéraient comme des ennemis. Ils les accusaient de comploter contre la démocratie, mais certains furent en fait victimes d'inimitiés privées. Des créanciers furent ainsi abattus par leurs débiteurs. On vit tous les genres de mort possibles et la population se porta à tous les excès qu'on peut observer en pareille circonstance, et même au delà. Le père tuait son fils; on arrachait les suppliants aux autels et on les massacrait à l'entrée des sanctuaires; quelques-uns même furent murés dans le temple de Dionysos, où on les laissa mourir" (III, 81; trad. D. Roussel).

 

La guerre entre cités

    Ce type de guerre était endémique, ne serait-ce que parce que les cités, étant de petite taille, ne pouvaient vivre de leurs propres ressources et étaient donc portées à s'enrichir sur le dos du voisin. Par ailleurs, chaque cité avait développé un patriotisme ombrageux, qui provoquait querelles et conflits armés. La plus importante de ces guerres est évidemment la Guerre du Péloponnèse (431-404), qui mit aux prises Athènes et Sparte. Comme cette dernière fit combattre non seulement les deux cités rivales, mais leur réseau d'alliance, elle n’était plus de ce fait uniquement une guerre entre cités, mais une guerre entre coalitions de cités. Le IVe siècle vit se perpétuer ce genre de guerre, ce qui suscita chez certains, tel Isocrate, le rêve d'un panhellénisme, qui mettrait fin à ce qu'ils considéraient comme une στσις entre Grecs.

 

 La guerre entre Grecs et non Grecs

    Ce sont les Guerres médiques (490-479) qui incarnent aux yeux des Grecs leur lutte contre les Barbares, comme en témoigne cet extrait de l’Epitaphios de Lysias  à propos de la bataille de Marathon:

« Ils (sc. nos ancêtres) se conduisirent en hommes de cœur qui n’épargnaient point leurs personnes, faisaient à la vertu le sacrifice de leur existence, plus respectueux des lois de leur pays qu’effrayés par les périls de la guerre. Sauveurs de la Grèce, ils triomphèrent sur leur propre sol de ces Barbares que la cupidité avait jetés sur un pays étranger. Le combat fut livré si rapidement que les mêmes messagers allèrent annoncer aux autres Grecs l’arrivée des barbares sur notre sol et la victoire de nos ancêtres » (§ 25-26 ; trad. M. Bizos).

Mais il y eut à la même époque des guerres entre les Grecs de Sicile et les Carthaginois.

            Dans ce type de guerre toutes les violences sont permises à l'égard des ennemis.

 

La guerre de conquête

    C'est à Alexandre que revient l'honneur d'avoir entraîné le premier des Grecs dans une guerre de conquête (334-323). Mais son projet interrompu par sa mort prématurée sera adopté par ses successeurs, qui rêvent à leur tour d'un empire universel. Ce type de guerre a des conséquences spécifiques: il faut, en amont, mâter des vassaux prêts à la révolte et donc maintenir sur place une force d'occupation, en aval, engager de plus en plus de soldats pour agrandir le territoire. On n’est dès lors pas surpris de relever dans l’Anthologie grecques des épigrammes votives consacrées aux vainqueurs, individuellement ou collectivement :

« Sois placé dans ce sanctuaire auguste, bouclier resplendissant, comme une consécration guerrière à Diane, fille de Latone ; car combattant sans cesse dans la mêlée au bras d'Alexandre, tu n'as pas laissé la poussière ternir ton orbe d'or » (Mnasalque, ép.128 ; trad. Ph. Remacle).

« Ces boucliers pris aux féroces Gaulois, sont une offrande de Pyrrhus, roi des Molosses, à Minerve Itonia, après la défaite de toute l'armée d'Antigone. Qu'on ne s'étonne pas de sa victoire : la valeur est encore, comme jadis, le partage des Éacides » (An., ép.130 ; trad. Ph. Remacle).

