CHAPITRE 1
L'Amour dans l’épopée
(1)0. Remarque
préliminaire
Il convient de noter au
préalable que le sentiment amoureux intervient fort peu dans l'Iliade:
- quelques allusions stéréotypées aux relations entre conquérants et
captives de guerre, en particulier Briséis ;
- trois interventions d'Andromaque, en tant qu’épouse, puis veuve
d’Hector ;
- quatre interventions d'Hélène.
Les femmes mortelles ne sont, du reste, guère présentes dans l'épopée.
Aucune femme n’est mentionnée dans le camp grec, à l'exception des
captives ; trois figures de femmes retiennent l'attention dans le camp
troyen: Hélène, Andromaque et Hécube. C'est normal puisque nous avons affaire
essentiellement à un monde de guerriers engagé dans le feu d'une action mémorable.
Nous verrons tout de suite si ces interventions de femmes aimées et/ou
amoureuses compensent leur rareté par leur poids.
La situation est
différente dans l'Odyssée, où le
couple formé par Ulysse et Pénélope joue un rôle direct dans le retour d'Ulysse
à Ithaque et pèse indirectement sur les errances d'Ulysse entraînées par la
haine de Poseidon et le refus de l'immortalité que
Calypso a offerte au héros. Certes, la personne d'Ulysse est mise en avant et
constitue le sujet principal de l'épopée. Mais contrairement à ce qui se passe
dans l'Iliade, les passages consacrés
à Pénélope jouent un rôle déterminant dans le récit.
(1)1. Les captives et
l'Amour
Lors de la prise d'assaut
de villes, les femmes sont arrêtées et deviennent un butin à partager entre les
vainqueurs: elles sont considérées comme des esclaves et se voient conférer des
tâches en rapport avec leurs possibilités. Les plus jeunes et les plus jolies
deviennent ainsi des concubines. La pratique attestée chez Homère se maintient
à l'époque classique. En pleine guerre du Péloponnèse, les Athéniens en 416
s'emparent de l'île de Mélos, qui a refusé de s'intégrer dans leur empire: ils
passent les hommes par les armes, réduisent les femmes et les enfants en
esclavage. Ce « fait de guerre » est mis en évidence par Thucydide
dans son Dialogue des Athéniens et des Méliens (V, 7,
84-116), inspire directement la tragédie
Les Troyennes d'Euripide et revient comme un leitmotiv dans les polémiques
du IVe siècle.
Homère a sorti ces femmes
de l'anonymat en leur donnant comme prototypes Chryséis et Briséis,
dont le sort influence le déroulement de l’épopée.
Chrysès, le père de Chryséis, propose une rançon pour racheter
sa fille, devenue la concubine d'Agamemnon. Celui-ci refusant la transaction,
Apollon venge son prêtre en envoyant une épidémie chez les Grecs. Agamemnon se
voit dès lors obligé de rendre Chryséis et exige de recevoir en compensation Briséis, la captive d'Achille. Ce dernier, furieux, se
retire dans sa tente et obtient par l'intermédiaire de sa mère, que les Troyens
soient vainqueurs tant que lui-même ne participe pas au combat. La
« Colère d'Achille », sujet principal de l'Iliade, se fonde donc sur des motifs futiles: les deux guerriers se
disputent pour des questions d'amour propre, leurs captives constituant pour
eux une part d'honneur et une source de jouissance.
Cette source de
jouissance est le seul atout reconnu à Chryséis, dont
Agamemnon se séparera sans état d'âme une fois que le dieu lui aura imposé sa
volonté. Chryséis, dont les sentiments nous échappent totalement, est confinée
par Agamemnon dans un rôle de femme-objet: elle est belle et intelligente,
autrement dit elle séduit par son corps et par sa conversation:
« Et tu viens encore aujourd'hui
déclarer, au nom des dieux, à la face des Danaens,
que, si l'Archer leur cause des souffrances, c'est parce que j'ai, moi,
refusé d'agréer la splendide rançon de cette fille, Chryséis. Il est vrai:
j'aime mieux, de beaucoup, la garder chez moi. Je la préfère à Clytemnestre
même, ma légitime épouse (κουρίης ἀλόχου). Non,
elle ne lui cède en rien, pour la stature ni le port, pour l'esprit ni pour
l'adresse » (Il., I,
109-115). |
De même, sa décision
d’arracher Briséis à Achille n'a rien à voir avec la
personnalité de celle-ci; c'est une question d'honneur, comme le prouve son discours adressé à
Achille:
« Entends pourtant ma menace. Si Phoebos Apollon m'enlève Chryséis, je la ferai mener par
une nef et des hommes à moi; mais, à mon tour, en personne, j'irai jusqu'à ta
baraque et j'en emmènerai la jolie Briséis, ta
part, à toi, pour que tu saches combien je suis plus fort que toi, et que
tout autre à l'avenir hésite à me parler comme on parle à un pair et à
s'égaler à moi devant moi » (Il., I,
181-187). |
La réaction d'Achille au moment où on lui enlève Briséis montre que celui-ci se place sur le même
plan : le héros ne parle que de butin dérobé, de gloire non reconnue,
d'honneur bafoué (Il., I, 352-356) ;
il ne dit mot sur les qualités physiques et morales de sa captive.
Enfin, c’est l’honneur
bafoué d’Achille qu’Agamemnon prendra en considération lorsqu’il lui faudra se
réconcilier avec le héros : il lui promettra différents
« cadeaux », dont des captives, Briséis
restituée intacte et une de ses filles richement dotée sans les contre-dons normalement offerts par le fiancé. On notera au
passage que les captives sont mises sur le même pied que des trépieds, des
vases, des chevaux, et que l'épouse est offerte en même temps que des
territoires. Peut-on rêver
plus belle représentation d’une femme-objet ?
« Devant vous tous ici j'énumérerai mes
illustres présents: sept trépieds encore
ignorants de la flamme, avec dix talents d'or; vingt bassins resplendissants; douze chevaux solides, taillés pour la victoire, dont les pieds
ont déjà triomphé au concours [...]. Je lui donnerai encore sept femmes habiles aux travaux
impeccables. Ce sont des Lesbiennes qu'au jour où lui-même conquit la belle
ville de Lesbos, j'avais choisies pour moi, parce qu'elles surpassaient en
beauté tout leur sexe. Je les lui donnerai; et, avec elles, il trouvera celle
qu'à l'époque je lui ai ravie, la
fille de Brisès; et je jurerai même un grand
serment que jamais je ne suis entré dans son lit, ni ne me suis uni à elle,
comme il est normal, parmi les humains, entre hommes et femmes. Tout cela, il
l'aura sur l'heure. En outre, si les dieux nous donnent de ravager la vaste
cité de Priam, qu'il se présente, à l'heure où se fera notre partage entre
Achéens; qu'il charge alors sa nef d'or et de bronze à foison, et qu'en plus
il se choisisse vingt Troyennes, à
son gré, les plus belles qui soient après Hélène l'Argienne. Enfin, si nous
devons un jour rentrer à Argos d'Achaïe, mamelle de la terre, qu'il y soit mon gendre, et je l'honorerai à
l'égal d'Oreste [...]. Je possède trois filles en mon manoir solide, Chrysothémis, Laodice, Iphianassa:
eh bien! qu'il emmène celle qu'il voudra dans la demeure de Pélée, et sans m'offrir de présents; je les doterai, moi, de cadeaux à foison,
tels que jamais homme n'en a encore doté sa fille. Et je lui donnerai aussi sept de mes bonnes villes [...].
