Conclusion générale
La conclusion de cette étude traitera de trois points: la place du récit de l'Atlantide dans le système de Platon, l'assimilation du récit de l'Atlantide à une utopie et la fascination permanente exercée par celui-ci.
1. Le logos de l'Atlantide et le système de Platon:
(1)1. Les motifs avancés dans les introductions:
Ainsi que nous l'avons vu, Platon prend beaucoup de précautions pour nous dire que son récit est vrai: λόγος ἀληθής. Mais cette épithète est ambiguë:
- Elle est habituelle quand il s'agit de raconter un mythe. Tout poète affirme, à ce moment, être un maître de vérité.
- Elle peut, bien entendu, signifier le vrai par rapport au faux et donc affirmer ici l'historicité du récit.
- Elle peut aussi se référer à la philosophie profonde de Platon, selon laquelle les λόγοι fondés sur l'οὐσία atteignent l'ἀληθεία, tandis que les λόγοι fondés sur la γένεσις atteignent seulement la πίστις. Dès lors le récit du Critias pourrait prétendre rejoindre l'essence des choses et non pas s'attacher au monde des apparences, en relevant alors tout simplement de l'εἰκώς.
(1)2. La proto-Athènes et l'Atlantide renvoient toutes deux à la même réalité:
Elles permettent à Platon de confronter une Athènes idéale à celle qui est contemporaine du philosophe et incarnent sa préférence pour l'Un contre le Multiple, le Divers, le Bariolé.
Leur ressemblance est soulignée par leur appartenance commune aux survivants de l'âge d'or. Mais elles sont en même temps antithétiques. En effet::
(1)2.1. La proto-Athènes:
1° Athènes est la propriété d'Athéna (et d'Héphaïstos, face à l'Atlantide, propriété de Poseidon, alors que Athéna et Poseidon sont honorés ensemble dans l'Erechtheion. "Platon sépare et oppose entre elles les deux formes grecques de la puissance; les Athéniens, issus de la semence d'Héphaïstos et de Gaia, héritent de la puissance terrestre; les rois atlantes, descendant de Poseidon, de la puissance maritime"(P. VIDAL-NAQUET, "Athènes et l'Atlantide").
2° L'Athènes primitive ne ressemble en rien à l'Athènes classique.
- Elle est une immense acropole, garnie de terre fertile.
- L'espace civique est organisé différemment: pas d'agora, pas de port, logements collectifs, sanctuaire d'Athéna et d'Héphaïstos garantissant l'union étroite des 2 classes, gardiens et producteurs.
3° L'Athènes protohistorique est une puissance uniquement terrienne: elle périra d'ailleurs engloutie dans la terre.
4° Elle est placée sous le signe de l'unité et de la permanence:
- L'unité est assurée par l'union d'Héphaïstos et d'Athéna et par l'égalité entre les hommes et les femmes et des enfants, ainsi que par la présence d'UNE seule source.
- La permanence est marquée:
par l'épithète αὐτὸ καθ'αὑτό qualifiant la classe guerrière (Crit. 112b);
par le chiffre invariant, autant qu'il est possible, du nombre des guerriers;
par l'art de bâtir des maisons, que leurs habitants transmettent, toujours identiques, à d'autres semblables à eux (Crit. 112c).
5° Elle est dans le camp de la justice (δίκη) et de la loi (εὐνομία):
- Crit. 112e: δίκη
- Tim. 23c: εὐνομωτάτη
- Tim. 24d: μᾶλλον εὐνομουμένη
(1)2.2. L'Atlantide:
1° L'Atlantide est la propriété exclusive de Poseidon.
2° L'Atlantide ressemble à l'Athènes classique: comme elle, elle comporte 10 parties et s'adonne au commerce; son temple ressemble curieusement au Parthénon.
3° Primitivement terrienne - la montagne sacrée, habitée par Poseidon, est protégée et infranchissable aux hommes, car il n'y avait à l'origine ni vaisseaux ni commerce (Crit.113 d-e) -, elle devient largement ouverte sur la mer et s'adonne au commerce:
- Elle dispose de plusieurs ports, fort animés.
- Elle reçoit d'innombrables marchandises venues de partout.
4° Elle est placée sous le signe du Multiple et du changement, comme le montrent:
- Son évolution.
- La présence de DEUX sources.