« Ces boucliers énormes, ces freins par rangée, ces lances en bois poli à double pointe, enlevés aux Lucaniens, sont ici consacrés à Minerve ; ils regrettent toutefois leurs chevaux et leurs guerriers, mais la noire mort les a tous dévorés » (Léonidas, ép. 131; trad. Ph. Remacle).

« Les malheureux Brutiens ont jeté leurs armes, atteints par les Locriens à la course rapide. Ces armes qui glorifient le courage des vainqueurs, sont déposées dans le sanctuaire des dieux, et elles n'y regrettent pas les bras des lâches à qui elles n'appartiennent plus » (Nossis, ép.132 trad. Ph. Remacle).

 

Evolutions dans l'art de la guerre

 

Première évolution : de l’exploit individuel à l’exploit collectif 

L’exploit individuel des héros de la Guerre de Troie

            Si nous en croyons Homère, la guerre est surtout le fait d’individus, se mesurant l’un à l’autre, dont la victoire ou la défaite décide du sort de leur peuple ou de leurs compagnons. Qu’ils combattent à pied, à cheval ou en char, il s’agit pour eux de démontrer leur nature de héros par leur force surhumaine, leur sens très fort de l’honneur, leur résignation sublime face au destin. Ce sont là des traits propres au genre épique, quelle que soit la contrée dans laquelle celui-ci est produit. Appartient davantage à l’épopée homérique une sorte de générosité et de tendresse, qui adoucit la rudesse guerrière du héros.  

            Si nous nous référons à la documentation archéologique dont nous disposons, il est incontestable que les Mycéniens ou Achéens sont une population essentiellement guerrière. Ils sont menés par des princes qui sont belliqueux comme l’attestent de nombreux signes : leurs palais sont des forteresses, édifiées sur une position dont la défense est facilitée par la nature du site ; leurs remparts sont faits de murs cyclopéens. Par ailleurs, ils veillent à se faire représenter avec leur cuirasse et leur bouclier et ils se font ensevelir avec leurs armes.

            De plus, selon les informations dont nous disposons sur l’âge du Bronze et le début de l’âge du Fer, nous pouvons supposer que la guerre de Troie serait une tentative ratée pour restaurer l’empire chancelant des Achéens, regarnir des magasins vides et remédier à une pénurie de main-d’œuvre ; la durée qui lui est attribuée ainsi que la durée des Retours indiqueraient que l’expédition fut un échec. De même, le siège n’a pas dû être aussi difficile que l’aède le prétend : Troie avait déjà subi des tremblements de terre qui avaient fortement amoindri son système de défense. Enfin, la tactique adoptée a sans doute été un déploiement de troupes dans la plaine de Troie et il y avait sûrement des régiments dotés d’armes qui pouvaient frapper à distance : archers, lanceurs de javelots, frondeurs.

            Il y  donc une certaine distorsion entre les renseignements fournis par l’archéologie et le récit de l’Iliade. Celle-ci s’explique, d’une part, parce que un certain temps s’est écoulé entre la fin des royaumes mycéniens et l’époque de  la  composition de l’Iliade ; le souvenir qu’on en garde est déformé par le temps et par la nostalgie. D’autre part, l’épopée est un genre littéraire qui a ses lois propres, ce qui l’amène à filtrer la réalité.

 

La phalange des hoplites 

            Dans les cités grecques, et en particulier à Athènes, c’est un corps d’armée, formé de citoyens, qui fait la guerre à pied et en groupe. Au lieu de l’exaltation guerrière, qui pousse au combat des champions qui rivalisent en vaillance, c’est la discipline d’un groupe qui est mise en valeur, en l’occurrence, l’infanterie lourde. Les hoplites sont soumis à une même discipline : ils doivent tenir leur place dans le rang, s’élancer d’un même pas contre l’ennemi, combattre bouclier contre bouclier, exécuter les manœuvres comme un seul homme et, en toute circonstance, garder la maîtrise de soi (σωφροσύνη). La valeur qui les anime n’est plus l’honneur, mais l’obéissance à la cité. L’exemple le plus célèbre et le plus célébré d’une bataille remportée par des hoplites est celui de Marathon, où les Athéniens vainquirent l’armée perse de Darius