Voilà ce que, pour lui, je suis prêt à faire, s'il renonce à son
courroux » (Il., IX,
121-157; cf. aussi IX,
259-299). |
Notons en passant une distinction entre les captives et l’épouse
légitime : les unes valent par leur beauté, les autres par l’alliance
familiale et la dot qu’elles apportent.
En revanche, le cas de Briséis apparaît un peu plus complexe que celui de Chryséis.
Signalons d’abord que celle-ci avait une famille,
puisqu’elle mentionne un époux et trois frères. Mais elle a subi la loi de la
guerre : lors de la destruction de sa cité, elle est devenue la concubine d’Achille.
Ensuite, Homère ne nous permet pas de nous prononcer sur
les sentiments qu’elle éprouve à l’égard de son vainqueur.
D'une part, il suggère qu'elle est tombée amoureuse d'Achille puisqu'elle
suit à regret les guerriers d'Agamemnon qui l'emmènent :
« Patrocle
obéit à son compagnon. De la baraque il fait sortir la jolie Briséis; il la leur donne; qu'ils l'emmènent! Et ils s'en
vont le long des nefs des Achéens. La femme les suit à regret (ἀέκουσα)» (Il., I,
345-348). |
De même, il indique qu’elle
pouvait espérer épouser le héros ; c’est du moins ce que lui avait
fait croire Patrocle:
« O Patrocle, si cher au coeur de
l'infortunée que je suis, je t'ai laissé vivant, le jour où je suis sortie de
cette baraque: et voici, commandeur des guerriers, que je te trouve mort, le
jour où j'y reviens. Pour moi, malheur toujours est suivi de malheur. L'homme
à qui m'avaient donnée mon père et ma digne mère, je l'ai vu, devant ma
ville, déchiré par le bronze aigu, aussi bien que les trois frères que ma
mère m'avait donnés [...]. Et cependant même le jour où le rapide Achille eut
tué mon époux et ravagé la ville du divin Mynès, tu
ne me laissais pas pleurer; tu m'assurais que tu ferais de moi l'épouse
légitime (κουριδίην ἄλοχον) du
divin Achille, qu'il m'emmènerait à bord de ses nefs et célébrerait mes
noces (δαίσειν γάμον) au
milieu de ses Myrmidons » (Il., XIX, 287-299). |
D'autre part, l'attitude d'Achille est loin d'être univoque: tout en
refusant la réparation offerte par Agamemnon, tant son amour-propre est blessé,
il laisse entendre qu'il
s'est attaché à sa captive. Mais le verbe φιλέω peut désigner une simple attirance
physique comme un sentiment complet et la comparaison avec Hélène, « sex symbol » de l’Antiquité
n’est pas nécessairement valorisante:
« Il
a ma douce épouse (ἄλοχον): eh
bien! qu'il dorme à ses côtés, qu'il jouisse d'elle à sa guise! Mais pourquoi
alors faut-il que les Argiens fassent, eux, la guerre aux Troyens? Pourquoi
lui, le fils d'Atrée, a-t-il réuni, conduit une armée jusqu'ici? N'est-ce
point pour Hélène aux beaux cheveux? Les Atrides sont-ils les seuls des
mortels à aimer leurs femmes (ἀλόχους)? Tout
homme de coeur et de sens aime la sienne et la protège. Et celle-là, je
l'aimais, moi, du fond du coeur, toute captive qu'elle était. Il me l'a
arrachée des mains - elle, ma part d'honneur (γέρας) - il
m'a joué » (Il., IX,
336-345). |
Par ailleurs, sa réaction quant au mariage légitime montre bien que celui-ci n'a rien à voir avec les sentiments personnels:
« Ses présents me font horreur; de lui
je fais cas comme d'un fétu! [...]. Et, pour ce qui est de la fille de
l'Atride Agamemnon, non, non, je ne l'épouserai pas; le disputât-elle pour la
beauté à Aphrodite d'or, pour les travaux à Athéné
aux yeux pers, non, même alors, je ne la prendrai pas pour femme (οὐ γαμέω). Qu'il choisisse un autre Achéen, qui
convienne à son rang, qui soit plus roi que moi! » (Il., IX,
378-392). |
On peut dès lors se
demander si le fait que la captive se soit attachée à son ravisseur et qu'il
puisse y avoir une certaine réciprocité dans ce sentiment élève Briséis et confère une certaine dignité à la condition
féminine? La réponse est
NON: le discours sous-jacent prête, en effet, aux captives, l'attitude
de femmes de harem, qui survivent par l'empire des sens et par la progéniture
qu'elles offrent à leur vainqueur. Il montre que les Grecs sont à cet égard
proches des Orientaux et à peine plus respectueux de la femme.
Cette vision de la captive oublieuse de son passé et
amoureuse de son ravisseur se retrouve à l’époque classique. Mentionnons comme
exemples le prologue d'Hérodote (I, 1-5), réduisant les femmes mythiques à de
vulgaires esclaves échangées entre prédateurs et la représentation d’Andromaque
dans les deux tragédies d’Euripide qui la mettent en scène.
Dans la tragédie Andromaque, la veuve d'Hector, contrainte et forcée il est vrai, a relégué loin
d'elle son passé pour défendre le fils qu'elle a eu de Néoptolème
et utilise pour y parvenir des méthodes caractéristiques de la vie de harem.
Qu'on en juge par les extraits que voici.