- La présence de 5 enceintes (1 22 33), monde de la duplication.
- L'existence de constructions, tantôt simples, tantôt bariolées.
- Les réunions des rois, qui ont lieu tantôt tous les 5 ans, tantôt tous les 6 ans, donnant une part égale au pair et à l'impair.
- Le Mixte du régime politique: dans sa circonscription, chaque roi a le pouvoir absolu, mais réunis, les 10 rois règnent collectivement.
5° Elle tombe dans le camp de l'injustice:
- Tim. 24e: ὕβρις
- Crit. 121b: πλεονεξία ἄδικος
(1)3. Conclusion:
Le récit de l'Atlantide illustre des idées chères à Platon:
1° Sa préférence pour un Etat terrien, représenté par exemple par l'Athènes des Marathonomaques et par Sparte, où une armée dirigeante était entretenue par le travail de subordonnés fermiers et où l'austérité et la sobriété étaient à la mode.
2° Sa répugnance pour l'Athènes de Périclès, qui se voulait une île et qui était une puissance maritime à l'état pur, commerçante et qui avait attiré dans ses ports une foule de marchands de luxe. Ce sont là toutes choses que Platon condamne vigoureusement (cf. Phédon 58a-b et Lois 706b-c). Il ne va sans doute pas les condamner par essence: c'est la diminution de la part divine chez les Atlantes qui provoquera leur fin. Mais le poids des richesses est une tentation et le régime politique qui les promeut porte ainsi une lourde responsabilité. Cf. plus haut l'analyse de la triade ὄλβος-κόρος-ὕβρις.
Ce qui est intéressant à noter, c'est que Platon défendra les mêmes idées dans sa dernière oeuvre, Les Lois, mais en ne se s'abritant plus, cette fois, derrière la fiction. Platon recherche désormais l'Etat idéal pour la Grèce et discute des régimes politiques de Sparte (691c-692a), de la Perse (694a-b) et d'Athènes (698b et sqq.). Il explique le déclin de cette dernière par l'influence de la mer.
De là l'hypothèse séduisante avancée par Christopher GILL: Platon, découvrant l'intérêt d'illustrer ses théories politiques par des exemples concrets, aurait renoncé à poursuivre son récit légendaire pour parler à ses contemporains des régimes politiques qu'ils connaissaient.
2. Le récit de l'Atlantide constitue-t-il une utopie?
On peut d'ailleurs se demander laquelle des deux entités est la plus conforme à la définition qui nous a été présentée de l'utopie.
Si on se réfère à la définition de l'utopie proposée par R. Trousson, on se trouve indiscutablement en face d'ELEMENTS UTOPIQUES.
(2)1. Relevé des traits utopiques et concrétisation dans le récit de Platon:
1° L'insularisme ou le monde clos sur lui-même: ce trait s'applique à Athènes et à l'Atlantide à ses débuts. Par la suite, cette dernière est, au contraire largement ouverte sur l'extérieur.
2° Le mépris des richesses et du commerce, ainsi que la préférence accordée à l'agriculture et à l'économie autarcique: c'est à nouveau le cas d'Athènes, mais non de l'Atlantide qui, sauf en ses débuts, regorge de marchandises venues d'ailleurs.
3° Le goût pour la géométrie, les nombres parfaits, la régularité de l'agencement: "La topographie de l'Atlantide est purement utopique, dans le sens que c'est à peu près celle que l'on retrouvera partout dans la suite. La symétrie, l'éloignement et l'isolement (?!) la caractérisent" (A.CIORANESCU, p.71).
4° La soumission à un législateur n'est envisagée nulle part.
5° Le collectivisme absolu n'est réalisé que chez les Gardiens athéniens.
(2)2. Eléments anti-utopiques:
- La présence des dieux qui imposent leur loi; ce ne sont en aucun cas des sociétés qui se prennent en mains.
- Il y a l'évolution malheureuse de l'Atlantide, ce qui est contraire au caractère immuable de l'utopie.
(2)3. Conclusion:
1° On peut dire que si l'utopie était présente, et nous venons de voir qu'elle ne l'était pas, elle serait incarnée par Athènes et non par l'Atlantide. "Du fait de ses origines divines, l'Atlantide ne laisse aucune place pour l'espoir; à cause de sa déchéance, elle n'offre pas l'image d'une cité idéale; elle n'implique pas la critique d'un ordre actuel; en sorte qu'elle contredit la définition de l'utopie" (A. CIORANESCU, p.72).