            L’étude de la réalité nuance toutefois cette représentation idéale du citoyen-soldat. D’abord, les troupes ne sont pas constituées uniquement de citoyens : on y trouve également des métèques et des esclaves. Ensuite, tous les citoyens ne sont pas astreints au service militaire. Enfin, tous ne sont pas égaux dans la préparation au combat, car la guerre exige également des professionnels : cavaliers, ingénieurs, pilotes, rameurs etc. Notons encore qu’à partir du IVe siècle, les cités en guerre recourent également aux mercenaires.

               

Deuxième évolution : de l’armée convoquée à l’armée permanente

            La conquête d’Alexandre et la constitution d’empires hellénistiques en Afrique et en Asie entraînent d’immenses besoins en soldats. Les soldats-citoyens grecs ne suffisent plus à la tâche. C’est pourquoi on assiste à la levée en masse de mercenaires, recrutés ou emmenés par des chefs de bandes (des condottiere en quelque sorte). Mais il faut payer régulièrement ces hommes, sinon ils risquent de se soulever ou de piller le pays dans lequel ils se trouvent. Par ailleurs, même le recours à des mercenaires demeure insuffisant. Aussi les souverains hellénistiques, suivant en cela l’exemple d’Alexandre, recourent à des troupes indigènes.

            Par conséquent, les armées de l’époque alexandrine sont nombreuses : si elles comprennent encore essentiellement de l’infanterie lourde, elles accordent un rôle de plus en plus important aux cavaliers et sont mieux organisées pour mener des sièges, dont la technique a beaucoup progressé (artillerie, engins destinés à saper ou à démolir des murailles). Elles sont commandées par un roi, dont elles assurent la puissance. Elles sont aussi un ressort de l’économie, car, en permettant l’agrandissement des territoires, elles font rentrer l’argent dans les caisses de l’Etat (grâce à l’appropriation de terres cultivables, la prise de butins, l’acquisition d’esclaves etc.).

 

Représentations de la guerre

 

            Pour le Grec, la guerre est naturelle : elle constitue un élément de base de l’identité de l’homme. Face à elle, la paix est soit une denrée rare soit un contrepoint. Cette importance de la guerre est mise en évidence par la mythologie, par le rite et par la pensée philosophico-morale.

 

La mythologie

            La dualité de la condition humaine se reflète ainsi dans l’union entre Arès, dieu de la guerre, et Aphrodite, déesse  de l’amour. De cette union naît Harmonie, qui est donnée en mariage à Cadmos, le roi fondateur de Thèbes. Mais parmi les présents offerts aux jeunes époux se trouve un collier qui par la suite sera à l’origine de la lutte fratricide entre Etéocle et Polynice.

            Elle se reflète également dans la personnalité d’Athéna, qui est φιλοπόλεμος en même temps que déesse de la sagesse et des arts. Elle intervient dans le combat par le pouvoir magique de l’égide, qui lui permet de pétrifier ses adversaires, elle protège les villes dont elle est la patronne.

 

 

Les rites

            La guerre est ritualisée dans les initiations d’adolescents et d’adolescentes en vue de les introduire dans la vie adulte. Le garçon doit se livrer à des combats fictifs (par exemple à l’épreuve de la flagellation à Sparte) pour entrer à la fois dans la vie militaire et la vie politique. Pour la fille, le mariage est le pendant de la guerre pour les garçons. Elle doit, elle aussi, se livrer à des combats fictifs entre filles, pour établir sa valeur vis-à-vis des demandes en mariage et prouver sa virginité par sa victoire. Par ailleurs, les filles qui refusent le mariage, deviennent des guerrières particulièrement redoutables (telles les Amazones). Enfin, c’est une jeune fille armée et casquée, debout sur un char, qui est censée représenter la déesse Athéna, dans les lieux où celle-ci reçoit un culte particulier. Ainsi est affirmée la complémentarité de la guerre et du mariage.   