Le premier, prononcé par Hermione, exprime très
clairement le mépris des Athéniens pour les moeurs orientales de ce type:
« ... Il n'y a plus ici ni Hector, ni Priam, ni son or. C'est une cité grecque. Jusqu'où, malheureuse, as-tu pu t'égarer? Le fils de l'homme qui a tué ton mari (πόσιν), tu oses dormir avec lui et avoir des enfants de cet assassin. Toute la race des Barbares
est ainsi faite » (Andr., 168-173). |
Le second nous montre une
Andromaque expérimentée donnant des conseils de survie à une jeune Hermione,
pas encore formée à l'art de soumettre un mâle à force de caresses et de
servilité:
« Ce n'est pas pour des drogues de moi
que ton mari (πόσις) te
hait, mais la vie en commun ne t'a pas trouvée
préparée. Le vrai philtre, je vais te le dire: ce
n'est pas la beauté, ce sont nos qualités qui plaisent au
compagnon de notre lit (τοὺς ξυνευνέτας). [...] ... "Insatiables de plaisir, toutes les femmes", aurait-on dit par
ta faute, et ce serait pour notre honte. Plus fort que
chez les hommes ce mal réside en nous, mais nous devons le
couvrir noblement. Ah mon très cher Hector, pour l'amour de toi
j'ai moi-même chéri ce que tu chérissais, quand d'aventure
t'égarait Cypris, et ma propre mamelle, aux petits bâtards nés
de toi, bien souvent je l'offris, pour que tu n'aies
en moi nulle cause d'humeur. Ainsi par ma vertu je me conciliais mon mari
(πόσιν). Mais toi! qu'une seule goutte d'aérienne
rosée se pose sur ton homme, tu prends peur et ne
veux le souffrir » (Andr., 205-228). |
Dans la tragédie Les Troyennes enfin, Andromaque s’apprête à assumer son destin de captive :
l’évoquant dans toute sa cruauté, elle admet qu’une captive puisse, du fait du
plaisir des corps, s’attacher à son vainqueur :
« Si je rejette de ma pensée le visage
aimé d’Hector pour ouvrir mon cœur à l’époux (πόσιν)
d’aujourd’hui, je paraîtrai lâche au disparu ; si c’est l’autre que je
repousse, je m’attirerai la haine de l’homme qui est mon maître. On dit
pourtant qu’une seule nuit fait tomber l’aversion d’une femme pour la couche
d’un homme » (Troy.,
661-666). |
(1)2. Hélène et Pâris
Ce qui unit Pâris et
Hélène, selon l'aède, c'est essentiellement le plaisir des sens. En effet, Hélène, comme les vieux chefs troyens l'admettent volontiers, est dotée d'un immense pouvoir de séduction,
auquel il est difficile de résister. C'est en cela et uniquement en cela
qu'elle est maléfique:
« Non,
il n'y a pas lieu de blâmer les Troyens ni les Achéens aux bonnes jambières,
si, pour telle femme, ils souffrent si longs maux. Elle a terriblement l'air,
quand on l'a devant soi, des déesses immortelles. Mais, malgré tout, telle
qu'elle est, qu'elle s'embarque et qu'elle parte! qu'on ne la laisse pas ici,
comme un fléau pour nous et pour nos fils plus tard! » (Il., III,
156-160). |
Sa beauté est en
quelque sorte une malédiction qu'elle subit. C'est pourquoi la majorité de son entourage, principalement les hommes,
ne lui en tient pas rigueur (Il.,
XXIV, 762-775). Elle-même a du reste conscience de
n'être qu'un jouet entre les mains des hommes et des dieux et de bénéficier
pour ce motif d’une certaine indulgence:
« Pauvre beau-frère! en moi tu n'as
qu'une chienne, et méchante à glacer le coeur. Ah! pourquoi donc le jour où
m'enfantait ma mère, n'ai-je pas été prise, emportée par quelque horrible
bourrasque sur une montagne, ou dans un îlot de la mer bruissante, un flot
qui m'eût enlevée, avant que tous ces crimes eussent vu le jour? Ou, si les
dieux nous ont réservé ces horreurs, pourquoi du moins n'ai-je donc pas été
la femme d'un brave, capable de sentir la révolte, les affronts répétés des
hommes? Mais celui-là n'a nul ferme vouloir - il
n'en aura jamais - et je crois bien dès lors qu'il en recueillera le fruit.
En attendant, entre donc, frère, et prends ce siège. C'est toi surtout dont
le coeur est assailli par le souci: et cela, pour la chienne que je suis, et
pour la folie d'Alexandre! Zeus nous a fait un dur destin, afin que nous
soyons plus tard chantés des hommes à venir » (Il., VI,
344-358). |
En revanche, le regard
porté sur Pâris par ses pairs est méprisant. Sans doute est-il capable de se battre
valeureusement, mais chez lui, le plaisir des sens l'emporte sur le souci de
gloire. Aussi son
entourage le juge-t-il tout à fait négativement. Nous venons de nous
rendre compte de la piètre opinion qu'Hélène a de son amant. Hector est encore
moins indulgent et lui adresse des paroles infamantes, comme l'indique le
poète. Dans un monde de guerriers, un bellâtre séducteur ne peut qu'être
rejeté:
« Alors Hector, qui le voit, le prend à
partie en termes infamants: "Ah! Pâris de malheur! ah! le bellâtre,
coureur de femmes et suborneur! Pourquoi donc es-tu né? pourquoi n'es-tu pas
mort avant d'avoir pris femme (ἄγαμος)? Que j'eusse mieux aimé
cela! et que cela eût mieux valu que de te voir aujourd'hui notre honte et
l'objet du mépris de tous! Ah! qu'ils doivent rire à cette heure tous les
Achéens chevelus, eux qui se figuraient tel champion comme un preux, à voir
la beauté sur ses membres, alors qu'au fond de lui il n'est ni force ni
vaillance. Et c'est toi, ainsi fait, qui t'en vas rassembler de gentils compagnons,
afin de courir le large avec eux sur des nefs marines, de lier commerce avec
des étrangers et de nous ramener d'une terre lointaine une belle femme,
entrée déjà en jeune mariée (νυόν) dans une famille guerrière, pour le malheur
de ton père, de ta cité, de tout ton peuple, pour la joie de nos ennemis et
pour ton opprobre à toi-même! Tu ne veux donc pas affronter Ménélas, chéri
d'Arès? Ce serait le moyen de savoir ce qu'il vaut, l'homme dont tu détiens
la jeune et belle épouse (παράκοιτιν). De
quoi te serviront et ta cithare et les dons d'Aphrodite - tes cheveux, ta
beauté - quand tu auras roulé dans la poussière? Ah! les Troyens sont trop
timides; sans quoi, ils t'eussent déjà passé la tunique de pierre (sc. la
lapidation), pour tout le mal que tu as fait".»
(Il., III,
38-57). |
Pâris lui-même reconnaît
sa faiblesse et ne cherche nullement à résister à sa sensualité. Il proclame
haut et fort sa soumission au désir, dont il attribue la responsabilité aux
dieux, devant Hector :
« Alexandre pareil aux dieux répond: "Hector,
tu as raison de me prendre à partie: c'est de stricte justice [...]. Ne me
reproche pas pourtant les dons charmants de l'Aphrodite d'or. Il ne faut pas
mépriser, tu le sais, les dons glorieux du Ciel. C'est lui qui nous les
octroie, et nous n'avons pas les moyens de faire notre choix
nous-mêmes » (Il., III, 58-64). |
Il tient le même discours devant Hélène, avec laquelle il a en commun la
passivité:
« Ne
poursuis pas mon coeur, femme, de durs outrages. Si aujourd'hui Ménélas a
vaincu, c'est grâce à Athéné; une autre fois
j'aurai mon tour: nous aussi, nous avons des dieux pour nous. Allons!
couchons-nous et goûtons le plaisir d'amour (φιλότητι).
Jamais encore le désir (ἔρως) n'a à
ce point enveloppé mon âme, pas même le jour où, pour t'enlever de l'aimable
Lacédémone, je pris le large avec mes nefs marines et, dans l'îlot de Cranaé, je partageai ton lit et ton amour - non, non,
jamais autant que je t'aime (ἔραμαι) à
cette heure et que me tient le doux désir (ἵμερος) »
(Il., III,
438-446). |
En réalité, Hélène n'est
pas véritablement différente de Chryséis et de Briséis.
Comme les captives, elle
est une femme-objet, qui survit à son enlèvement par des moyens qui sont
à sa portée et c'est du reste ainsi que la voit Hérodote dans son Prologue (I,
3).
Des différences fondamentales l'opposent
toutefois à celles-ci:
- tandis que les captives sont conquises en vertu d'une pratique courante
et admise lors d'une guerre, Hélène
a été enlevée en temps de paix, au mépris de l'hospitalité ;
- par ailleurs, on ne perçoit pas clairement le statut d’Hélène à Troie,
certains termes suggérant qu’elle est considérée comme une épouse légitime,
d’autres qu’elle est une « compagne » ;
- enfin, comme les captives, Hélène n'assume aucune responsabilité dans son
destin, alors que Pâris est coupable d'avoir bafoué une règle essentielle de la
société pour assouvir son désir: il n'est mû ni par le souci de sa gloire ni
par la solidarité vis-à-vis des siens ni par ses responsabilités de fils de roi
à l'égard de sa communauté.