2° Quant à la proto-Athènes, ses qualités utopiques se trouvent rejetées dans un passé lointain et elles renvoient l'auditeur ou le lecteur à l'Athènes des Marathonomaques. Nous nous trouvons ici devant une vision nostalgique du passé et non devant un modèle pour l'avenir. Le fait que Platon admire Sparte confirme d'ailleurs cette interprétation.
3° Les éléments qui ont provoqué l'insertion du récit de l'Atlantide dans les créations utopiques sont le cadre de celle-ci, ses constructions et aménagements des lieux qui ont inspiré le décor et la conception urbanistique de l'Utopia de Thomas More et après lui de tous les autres lieux utopiques.
3. Permanence d'une légende:
Lorsqu'on veut donner un aperçu global des différents écrits traitant de l'Atlantide, on peut les répartir grosso modo en 4 catégories:
(3)1. Les déchiffreurs d'énigmes:
J'appelle ainsi tous ces auteurs qui ont tenté de situer l'Atlantide en un endroit précis du globe et certains des géologues qui ont posé l'existence d'un continent englouti en plein Atlantique. Ces derniers se réfèrent le plus souvent à des événements qui ont pu se produire, mais alors bien avant que l'homme ne fasse son apparition sur la terre. Généralement, ces écrivains sont mus par le désir d'être des découvreurs: l'Atlantide devient une énigme, à la solution de laquelle on désire associer son nom, comme Champollion pour la pierre de Rosette et Ventris et Chadwick pour le déchiffrement du linéaire B. Ce sont ce découvreurs qui renouvellent assurément la science; il n'en reste pas moins que dans ce domaine il y a plus d'échecs que de réussites...
(3)2. Les idéologues de la politique:
C'est en effet la politique qui a assuré la redécouverte et le succès du récit platonicien, politique liée à la découverte de l'Amérique en 1492. Car très vite, après les expéditions de Colomb, on se rend compte qu'il ne s'agit pas de l'Inde, mais d'un continent inconnu, d'un Nouveau Monde. D'où, pour faire vite, des controverses autour de deux questions:
1° Comment les textes antiques, dont la Renaissance prône la supériorité, et la Bible, le livre de la Sagesse universelle, ont-ils pu faire preuve d'un savoir aussi lacunaire en ne mentionnant que 3 continents? Pour répondre à cette question, on s'efforcera de montrer que ceux-ci avaient disposé au moins des bribes d'informations au sujet de l'Amérique. Dans cette perspective, le texte du Timée, situant l'Atlantide dans un cadre géographique précis, apparaît comme une preuve - parmi d'autres - du savoir des anciens.
2° A qui revient le droit de coloniser l'Amérique et quelle est l'origine des Amérindiens? Beaucoup de gens s'intéressent à ces questions avec des arrière-pensées: les héritiers de Colomb et des Conquistadores, à qui les rois d'Espagne ont fait des promesses inconsidérées, les rois d'Espagne, les autres puissances, l'Eglise...
Ici aussi, l'Atlantide va être l'objet d'arguments et de contre-arguments.
P.ex.: Les rois d'Espagne désirant établir leurs droits exclusifs sur l'Amérique s'attacheront à démontrer que les Indiens viennent d'Espagne et que les ancêtres des monarques espagnols étaient leurs rois. L'Atlantide est ainsi, soit le lieu de passage - disparu depuis - de l'Europe vers l'Amérique, soit un continent immense, dont l'Amérique demeure la seule partie émergée après le déluge. Une des preuves avancées est le nom du roi atlante, Gadeiros, roi de Gadeira-Cadix. En revanche, les héritiers des explorateurs prétendront que ceux-ci ont été les premiers à découvrir une terre vierge, dans laquelle aucun Européen n'a pénétré avant eux et nieront l'authenticité du récit platonicien.
P.ex.: L'Eglise va se servir de l'Atlantide pour établir que les Amérindiens sont d'anciens Israélites ayant traversé l'océan Atlantique, qui relèvent par conséquent de sa juridiction. Les adversaires de l'Eglise nieront la réalité de l'Atlantide et feront des Indiens soit des autochtones soit des Asiatiques venus par le détroit de Behring, ce qui est exact.