 

 

La pensée philosophico-morale

            On songe d’abord à la pensée d’Héraclite, qui fait du conflit un des principes opposés (amour, haine) qui régissent le monde et expliquent son mouvement perpétuel.

 

« Polemos est le père de tout, le roi de tout ; les uns, il les a révélés dieux, les autres, hommes ; les uns, il les a faits esclaves, les autres, libres » (fr.53 ; trad. J. de Romilly).

 

            Cette perception, qui hante la conscience et l’inconscient de la période archaïque, se perpétue à l’époque classique. Thucydide répète ainsi à plusieurs reprises que la guerre et la paix sont étroitement associées et aussi inéluctables l’une que l’autre, comme on peut le voir dans le discours qu’il prête à Hermocrate, Syracusain qui prône dans une assemblée de Siciliens l’union sacrée contre l’envahisseur athénien :

 

« Ne sommes-nous pas des voisins, habitant ensemble au milieu des mers une même terre et portant tous le même nom de Siciliens ? De nouvelles guerres, je le sais, éclateront à l’occasion entre nous et il nous arrivera encore de nous rencontrer dans les congrès pour faire la paix. Mais lorsque nous serons attaqués par des envahisseurs étrangers, nous saurons, si nous sommes sages, nous unir pour les repousser, car, dans des cas pareils, les coups portés à une seule cité mettent en danger la sécurité de toutes » (Thuc. IV, 64 ; trad. D. Roussel).

 

 

            A la période hellénistique, la guerre est célébrée pour elle-même, car de nombreuses victoires contribuent à la renommée et à la puissance du souverain. Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire le commentaire que le moraliste Plutarque consacre à deux batailles d’Alexandre :

 

Bataille d’Issos : « Ayant donc gagné une très glorieuse victoire, comme celle où il était mort plus de cent dix mille de ses ennemis, il ne put néanmoins prendre Darius… » (Vie d’Alexandre, §36 ; trad. J. Amyot).

Bataille du Gaugamèles : « Cette bataille ayant eu telle issue, on pensa bien adonc que l’empire des Perses était entièrement ruiné, et Alexandre conséquemment devenu roi de toute l’Asie. Si en fit de somptueux et magnifiques sacrifices aux dieux et donna à ses familiers de grandes richesses, terres, maisons et seigneuries » (Ibid., §64).

 

 

La guerre et le droit des gens

 

            Si les Grecs et leurs voisins ne se trouvent pas exsangues à cause de leurs guerres endémiques, c’est qu’ils de disposent pas de possibilités infinies pour les mener. Des obstacles de diverse nature limitent les dégâts économiques et les pertes en vies humaines.

 

Limites imposées par les contraintes climatiques

            Les guerres se déroulent pendant la belle saison

            En ce qui concerne les invasions d’armées de terre, on fait pression sur l’ennemi en lui ravageant ses récoltes. Quand il s’agit de petites cités, l’attaquant essaie même de rentrer chez lui avant sa propre moisson : ainsi il gagne sur deux tableaux. Par ailleurs, l’hiver se prête mal à des batailles rangées.

            Les sièges sont également difficiles à mener en hiver. En effet, s’ils visent à priver les habitants de vivres et d’eau, les assiégeants ne peuvent plus guère profiter des campagnes environnantes à cette époque de l’année. C’est pourquoi beaucoup de sièges se terminent par une négociation entre assiégeants presque vainqueurs et assiégés presque vaincus. Toutefois, si la population ne se rend pas et si la ville est prise d’assaut ou le territoire conquis par les armes, le vainqueur devient le maître absolu des personnes et des biens matériels qui s’y trouvent. Ainsi, il peut incendier et démolir les bâtiments, ravager les plantations, ce qui anéantit les récoltes et appauvrit les paysans. Il peut de même massacrer indistinctement hommes, femmes et enfants. En pratique, il préfère habituellement réduire ceux-ci en esclavage en les livrant aux marchands qui accompagnent l’armée. Quant aux soldats qui sont devenus prisonniers de guerre, ils sont, eux aussi, réduits en esclavage, à moins qu’ils puissent acheter leur liberté par une rançon.