La figure d'Hélène subira
dans certains cas des modifications. Si certains auteurs perpétuent l'image de
la femme victime passive de sa beauté et de son pouvoir sur les hommes,
d'autres introduisent une certaine perversité dans le personnage, voyant en
Hélène une coquette pour ne pas dire une cocotte. Le théâtre d'Euripide atteste
cette interprétation ambivalente.
Sa tragédie
Hélène nous présente une héroïne totalement innocente: c'est son
leurre qui a séjourné à Troie; elle-même s'est rendue en Égypte où elle
revendique haut et fort dès le prologue une fidélité à toute épreuve à l'égard
de son époux; elle encourt de ce fait un péril, puisqu'elle résiste aux avances
de Théoclymène, le roi d'Égypte. Les retrouvailles
avec Ménélas donneront lieu à une très belle scène d'amour:
« Comment se fait-il que je vive encore?
C'est que je tiens de la bouche divine d'Hermès que je dois revenir vivre un jour dans la plaine illustre de Sparte, avec mon
époux (ἀνδρὶ) qui
saura que je ne fus jamais à Troie, ayant voulu
que dans mon lit il fût seul à entrer. Aussi longtemps que Protée vit le jour, rien
ne menaça mon honneur. Mais depuis que la terre le cache dans sa
nuit, son fils me poursuit et veut s'unir à moi (γαμεῖν). C'est ma fidélité au mari (πόσιν) de
jadis qui me tient prosternée à ce sépulcre de Protée que je vénère, le suppliant de me garder pour Ménélas, et que si les Grecs décrient mon nom, la honte au moins épargne ici mon
corps » (Hélène, 56-67). |
Face à cette Hélène, plus innocente que l'héroïne d'Homère, se dresse l'Hélène des Troyennes, fieffée coquette et opportuniste, qu'Hécube
accuse d'avoir succombé au plaisir des sens et à l'attrait de la richesse et de
la cour dont Pâris pouvait se prévaloir:
« Mon fils était très beau, ton propre coeur, en le voyant, s'est fait
Cypris, car ce sont leurs désirs déchaînés (τὰ μῶρα) que
les humains appellent Aphrodite, un nom qui commence en effet comme celui d'Aphrosyné. En le voyant dans sa robe barbare, éclatant
d'or, tu t'es sentie perdre la tête. Car tu vivais de peu dans ton Péloponnèse, En quittant Sparte pour la cité phrygienne où la richesse ruisselait, tu comptais bien
t'offrir du luxe à flots, quand la maison de Ménélas ne
pouvait te donner de quoi satisfaire tes goûts éhontés. Or donc, c'est mon fils, as-tu dit, qui
t'emmena de force. Quelqu'un à Sparte a-t-il rien vu de
tel? » (Troy., 987-999). |
Notons en passant l'analyse très fine qu'Euripide nous donne de l'attirance
des corps: les Grecs invoquent la divinité pour dissimuler leurs tensions
intérieures. Par ailleurs, il suggère que la passion amoureuse s'apparente au
désordre, ce qui cadre bien avec l'idéologie de la citoyenneté, comme nous
aurons l'occasion de l'observer plus loin.
(1)3. Andromaque et
Hector
Hector et Andromaque sont
unis par les liens légaux du mariage et sont de naissance équivalente. La
différence entre eux réside dans le fait qu'Hector est entouré par tout son clan de Priamides, tandis qu'Andromaque est la seule
survivante de sa famille, les mâles ayant été massacrés par Achille, sa mère
étant morte après le paiement de la rançon qui la rachetait à Achille (Il., VI,
407-439). Par ailleurs, Andromaque a renforcé les liens de son union en donnant
un fils à Hector.
I. Homère ne nous présente qu'une seule fois les époux ensemble
et il le fait avec beaucoup de tact et de sensibilité, en nous plongeant dans
une exquise scène de famille, où père et mère communient dans l'amour de leur
enfant :
« Ainsi dit l'illustre Hector, et il
tend les bras à son fils. Mais l'enfant se détourne et se rejette en criant
sur le sein de sa nourrice à la belle ceinture: il s'épouvante à l'aspect de
son père; le bronze lui fait peur, et le panache aussi en crins de cheval,
qu'il voit osciller, au sommet du casque, effrayant. Son père éclate de rire,
et sa digne mère. Aussitôt, de sa tête, l'illustre Hector ôte son casque: il
le dépose, resplendissant, sur le sol. Après quoi, il prend son fils, et le baise, et le berce en ses bras, et dit, en priant Zeus
et les autres dieux: "Zeus!
et vous tous, dieux! permettez que mon fils, comme moi, se distingue entre
les Troyens, qu'il montre une force égale à la mienne, et qu'il règne,
souverain, à Ilion! Et qu'un jour l'on dise de lui: "Il est encore plus
vaillant que son père", quand il rentrera du combat! Qu'il en rapporte
les dépouilles sanglantes d'un ennemi tué, et que sa mère en ait le coeur en
joie!" Il dit et met son fils dans les bras de sa
femme; et elle le reçoit sur son sein parfumé, avec un rire en pleurs » (Il., VI, 466-484). |
Il n'est toutefois pas question
d'amour conjugal dans ce passage. Pour dissuader son mari de retourner au
combat, Andromaque ne tire argument que de la précarité du statut de veuve et d'orphelin en période de
guerre et c'est du reste cette précarité qui tracasse Hector, lequel
décrit certaines des tâches serviles imposées à une captive de guerre :
« Mais j'ai moins de souci de la
douleur qui attend les Troyens, ou Hécube même, ou sire Priam, ou ceux de mes
frères qui, nombreux et braves, pourront tomber dans la poussière sous les
coups de nos ennemis, que de la tienne, alors qu'un Achéen à la cotte de
bronze t'emmènera pleurante, t'enlevant le jour de la liberté. Peut-être
alors, en Argos, tisseras-tu la toile pour une autre; peut-être porteras-tu
l'eau de la source Messéis ou de l'Hypérée, subissant mille contraintes, parce qu'un destin
brutal pèsera sur toi. Et un jour on dira, en te voyant pleurer: "C'est
la femme d'Hector, le premier au combat parmi les Troyens dompteurs de
cavales, quand on se battait autour d'Ilion". Voilà ce qu'on dira, et,
pour toi, ce sera une douleur nouvelle, d'avoir perdu l'homme entre tous
capable d'éloigner de toi le jour de l'esclavage. Ah! que je meure donc, que
la terre sur moi répandue me recouvre tout entier, avant d'entendre tes cris,
de te voir traînée en servage! » (Il., VI, 450-465). |
Mais la gloire interdit à Hector de tenir compte de ses intérêts familiaux
et son rôle de chef des guerriers l'emporte sur son rôle de chef de
famille :
« Mais aussi j'ai terriblement honte, en
face des Troyens comme des Troyennes aux robes traînantes, à l'idée de
demeurer, comme un lâche, loin de la bataille. Et mon coeur non plus ne m'y
pousse pas: j'ai appris à être brave en tout temps et à combattre aux
premiers rangs des Troyens, pour gagner une immense gloire à mon père et à
moi-même » (Il., VI,
441-446). |
Si l'on considère que la guerre constitue la forme la
plus sérieuse de l'activité politique, on peut voir dans Hector l'incarnation du bon
citoyen dans la démocratie athénienne.