Plus tard, à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle se pose la question du peuple primitif. L'Eglise affirme depuis toujours qu'Israël est l'ancêtre de l'humanité et donc qu'Adam et Eve parlaient hébreu. Les Etats désireux de secouer la tutelle de l'Eglise cherchent désormais d'autres ancêtres qu'Israël; les Atlantes deviennent alors des ancêtres idéaux, particulièrement pour les pays du Nord.
P. ex. Olof Rüdbeck situe l'Atlantide-Thulé en Suède (1696) et les tenants de la Sagesse indienne, en Asie Centrale.
(3)3. Les nostalgiques du paradis perdu:
Cette seconde catégorie a proliféré à partir de la fin du XVIIIe siècle grâce surtout au développement de l'occultisme. Elle s'intéresse à l'Atlantide en tant que patrie primitive de l'humanité d'où se serait répandu sur le monde un peuple civilisateur et doté d'une grande sagesse, ce qui contredit le récit de Platon selon lequel les Atlantes étaient dégénérés, quand ils partirent à la conquête du monde. Pour certains occultistes, l'existence de l'Atlantide est confirmée par d'autres traditions grecques, qui la connaissent sous les noms d'Hyperborée, d'Ogygie etc. et par des traditions étrangères à la Grèce, telles que les légendes mexicaines. Par conséquent, forts de cette convergence apparente, ils posent à l'âge glaciaire ou à l'époque tertiaire l'existence d'une haute civilisation, dont les peintures préhistoriques seraient les témoins, et ne tiennent pas compte du fait qu'"au cours de leur développement, les peuples, lorsqu'ils passent par les mêmes niveaux du progrès, ont aussi les mêmes manifestations matérielles de la civilisation" (BESSMERTNY, pp.189-190).
Ce qui est intéressant, c'est de s'interroger sur le pourquoi d'une "atlantomania" qui s'appuie, non sur une documentation historique, mais sur des voies parallèles, mediums, anthroposophie, symbole etc. Car "la prépondérance des questions atlantidiennes sur d'autres recherches archéologiques est si frappante qu'on doit y voir un fait d'hypercompensation consécutif au mauvais refoulement d'un complexe... Il est certain que la préoccupation de l'Atlantide et l'image de l'existence de l'Atlantide comme patrie d'un peuple parfait a pour origine une aspiration universelle qui, tissant le rêve mythique conforme à ses voeux, se fabrique l'image de ses désirs et en réclame les bases aux procédés de la connaissance intellectuelle: la science (même mal employée), les états de lucidité extra-scientifiques, l'état de foi" (BESSMERTNY, p.199).
"A la représentation qu'on se fait de l'Atlantide se relie un voeu atlantidien plein de vie, le voeu de se découvrir une patrie et un but. Les patries primitives des diverses mythologies nationales, qu'elles soient ensoleillées ou embrumées, pénétrées de parfums ou battues de tempêtes, que ce soit pour les Allemands Vineta, pour les Suédois Saint Brandan, pour les Celtes Avalun, pour les Anglais Leonais, pour les Ecossais Flaith-Innes, n'exercent pas le même attrait de curiosité que l'Atlantide. L'Atlantide est l'image d'un voeu de toute l'humanité et, en tant que réveil d'un souvenir, elle lui fait un devoir de situer l'île de ses voeux, comme fait exact, au commencement de l'histoire, pour constituer une base digne de confiance à sa foi en un avenir meilleur par un processus de rénovation... Partout nous reconnaissons la volonté de lier ensemble le commencement et la fin de l'histoire humaine pour que, chassés du paradis, les hommes puissent encore croire qu'il n'est pas perdu et pour que reste possible l'espérance d'un retour, peut-être par un long détour, dans cette heureuse patrie primitive, qu'elle se nomme jardin d'Eden, paradis, Ogygia ou Atlantide" (BESSMERTNY, pp.200-201).
(3)4. Les écrivains:
Il appartient aux étudiants qui ont suivi ce cours de remplir ce chapitre sur les travaux qu'ils consacrent à la comparaison entre le texte de Platon et les utilisations qui en sont faites par différents écrivains. D'ores et déjà une chose est certaine: L'ATLANTIDE REVELEE PAR PLATON NE CESSE DE S'ENRICHIR ET DE SE RECREER.