            Les batailles navales sont, elles aussi, plus aléatoires en hiver en raison des tempêtes. Cette trêve saisonnière est particulièrement bienvenue, car les batailles navales sont particulièrement onéreuses en pertes humaines. Lorsqu’on coule un navire, ce sont 200 hommes qui sont jetés à la mer sans canot de sauvetage et qui sont réduits à s’accrocher à des débris flottants. En cas de coup de vent, le sauvetage est encore plus réduit, car on a du mal à récupérer les hommes jetés à la mer : on se souviendra que lors de leur victoire des Arginuses en août 406, les Athéniens ne purent, à cause d’une tempête, recueillir deux mille marins naufragés. Exploitant la douleur des familles, des politiciens sans scrupule obtinrent l’exécution des stratèges vainqueurs, à un moment où Athènes avait particulièrement  besoin de ses meilleurs généraux pour lutter contre Sparte !        

 

 

Limites imposées par les lois non écrites

            S’il n’y a pas de code de la guerre, les Grecs s’attendent néanmoins à ce que les guerres soient justes et décentes.

            Ainsi, ils condamnent les guerres qui rompent des pourparlers, car ceux-ci ont lieu sous la tutelle des dieux, et les guerres qui ne sont pas déclarées selon des formes officielles, par exemple, en faisant constater publiquement le non respect de traités par l’adversaire.

            De même, ils acceptent la règle, selon laquelle les hérauts bénéficient d’une protection sacrée : il ne peut être question de leur interdire l’accès du pays avec lequel ils doivent engager des pourparlers et a fortiori de les maltraiter.

            Ils sont d’accord pour respecter les sanctuaires des dieux situés dans le pays ennemi.

            Ils sont d’accord pour interrompre les combats lors des fêtes panhelléniques et lors de l’accomplissement de rites de sépulture.

            Enfin, ils semblent d’accord, mais dans une moindre mesure, de  respecter les suppliants. Dans ce dernier cas, l’interdit religieux semble moins net.

 

 

Limites des limites

            Ces règles ne sont pas d’application à l’égard des « barbares », sauf celles qui concernent le statut du héraut.

            D’autre part, elles ne sont pas respectées dans toutes les guerres. A cet égard la Guerre du Péloponnèse marque un tournant : on massacre les prisonniers, les habitants d’une ville capturée. Cette dérive tient au fait que cette guerre ainsi que toutes celles du IVe siècle engagent plus largement la vie de tous et que le perfectionnement des moyens techniques rend les affrontements de plus en plus meurtriers.

 

 

Bibliographie succincte

            - M.-C. AMOURETTI, J. CHRISTIEN, F. RUZÉ, P. SINEUX (éd.),   Le regard des Grecs sur la guerre. Mythes et réalités, Paris, 2000.

            - J.-P. VERNANT (éd.),  Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, 1999 (Points ; 1e éd. 1968).

            - P. DUCREY,  Le traitement des prisonniers de guerre dans la Grèce antique, des origines à la conquête romaine, Paris, 1968 (Ecole française d’Athènes, Travaux et Mémoires, fasc.16).

 

 

(0.2) Choix des textes

 

Catégories de victimes

            Les victimes de la guerre sont diverses et ont inspiré des textes littéraires tout aussi divers.

 

Il y a d’abord les victimes inévitables de n’importe quel type de guerre, celles qui font partie des « dégâts collatéraux » en quelque sorte

            Les morts au combat, généraux ou simples soldats, qui sont célébrés par des panégyriques ou par des épitaphes : mentionnons, à titre d’exemples, la célébration des funérailles de Patrocle et d’Hector aux chants XXII-XXIV de l’Iliade, le Panégyrique prononcé par Périclès (Thucydide, II, 35-46), les épitaphes de Simonide de Céos et de l’Anthologie Palatine.