De même, Homère évoque la
répartition des tâches entre le mari et la femme; au mari les oeuvres de
guerre ou de politique, à l'épouse, la gestion du foyer. On comprend à la
lumière notamment de cet extrait que l'Iliade
ait été une oeuvre régulièrement enseignée aux petits Athéniens, puisqu’
elle les conforte dans leur vision du mariage : ce que dit Hector rejoint
l'opinion reçue des Athéniens, telle que la véhicule Thucydide dans son
discours sur la démocratie (II, 34-46):
« Allons! rentre au logis, songe à tes
travaux, au métier, à la quenouille, et donne ordre à tes servantes de vaquer
à leur ouvrage. Au combat veilleront les hommes, tous ceux - et moi le
premier - qui sont nés à Ilion » (Il., VI, 490-493). |
II. Quand Andromaque apprend la nouvelle de la mort
d'Hector, elle est précisément occupée à vaquer à ses tâches de maîtresse de maison:
« Mais
l'épouse (ἄλοχος)
d'Hector ne sait rien encore. Aucun messager véridique ne lui est venu dire
que son époux (πόσις) est
resté hors des portes. Elle tisse au métier, dans le fond de la haute
demeure, un manteau double de pourpre, qu'elle va parsemant de dessins
variés. Elle vient de donner ordre à ses suivantes aux beaux cheveux dans la
maison de mettre au feu un grand trépied, afin qu'Hector trouve un bain
chaud, quand il rentrera du combat » (Il.,
XXII, 437-444). |
Sa lamentation porte une nouvelle fois sur son statut de veuve et sur le statut d'orphelin réservé
à Astyanax. Le sort réservé à un enfant privé de père, sur lequel s'attarde
Andromaque, est particulièrement effrayant: on a l'impression d'avoir affaire à
une société non policée, où prévaut la loi du plus fort, puisque le fils
d'Hector risque d'être maltraité par ses proches (Il., XXII, 477-507).
ΙΙΙ. Andromaque revient une dernière fois sur le sort de son fils et sur le sien
à l'occasion des lamentations requises par le cérémonial autour du corps
d'Hector. Elle évoque sa
future condition de captive et la lourde hypothèque qui pèse sur le destin
d'Astyanax. À la fin de son intervention, mais à la fin seulement, une
note plus personnelle laisse entendre qu'elle fut amoureuse d'Hector:
« Époux
(ἄνερ), tu quittes
la vie et péris bien jeune, me laissant veuve en ta maison. Et il est bien
petit encore, le fils que toi et moi, nous avons mis au monde, malheureux que
nous sommes! et je doute qu'il atteigne à
l'adolescence: notre ville sera bien avant détruite de fond en comble,
maintenant qu tu es mort, toi, son défenseur, toi qui la protégeais, qui lui
gardais ses nobles épouses, ses jeunes enfants. Bientôt elles seront emmenées
sur les nefs creuses, et moi avec elles. Et toi aussi, mon petit, ou bien tu
me suivras pour vaquer avec moi à des corvées serviles et peiner sous les
yeux d'un maître inclément, ou bien quelque Achéen, te prenant par la main,
t'ira - horrible fin! - précipiter du haut de nos remparts, en haine
d'Hector, qui lui aura tué un frère, un père, un fils - il est tant d'Achéens
qui, sous les coups d'Hector, ont mordu la terre immense! Ah! il n'était pas
tendre ton père, au cours de l'affreuse bataille! Et c'est pourquoi nos gens
le pleurent par la ville - tandis qu'à tes parents, Hector, tu auras coûté
des sanglots et un deuil abominable, tandis qu'à moi surtout rien ne restera
plus que d'affreuses douleurs. Tu n'auras pas de ton lit tendu vers moi tes
bras mourants! tu ne m'auras pas dit un mot chargé de sens (πυκινὸν ἔπος), que je puisse me rappeler, jour et nuit,
en versant des larmes! » (Il., XXIV, 725-745). |
En conclusion, dans le
couple légendaire que forme Hector et Andromaque, l'amour n'est guère avoué:
discrètement par Andromaque, par un simple geste d'Hector.
- L'amour dans l'Iliade est affaire de femme et il ne peut
contrebalancer chez l'homme son rôle social (et politique).
- De plus, l'homme et la
femme ne sont pas égaux dans le mariage: à l'homme les tâches extérieures,
à la femme, la gestion du foyer dont elle est la maîtresse, qui constitue son
seul horizon, alors que celui de son mari est plus vaste.
- Enfin, quelles que soient les figures de femmes qui apparaissent dans
l'épopée, elles sont
toutes liées au statut de captives déjà concrétisé pour Chryséis et pour
Briséis, qui prend Hélène au piège dans un contexte
différent et qui attend Andromaque. Si elles demeurent dans la maison, les
captives échangent leur statut de maîtresses du foyer en celui de servantes
propres à toutes les tâches, y compris celle de concubine.
(1)4. Pénélope et Ulysse
Le personnage de Pénélope, sans égaler en importance celui d'Ulysse, joue un grand rôle dans l'Odyssée. Cette femme intrigue son
entourage, Télémaque, les prétendants, les gens de sa maison, car son attitude
apparaît ambiguë.
D'une part, elle affirme, et d'autres avec elle, son inébranlable fidélité à Ulysse, qui lui
a fait recourir notamment à la célèbre ruse du tissu brodé le jour et défait la
nuit:
« Étranger,
ma valeur, ma beauté, mes grands airs, les dieux m'ont tout ravi lorsque,
vers Ilion, les Achéens partirent, emmenant avec eux Ulysse mon époux (πόσις)! Ah!
s'il me revenait pour veiller sur ma vie, que mon renom (κλέος) serait
et plus grand et plus beau! je n'ai plus que chagrins: tant le ciel me
tourmente! Tout m'est indifférent, les suppliants, les hôtes, et même les
hérauts, qui servent le public. Le seul regret d'Ulysse me fait fondre le
coeur. Ils pressent cet hymen (γάμον). Moi, j'entasse les ruses. […].
Maintenant, je ne sais comment fuir cet hymen (γάμον)! je
suis à bout d'idées. Pour le choix d'un époux (γήμασθαι), mes
parents me harcèlent; mon fils est irrité de voir manger ses biens; il
comprend; c'est un homme; il est en âge enfin de tenir sa maison; il se
ferait un nom par la grâce de Zeus!... » (Od., XIX, 124-161). |
Mais son entourage a en
même temps l'impression qu'elle
est prête à se remarier, que l'attente a fini par trop lui peser, comme le
susurre Athéna à Télémaque (Od., I,
296-276 ; II, 50-54 ; XIX,
510-534) et comme l'admet ce dernier:
« Ma mère?... deux désirs se partagent
son coeur: rester auprès de moi, veiller sur ma maison, en gardant le respect
des droits de son époux (εὐνὴν πόσιος) et
l'estime du peuple, ou suivre, pour finir, l'Achéen de son choix, qui saurait
au manoir faire sa cour avec les plus beaux des présents » (Od., XVI, 73-77, cf. aussi Od.,
XIX, 510-534). |
Elle-même laisse entendre à Eurymaque, son principal
prétendant, qu'Ulysse avait prévu la
possibilité d'un remariage une fois Télémaque devenu adulte. Il est vrai que ce
peut être encore une ruse et qu'elle peut ne pas penser ce qu'elle dit ;
c’est en tout cas ainsi que l'entend Ulysse :
« Ma valeur, ma beauté, mes grands
airs, Eurymaque, les dieux m'ont tout ravi,
lorsque, vers Ilion, les Achéens partirent, emmenant avec eux Ulysse, mon
époux (πόσις)! Ah!
s'il me revenait pour veiller sur ma vie, que mon renom (κλέος) serait
et plus grand et plus beau! Je n'ai plus que chagrins, tant le ciel me
tourmente!... Le jour qu'il s'en alla loin du pays natal, il me prit la main
droite au poignet et me dit: "Ma femme, je sais bien que, de cette
Troade, nos Achéens guêtrés ne reviendront pas tous; on dit que les Troyens
sont braves gens de guerre, bons piquiers, bons archers, bons cavaliers,
montés sur ces chevaux rapides, qui, dans le grand procès du combat indécis,
sont les soudains arbitres. Le ciel me fera-t-il revenir en Ithaque? dois-je
périr là-bas en Troade? qui sait? Tu resteras ici et prendras soin de tout.
