La nature et les problèmes de la traduction

 

1. Essai de définition de la traduction

         Si les linguistes ont pendant un certain temps discuté de la possibilité d'une traduction, ils sont actuellement d'accord pour justifier son bien-fondé parce qu'ils ont relevé « l'existence dans toutes les langues d'un nombre limité de structures profondes, à partir desquelles les formes les plus élaborées se construisent par transformation » (R. Goffin). Dès lors, ils sont d'accord pour définir l'acte de traduction de la façon suivante:

            « A l'aide du système sémiologique et sémantique de la langue de départ (LD), le locuteur A transmet une communication C1 relative à une situation de la réalité. Le traducteur, dans son rôle de premier récepteur, est saisi du message C1 et procède à une translation en se référant ou non à la réalité, après quoi, en se servant du système de la langue d'arrivée (LA), il forme une nouvelle communication C2, laquelle est reçue par le destinataire B, qui établit à son tour une corrélation entre C2 et la réalité à l'aide du système LA » (R. Goffin).

            La tâche du traducteur est donc infiniment complexe:

1. Il doit être capable de décoder le message de l'auteur (C1), c'est-à-dire connaître le mieux possible la langue de celui-ci et la réalité à laquelle ce dernier se réfère.

2. Il doit également être capable de passer d'un code à un autre, c'est-à-dire connaître le mieux possible la langue et l'univers mental de son public.

3. Il doit dans son décodage et dans son recodage accorder une importance égale au fond et à la forme du message et proscrire une traduction qui privilégierait l'une plus que l'autre.

 

2. Les qualités requises d'une traduction

   Pour être à l'abri de tout reproche, une traduction doit, selon J. Darbelnet:

1. transmettre exactement le message de l'original;

2. observer les normes grammaticales de son temps;

3. être idiomatique;

4. être dans le même ton que l'original (équivalence stylistique);

5. être pleinement intelligible pour le lecteur qui appartient à une autre culture (adaptation culturelle).

   Chacune de ces démarches se heurte à des difficultés.

 

    (2).1. transmettre exactement le message de l'original

   Pour ce faire (M. Testard):

    - Le traducteur doit connaître profondément, de l'intérieur, l'environnement culturel qui a produit l'oeuvre sur laquelle il travaille.

Pour des textes grecs et latins, cela implique:

* Connaître la problématique philosophique et religieuse des anciens, parfois fort étrangère aux modernes.

 * Renouer les « contacts perdus ». « Il arrive que les auteurs anciens parlent de réalités qui leur étaient tout à fait ou relativement familières et qui, à ce titre, ne leur paraissaient réclamer aucune explication ou seulement une explication sommaire. Or ces réalités, dans certains cas, ne sont plus familières du tout aux modernes, qui ont grand mal à les retrouver à travers les textes » (M. Testard). P. ex. les outils, les noms de fleurs, ceux des couleurs font toujours difficulté.

* Comprendre le mieux possible, de l'intérieur, l'auteur qu'il traduit. Mais on sait qu'il ne parviendra jamais à s'identifier totalement à lui. La subjectivité de l'auteur et celle de son lecteur ne coïncident jamais parfaitement. Et la présence de l'intermédiaire que constitue le traducteur ne facilite pas les choses. C'est pourquoi on a pu dire qu'il y a autant de lectures d'une oeuvre que de lecteurs et qu'il est vain, par conséquent, de chercher à rétablir le message de départ (cf. Roland Barthes).

        Dans cette perspective, la TRADUCTION LITTERALE doit être exclue, car elle privilégie la forme au détriment du fond et donc court le risque de trahir la pensée en calquant la structure. « Ce n'est pas au texte en tant que forme matérielle qu'il faut coller, mais au sens qui se dégage du choix et de la disposition des mots » (J. Darbelnet).

 

    (2)2. Observer les normes grammaticales de son temps et être idiomatique

    Toute traduction comporte d'inévitables difficultés.

    * Exemples de normes grammaticales intraduisibles: le sujet neutre pluriel avec un verbe au singulier en grec, la surcomposition des préverbes, l'accumulation des particules...

    * Exemples de problèmes posés par les idiomes, c'est-à-dire de l'usage qui impose entre deux structures possibles celle qui est correcte: en français comme en grec, la place de l'épithète est facultative: le Nouvel An équivaut à l'An Nouveau. Mais on dit un bel appartement et non un appartement beau et une vache sacrée n'a pas le même sens qu'une sacrée vache!