            A ces morts sont associés les membres de la famille qui portent le deuil : parents, épouse, enfants. On trouve de multiples allusions à ces proches du mort dans toute la littérature, comme par exemple dans l’Agamemnon d’Eschyle (vv.426-455).

            Le sort misérable de la piétaille, qui vit durement, même quand elle ne se bat pas, constitue également une source d’inspiration chez des poètes tels qu’Archiloque et des auteurs tragiques (cf. Eschyle, Ag. 330-337 et Sophocle, Aj. 1184-1222).

            Les paysans des territoires envahis, dont les cultures sont régulièrement ravagées sont mis en scène par Aristophane, notamment dans sa comédie La paix.

 

Il y a ensuite les victimes constituées par les civils, qu’aucun droit, qu’aucune loi non écrite ne protège, à savoir les barbares et les habitants d’une ville prise d’assaut

            Cette dernière catégorie a inspiré des œuvres majeures, de l’Iliade et des épopées qui lui sont apparentées à l’Alexandra de Lycophron, en passant par Les Perses et Les Sept contre Thèbes d’Eschyle, Andromaque, Hécube, Les Troyennes d’Euripide, Lysistrata d’Aristophane. Mais elle a également été évoquée par des historiens et par des orateurs.

 

 Constitution du corpus

 

            On commencera, pour planter le décor, par étudier trois textes d’historiens, emprunté à Hérodote et à Thucydide, qui présentent ou sont censés présenter la matérialité des faits.

 

            On étudiera ensuite des extraits composés en vers, qui évoquent différents types de victimes. Ils seront étudiés dans l’ordre chronologique :

Homère, Iliade : sort des femmes et des enfants dans une ville prise d’assaut

Simonide de Céos : représentation des soldats morts pour la patrie

Eschyle, Perses : sort des barbares vaincus

Eschyle, Agamemnon : conditions de vie de la piétaille

Sophocle, Ajax : sort des captives

Euripide, Troyennes et Hécube : sort des captives

Euripide, Iphigénie à Aulis : sacrifice humain pour la guerre

Aristophane, Lysistrata : sort des femmes lorsque les maris sont au front.

 

            Ce faisant, nous étudierons ce qu’en littérature on appelle un motif, à savoir un concept large, désignant une situation de base impersonnelle, dont les acteurs ne sont pas nécessairement individualisés et dont le point de départ n’a de toute évidence rien de littéraire, mais relève simplement de l’expérience humaine. Le sort des victimes de la guerre constitue à cet égard un motif, tout comme, par exemple, la situation d’un homme pris entre deux femmes, l’opposition entre un père et son fils, l’opposition entre deux frères, la femme abandonnée etc.

            Mais, à travers le sort misérable et pitoyable des femmes de la famille de Priam, nous rencontrerons aussi un thème ou emblème, c’est-à-dire l’expression particulière d’un motif, son individuation ou, si l’on veut, le passage du général au particulier. Le sort de toutes les femmes d’une ville prise d’assaut s’incarne ainsi dans les femmes de la famille de Priam, tout comme le motif de la séduction s’individualise et se concrétise dans le personnage de Don Juan, le motif de l’opposition entre la conscience individuelle et la raison d’Etat dans le personnage d’Antigone, le motif de la rivalité entre deux frères dans la lutte entre Caïn et Abel ou entre Etéocle et Polynice. Le point de départ du thème est donc un fait littéraire, à savoir l’œuvre première qui a donné naissance à une tradition. L’auteur qui utilise un thème est redevable d’un passé culturel, par rapport auquel il est amené à se situer : par exemple, pour composer un Oreste, on ne peut faire l’impasse sur Eschyle, Sophocle, Euripide et toutes les Antigone descendent immanquablement de celle de Sophocle [sur ces définitions du motif et du thème, voir R. TROUSSON, Thèmes et mythes, Bruxelles, 1981].