Pense à mes père et mère: pour eux, en ce manoir, reste toujours la même;
sois plus aimante encor quand leur fils sera loin! Plus tard, quand tu verras
de la barbe à ton fils, épouse (γήμασθε) qui te plaît et quitte
la maison!"» (Od., XVIII,
251-270). |
Un argument qui pourrait être décisif en faveur de Pénélope est le message
que l'ombre d'Anticleia délivre à Ulysse, car on a
peine à croire que les habitants de l'Enfer puissent mentir:
« "Et dis-moi les pensées, les
projets de ma femme?...est-elle demeurée auprès de notre enfant?... sait-elle
maintenir tous mes biens sous sa garde?... ou déjà, pour époux (ἔγημεν Ἀχαιῶν τις),
aurait-elle choisi quelque noble Achéen?". Je dis, et cette mère auguste
me répond: "Elle te reste encor, et de tout coeur fidèle, toujours en
ton manoir où, sans trêve, ses jours et ses nuits lamentables se consument en
larmes" » (Od., XI, 177-183; cf. aussi Od., XIII, 333-338, XVI, 30-38). |
Notons que cette ambiguïté de l'attitude
donnera lieu par la suite à une représentation, minoritaire certes mais bien
attestée, d'une Pénélope coquette et infidèle.
De son côté, Ulysse est possédé par le désir de retrouver son foyer
et sa femme:
« Il
ne restait que lui à toujours désirer le retour et sa femme (γυναικός) »
(Od., I, 13). |
Il préfère son épouse aux déesses et refuse à son profit l'immortalité que
lui propose Calypso. Il revendique devant cette dernière son caractère de héros
souffrant et endurant, plutôt que celui d'un guerrier épris de gloire et à la
recherche d'exploits mémorables:
« Mais, après les plaisirs du manger et
du boire, c'est Calypso qui reprit, cette toute divine: "Fils de Laërte,
écoute, ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses!... C'est donc vrai qu'au
logis, au pays de tes pères, tu penses à présent t'en aller?... tout de suite?... Adieu donc
malgré tout!... Mais si ton coeur pouvait savoir de quels chagrins le sort
doit te combler avant ton arrivée à la terre natale, c'est ici, près de moi,
que tu voudrais rester pour garder ce logis et devenir un dieu, quel que soit
ton désir de revoir une épouse (ἄλοχον) vers
laquelle tes voeux chaque jour te ramènent... Je me flatte pourtant de n'être
pas moins belle de taille ni d'allure, et je n'ai jamais vu que de femme à
déesse, on pût rivaliser de corps ou de visage". Ulysse l'avisé lui fit cette réponse:
"Déesse vénérée, écoute et me pardonne: je me dis tout cela!... Toute sage
qu'elle est, je sais qu'auprès de toi, Pénélope serait sans grandeur ni
beauté; ce n'est qu'une mortelle, et tu ne connaîtras ni l'âge ni la mort...
Et pourtant le seul voeu que chaque jour je fasse est de rentrer là-bas, de
voir en mon logis la journée du retour! Si l'un des Immortels, sur les vagues
vineuses, désire encore me tourmenter, je tiendrai bon: j'ai toujours là ce
coeur endurant tous les maux; j'ai déjà tant souffert, j'ai déjà tant peiné
sur les flots, à la guerre!... s'il y faut un surcroît de peine, qu'il
m'advienne!" » (Od., V, 201-224). |
L'héroïne fidèle au poste
et le héros endurant se rencontreront dès lors à égalité, Pénélope vérifiant
l'identité de l'hôte qui se présente à elle et Ulysse ayant observé de prime
abord, sans révéler son identité la vie de sa maisonnée.
Le couple Ulysse-Pénélope
se révèle donc bien différent de celui d'Hector/Andromaque. Pénélope a
des responsabilités, elle assume son destin de femme seule, elle dispose d'une
certaine marge de liberté, puisqu'un second mariage ne lui est pas interdit et
qu'elle peut en décider elle-même. Elle ne vit pas dans l'ombre tutélaire d'un
époux et dirige un domaine.
Plusieurs raisons peuvent
expliquer cette différence:
(1) Le contexte n'étant plus guerrier,
la maisonnée des héros reprend de l'importance.
(2) L'auteur des deux épopées est
différent.
(3) La situation est différente: nous
ne trouvons pas dans une ville assiégée, dont la reddition implique l'esclavage
pour les femmes et les enfants, mais dans un pays paisible, dont les hommes
combattent au loin, laissant à leur épouse le soin de gérer les affaires à leur
place. Cette situation, fréquente au demeurant, se vérifie durant les
différentes guerres de l'Antiquité. Nous l'observerons à l'occasion de la
guerre du Péloponnèse. Les faits montrent que la femme n'est pas l'éternelle
mineure que présente la loi.
(4) Le système de valeur n'est pas le
même. Dans l'Iliade, l'accent est mis
sur la gloire et sur les exploits; les valeurs familiales s'intègrent mal dans
un tel schéma. En revanche, dans l'Odyssée,
le héros est endurant: il traverse les épreuves sans perdre son identité et son
courage. Une telle personnalité s'intègre sans difficulté dans un tissu
familial, car les épreuves assumées peuvent être diverses, pourvu qu'elles
soulignent le caractère inébranlable de celui qu'elles assaillent.
(1)5. Conclusion
Sans prétendre épuiser
l'analyse, je ferai cinq observations pour conclure ce chapitre.
(1) Notons d'abord l'analyse nuancée qu'Homère
nous donne de ses personnages. Ceux-ci sont loin d'être monolithiques et
manifestent des attitudes psychologiques en contraste. Rappelons ainsi
qu'Achille semble épris de Briséis, même si nous ne
disposons pas de certitude absolue à ce sujet. De même, on a observé que
Pénélope, toute fidèle qu'elle soit, n'est pas insensible à la cour que lui
font les prétendants et qu'elle est lasse d'être seule, alors qu'elle est belle
et désirable. Cette finesse de l'analyse homérique ouvre le champ à des potentialités
diverses qui ont toutes été exploitées par la suite.
(2) Il
est clair que l'Amour
n'est pas une valeur fondamentale des deux épopées, ce qui ne veut pas
dire qu'il est inexistant. Mais le désir de gloire dans l'Iliade, l'esprit d'aventure et l'endurance dans l'Odyssée l'emportent sur toute autre considération:
l'amour met de l'huile dans les rouages de la vie, il n'aide pas les héros à
accomplir leur destin.