   

  La traduction de textes grecs et latins pose ainsi un certain nombre de problèmes spécifiques (M. Testard).

     * Au niveau des phrases et des propositions, la période est un cas difficile à résoudre: « On ne peut pas toujours la conserver. Il est absurde de la hacher systématiquement en supprimant les subordinations pour en faire une suite d'indépendantes, sous prétexte que le français moderne n'aime que les phrases courtes et la parataxe - ce qui resterait à démontrer ». Il faut sans doute couper le plus souvent la période, mais en respectant le lien chronologique ou logique qui unit les éléments de la phrase.

     * Les oeuvres antiques étaient destinées à une lecture à haute voix, que cette lecture fût publique ou celle d'un lecteur pour lui-même. De là le caractère oratoire de la prose; de là ces jeux de sonorités, et les clausules métriques; de là des choix opérés au niveau de la place des mots.

      * Certaines entités grammaticales sont propres au grec: les aspects du verbe, le jeu des particules, le jeu des prépositions et des préverbes, les neutres substantivés et l'abondance des participes et des infinitifs. Il faut donc à tout prix chercher des équivalences.

 

    (2)3. Etre dans le même ton que l'original

            P. ex. l'Antigone d'Anouilh ne saurait être considérée comme une traduction de celle de Sophocle, car le ton gouailleur a remplacé l'hiératisme de la tragédie grecque.

    * Cette exigence condamne  la TRADUCTION LITTERAIRE imposée a priori, car « elle prétend imposer au traducteur, indépendamment du texte à traduire et par conséquent  en dehors de tout souci d'objectivité, une obligation d'ordre esthétique » (M. Testard).

            « Il existe, à côté de chefs d'oeuvre littéraires qu'il faut essayer de traduire comme tels, des textes qui ne sont pas des chefs d'oeuvre, qui présentent assurément des qualités ou de très bons passages, mais aussi des défauts ou des passages médiocres, défauts et passages que l'on s'efforcera de conserver comme tels dans une traduction, qui y perdra en qualité littéraire, mais qui y gagnera en vérité... On ne saurait jamais admettre, sous prétexte de 'traduction littéraire' qu'il faille introduire l'élégance du style, là où elle n'est pas dans l'original, ou exprimer avec qualité ce qui est exprimé de manière défectueuse » (M. Testard).

    Il y a aussi le problème des textes poétiques, qui jouissent d'un statut particulier à cause des jeux de sens et des jeux formels (A. Schneider). Il faut en tout cas rejeter la  traduction littérale, qui trahit ici non seulement la pensée mais la forme.

     * En revanche, on peut recourir à une TRADUCTION EN PROSE SOIGNEE, laquelle permet d'être à la fois exact et élégant, mais qui sacrifie le rythme et la musique du vers. Cf. les traductions universitaires, comme celle de P. Mazon pour Eschyle.

       * On peut enfin recourir à une TRADUCTION EN VERS, réguliers ou libres, rimés ou non rimés. Dès lors, la fidélité à l'égard de l'original, pour la forme et pour le fond, ne peut que devenir globale.

            « Il ne saurait s'agir d'une fidélité littérale, minutieuse et pour ainsi dire anxieuse. On peut parfois condenser, laisser tomber un mot peu important: on peut aussi, parfois, expliciter - en veillant à ne pas délayer. Il s'agit de produire dans la langue cible (LA) un effet qui soit comparable à l'effet produit par le texte original, mais avec d'autres moyens » (A. Schneider).

            Ainsi:

1. La traduction se doit de respecter la disposition en strophes et la longueur des vers. On n'a pas le droit de traduire un vers court par un vers notablement plus long, car c'est une infidélité grave, inadmissible.

2. Il ne faut pas chercher systématiquement la rime, car c'est trop périlleux: on a toute chance de devenir infidèle afin de dénicher les rimes nécessaires.  La rime peut se remplacer par une musique plus subtile, moins éclatante, moins perceptible, mais cependant sensible: assonances, allitérations, rimes intérieures, harmonie des voyelles et des consonnes.