(3) Le lien conjugal ou
l'attachement au couple sont présentés comme le fait de la femme, parce qu'il constitue le
fondement de leur insertion sociale. Le statut d'épouse est le plus fréquemment
invoqué, non les sentiments personnels, dont l'existence est tout juste
esquissée. La femme vaut en tant que repos du guerrier et/ou fondement de la famille.
(4) L'homme et la femme ne sont pas égaux, mais le
fossé est plus profond en l'absence de liens sanctionnés par la loi. De plus,
le contexte vécu peut accentuer ou infirmer l'inégalité. La femme du guerrier qui
se bat pour défendre sa cité assiégée n'a qu'une seule chose à faire:
s'effacer, laisser aux hommes la liberté totale de leurs mouvements. Celle dont
le mari guerroie au loin assume les tâches d'administration qui relèvent
normalement de lui: elles sont des suppléants et ne sont donc pas jugées
inaptes à exercer de telles responsabilités. L'administration d'un domaine est
moins que celui de l'armée le domaine exclusif de l'homme.
(5) En tout état de cause, la femme est considérée à
travers le regard et les attentes de l'homme. Ceci explique la double
vision qui nous est proposée de celle-ci. Il y a, d'une part, la femme objet du
désir, séductrice attrayante mais dangereuse par l'attrait qu'elle exerce sur
l'irrationnel de l'homme. Il y a d'autre part la femme qu'attend l'homme doté
de toute sa raison, conformément à son choix des valeurs: c'est la femme qui
fonde et perpétue la famille, celle qui, placée en retrait, permet à l'homme
d'accomplir son destin. L'une et l'autre existent en fonction de l'homme;
parfois elles peuvent se rencontrer dans une même personne; mais cela Homère ne
nous le dit pas de façon explicite.
(6) Là où l'Amour paraît timidement, il est surtout l'affaire
des femmes. C'est Andromaque qui souffre pour les paroles tendres
qu'elle n'a pas dites, c'est Pénélope qui souffre de l'absence, c'est Briséis qui espère le mariage.
(1)6. Appendice :
Comparaison avec Les tambours de la pluie d'Ismaïl Kadaré
Ismaïl Kadaré, né en 1936,
est un écrivain albanais, qui a été plus ou moins choyé par le régime
communiste, mais qui a pris progressivement ses distances à l'égard de
celui-ci. Il est résolument nationaliste et se veut le chantre du passé
glorieux de l'Albanie. C'est dans cette perspective qu'il a composé plusieurs
romans épiques, dont Les tambours de la
pluie, oeuvre publiée en français en 1985.
Le sujet du roman est le
siège d'une ville mené au XVe siècle par les Turcs ottomans, alors que
l'Albanie s'est soulevée contre le joug de ceux-ci sous la direction d'un chef
prestigieux, Georges Kastriote, plus connu sous le
nom de Skanderbeg. Le livre fait alterner tout au long du récit un chapitre
construit du point de vue de l'assiégeant, un chapitre construit du point de
vue de l'assiégé. Le récit s'inscrit dans la tradition de la guerre de Troie,
comme le montrent une référence explicite à Homère et la présence d'un cheval
mortifère. Le cheval de Troie amène en son sein des guerriers ennemis; le
cheval de Kadaré, en tournant autour des remparts, recherche les canalisations
souterraines qui alimentent en eau la ville assiégée et les trouve. Mais la fin
de la ville albanaise est plus heureuse: Skanderbeg arrive à temps et le siège
est levé. Comme nous verrons plus loin le texte qui parle du cheval, je citerai
ici la référence à Homère:
« - Tu vois cet aveugle, là-bas, qu'on
pousse de tous côtés? dit-il à Siri Selim. - Oui. - C'est Sadedin,
le poète. Il a perdu la vue durant la bataille. [...] - Dans l'état où il est, pourquoi ne
rentre-t-il pas en Turquie? demanda Siri Selim. - Il est en train d'écrire un grand poème
sur cette campagne, dit Tchélébi. Il veut être là
quand la citadelle sera prise. - Tiens, c'est un homme singulier.
Appelle-le. Tchélébi alla vers le poète. Au bout d'un moment, il
revint en sa compagnie. - On entend partout des pas de soldats, dit Sadedin, de sa voix tonnante. C'est un bruit exaltant. L'astrologue
le dévisagea d'un air de mépris. - Dans la Grèce antique, dit Siri Selim, il y a de cela bien des siècles, il était un
poète aveugle comme toi [...]. Il s'appelait Homère et il écrivit un grand poème sur une place nommée Troie,
dont les Grecs ne réussirent pas à s'emparer durant dix siècles [?]. - Moi, je m'appelle Sadedin.
On me surnommait le Rossignol, mais la guerre m'a enlevé ce surnom, et je ne
suis plus maintenant que Sadedin l'Aveugle » (Folio, pp.192-193). |
Les femmes occupent une
place minime dans le roman.
Celles de la ville assiégée combattent aux côtés de leurs hommes
dans une mêlée indistincte; elles n'ont pas de rôle spécifique et ne sont
mentionnées en tant que telles qu'une seule fois:
« Finalement, le 11 août, ils nous
coupèrent l'eau. Lorsque le cheval blanc
se mit à tourner comme une malédiction autour de nos remparts, nous
comprîmes qu'on s'en servait pour déceler le conduit. Il nous était facile de
tuer la bête, mais nous décidâmes de n'en rien faire, pour ne pas confirmer à
leurs yeux, par ce geste, l'existence de l'aqueduc et les inciter à le
découvrir coûte que coûte. Nous espérions encore que si le cheval échouait,
ils renonceraient peut-être à leurs recherches [...]. Le cheval courait toujours en tous sens et
nous suivions, le sang figé, chacun de ses mouvements. Deux ou trois fois, il
s'arrêta à des points au-dessous desquels passait l'aqueduc, et nous fermions
alors les yeux, angoissés. Un des nôtres, ne se dominant pas, lança un trait.
Le cheval, blessé, finit par découvrir le conduit. Nous courûmes remplir tous
les récipients vides dont nous disposions, pendant qu'eux se mettaient à
creuser, farouchement, comme des hyènes. Lorsque nos jeunes filles virent l'eau
jaillir et une flaque se former sur la grande fosse, qui ressemblait
maintenant à une tombe ouverte, elles fondirent en larmes [...]. Minuit est passé. L'alarme continue. Leur
camp immense se convulse, halète, comme s'il était déchiré de toutes parts.
Georges est là, en bas, qui les frappe sans merci. Nous sommes sûrs que rien
ne peut résister à sa force. Les ténèbres sont profondes. Nous ne voyons
rien. Nous sentons seulement son souffle. Nous sommes massés à nos portes,
prêts à les ouvrir et à nous lancer à l'attaque dès que nous en recevrons
l'ordre. Une femme n'a pu se maîtriser, et du haut des remparts, elle
s'est mise à crier: "Georges, Georges, venge-nous, tue-les!" »
(Folio,
pp.231-232). |
Non seulement les femmes assiégées ne font qu'une brève apparition, mais
elles apparaissent à travers le regard des hommes, qui leur attribuent les
poncifs habituels: faiblesse et absence de maîtrise de soi. Pas un seul instant
on n'évoque leur force d'âme, qui les pousse à vaquer à leurs tâches en temps
de guerre sans se faire remarquer.
Toutefois, les femmes albanaises
jouissent d'une plus grande liberté que les femmes turques: aussi le sort qui
les attend en cas de défaite n'est guère engageant, si on en croit le discours
d'un prêtre turc:
« Nous dépouillerons leurs femmes et
leurs jeunes filles de leurs vêtements blancs et impudiques pour les revêtir
de la noble mante noire, bénie par la religion. Nous couvrirons d'un voile
leurs visages et leurs yeux pleins de malice qui regardent licencieusement
les hommes et s'offrent tout aussi librement à leurs regards. Nous ferons en
sorte qu'elles oublient les brûlants transports de l'amour pour se marier
selon les saintes lois du Shérihat. Nous leur
ferons courber leurs têtes indociles sous l'autorité maritale, comme le
prescrit le saint Coran. Ainsi, les détournant de leurs coutumes barbares et
leur inculquant généreusement nos magnifiques principes et coutumes, nous en
ferons des femmes honnêtes et vertueuses et sauverons leurs âmes possédées du
démon. Nous verserons notre sang pour que la lumière de l'Islam pénètre
jusque dans ces repaires de loups » (Folio, p.74). |
Comme chez Homère, la femme est manifestement envisagée à travers le regard
de l'homme: séductrice, elle représente un danger pour celui-ci en le faisant
verser du côté de l'irrationnel; elle doit donc être contrôlée de façon rigide.
Du côté des assiégeants musulmans, la condition féminine n’est pas
engageante. Les femmes y sont présentées, soit comme des captives,
soit comme des concubines d'un harem de campagne: dans les deux cas, elles subissent
un destin qu'elles ne peuvent choisir, d'autant plus qu'elles sont privées de
la protection que leur vaudrait un mariage légitime.
Le sort des captives est particulièrement terrible, car il est présenté sous son jour le plus
crû:
« Le janissaire s'était fait raconter
que le marché des captives était, pour les soldats inexpérimentés, un champ
d'action à la fois plein d'agréments et d'incertitudes. Les prix qui
n'étaient jamais bien fixés, variaient d'heure en heure. Ils dépendaient
généralement du nombre de femmes capturées, mais d'autres facteurs influaient
également sur ces fluctuations. L'aspect et l'âge des captives en étaient,
bien entendu, les éléments déterminants. Mais là encore jouaient des
considérations subjectives. Les hommes provenaient de lointaines régions de
l'empire et la diversité de leurs goûts désorientait le marché, bien qu'il y
eût des cas où les préférences coïncidaient. Les blondes étaient généralement
plus appréciées et parfois leur prix montait si haut que seuls les officiers
supérieurs, ou, tout au plus, les serdengestlers,
qui étaient les troupes les mieux payées, pouvaient s'offrir le luxe de les
acquérir. Mais la beauté et l'âge n'étaient pas les
seuls éléments d'appréciation. Les prix, élevés au retour de l'expédition,
baissaient parfois brusquement le lendemain matin. Les soldats, après avoir
passé la nuit avec leurs esclaves, sortaient les vendre devant leurs tentes,
maintenant repentis de les avoir payées si cher. Las, désenchantés, ils
étaient prêts à s'en débarrasser à moitié prix. Alors, de rusés acheteurs,
rompus à ce jeu, profitaient de ces heures matinales pour en acquérir en
grand nombre, sachant bien que la nuit sombre, avec son souffle chaud, reviendrait
et qu'avec elle les prix remonteraient. Ceux-ci subissaient de brusques oscillations
même après que les premières soifs avaient été étanchées. Quelquefois même
ils montaient en flèche. C'était lorsque les jeunes filles, épuisées,
mouraient en tas dans les tentes, ou perdaient la raison » (Folio, pp.130-131). |
« La foule se massa sur le passage de
la colonne qui amenait les prisonnières. Il se fit subitement un profond
silence. Des centaines d'hommes se dressaient sur la pointe des pieds pour
mieux les voir. C'étaient sept jeunes filles de quinze à seize ans, liées en
chaîne à une longue corde. Blanches, l'air égaré, elles regardaient avec
épouvante les milliers de soldats en sueur, enturbannés, brunis par le
soleil, le corps ravagé de cicatrices de toute sorte et qui les dévoraient de
leurs regards enflammés [...]. -
Elles s'éteindront dans la soirée. Elles ne tiendront pas plus tard que
minuit, dit quelqu'un derrière eux [...]. -
Pourquoi? -
Comment, pourquoi? répondit un asape d'âge mûr. C'est
ce qui arrive toujours quand il n'y en a que quelques-unes. Elles résistent
au plus tard jusqu'au soir. Tout au plus jusqu'à minuit. -
Tu crois qu'ils y passeront tous? demanda Tuz. -
Bien sûr, comme d'habitude » (Folio, pp.149-150). |
Les femmes du harem sont bien sûr mieux traitées, mais leur sort ne devient pas plus enviable
pour autant. Notons toutefois qu'elles sont individualisées et qu'on connaît
leurs prénoms: Leïla, Aïsel,
Edjère, celle qui porte l'enfant du pacha, conçu
durant une nuit sans amour:
« Le pacha lui fit un signe. Elle
s'assit sur le lit. Elle ne lui inspirait aucun désir, mais il se coucha
quand même à son côté [...]. La jeune femme sentit qu'il s'était uni à elle
sans le moindre désir et, attribuant sa tiédeur à l'absence du hamman, elle s'excusa une nouvelle fois. Il ne lui
répondit pas. Se dressant légèrement sur ses coudes, il s'appuya sur les
coussins et se mit à égrener son chapelet. La tête sur l'oreiller, les joues
rougies, elle regardait de bas en haut, comme avec émerveillement, le visage
dur et anguleux de l'homme à qui elle appartenait. Il
l'oublia complètement » (Folio, pp.27-28). |
Face à cette représentation de la femme, Homère apparaît singulièrement
plus respectueux des captives, a fortiori d'Hélène, captive privilégiée s'il en
est. Edjère ne vaut du reste que par l'enfant qu'elle
porte: c'est uniquement à ce titre que le pacha s'intéresse à elle, parce
qu'elle porte sa lignée et donc sa survie: on pourra faire sur ce point la
comparaison avec le statut de Tecmesse face au héros
Ajax:
« - Écoute, lui dit-il, mais elle
n'était pas bien réveillée et il la secoua rudement par les épaules! Écoute! répéta-t-il
en saisissant une de ses nattes et en attirant fortement sa tête apeurée
contre la sienne. Si c'est un garçon - et du doigt, il montra son ventre
recouvert de sa fine chemise - tu lui donneras mon nom. La jeune femme le regardait avec des yeux ahuris. - Tu as compris? - Oui. - Maintenant, va-t'en. L'eunuque entra et emmena la jeune
femme » (Folio, pp.310-311). |
Dans la débâcle de l'armée, au cours de la fuite du harem, Edjère perdra son enfant et se prépare, comme ses compagnes,
à être vendue. Pour quel sort? C'est sur cette interrogation que s'achève le
roman.
Les femmes occupent donc
une fonction identique dans l'Iliade
et dans le roman de Kadaré, ce qui permet de relever une constante de l'épopée.
Mais Homère respecte davantage les femmes, même si son attitude peut paraître,
selon nos propres critères, condescendante et profondément inégalitaire. Quant
à Kadaré, il n'édulcore pas le sort des captives, au contraire: parce que c'est
la réalité et aussi parce que sa description souligne la barbarie de l'ennemi,
ce qui est un des propos du livre, qui exalte les Albanais aux dépens de
l'envahisseur turc.