            Mais il ne faut pas davantage fuir systématiquement la rime, car alors on perd une bonne partie de la musicalité du vers. L'exemple que voici illustre bien la « bonne » traduction poétique:

« Tityre, tu patulae recumbans sub tegmine fagi

   Silvestrum tenui musam meditaris avena;

    Nos patriae fines et dulcia linquimus arva;

    Nos patriam fugimus; tu, Tityre, lentus in umbra

    Formosam resonare doces Amaryllida silvas»

     (Virgile).

 

 « O Tityre, tandis qu'à l'aise sous le hêtre

     Tu cherches sur ta flûte un petit air champêtre,

     Nous, nous abandonnons le doux terroir natal,

      Nous fuyons la patrie, et toi, tranquille à l'ombre,

     Tu fais chanter au bois le nom d'Amaryllis »

      (Paul Valéry).

 

 

  

    (2)4. Etre intelligible pour le lecteur qui appartient à une autre culture (adaptation culturelle)

     * Toute langue est liée à une culture et le respect des faits de culture s'accommode mal de la littéralité.

    P. ex. « Bon appétit » est un souhait français qui ne passe pas en anglais. Lorsqu’on dit « thank you », l’interlocuteur répond « you are welcome », ce qui est intraduisible en français.  On dit plutôt: « merci » et « de rien ».

     * De même, les proverbes, les métaphores peuvent difficilement passer d'une langue à l'autre, par exemple du français à l'anglais. A « cela a marché comme sur des roulettes » correspond  « it went  like a clockwork » et à « après la pluie, le beau temps », « every cloud has a silver line ».

            Ne parlons pas de ce qui concerne les realia propres à chaque culture...

            La réaction du traducteur sera fonction de l'école à laquelle il appartient et du type de public qu'il vise.

    * Il peut, pour la commodité de son public et pour obtenir l'audience la plus vaste possible, transposer selon les valeurs de sa civilisation. C'est l'esprit qui anime, par ex. Les Troyennes de J.-P. Sartre face au modèle euripidéen.

    * Il peut au contraire dépayser son public, lui faire prendre conscience des distances, des différences.

            D'Alembert disait: « La langue de la traduction doit... porter l'empreinte du génie de l'original et de la teinture étrangère ».

            Marmontel affirme de son côté que « les gens compétents, les 'savants' veulent retrouver dans la traduction non seulement le caractère de l'écrivain originel, mais le génie de sa langue et, s'il est permis de le dire, l'air du climat et le goût du terroir ».

 

3. Les genres apparentés à la traduction

 

    (3)1. L'adaptation

            Lorsque le texte de la langue-cible (LA) ne répond pas aux caractéristiques d'une traduction, telles qu'elles viennent d'être définies, on dit qu'il est une « adaptation » du modèle de la langue-source (LD). Celle-ci demeure proche du modèle, mais prend quelques distances à l'égard de celui-ci. Le modèle demeure toutefois aisément identifiable.

            La frontière qui sépare la traduction de l'adaptation est d'ailleurs ténue, puisque on a parlé d'adaptation culturelle comme étant une des conditions de l'exactitude d'une traduction.

            Voici différents procédés d'adaptation:

1. Le MORCELLEMENT: l'auteur répartit en plusieurs répliques un morceau qui, à l'origine ne faisait qu'une longue tirade; il ponctue davantage son texte.

2. LA CONDENSATION: l'auteur ramasse en une formule lapidaire ce que l'original développait.

3. L'EXPLICITATION: l'auteur explicite en langue-cible ce que la langue-source sous-tend.

4. LE DEVELOPPEMENT: l'auteur développe ce que l'original exprimait de façon ramassée.

5. L'ADAPTATION MAJEURE: l'auteur, tout en restant fidèle au contenu du message, se libère des contraintes que sa formulation dans la langue-source contenait. A l'opposé de la traduction littérale, c'est la fameuse « Belle Infidèle » dont le XVIIe siècle a tant discuté.

 

    (3)2. L'imitation (ou ce que j'appelle ainsi - et qui ne concerne guère ce cours).

            Le message de la langue-source n'est pas repris dans la langue-cible, seule la forme a été empruntée. Ce sont toutes les oeuvres écrites « à la manière de », dont le pastiche est le genre le plus célèbre.

            Ainsi l'humaniste Florent Chrestien a traduit, en latin, en 1585, les Sept contre Thèbes d'Eschyle à la manière des vieux tragiques latins et en particulier de Pacuvius.

            Ainsi l'humaniste Gilbert Gaulmyn promettait avant 1628 une Iphigénie en grec, composée à la manière d'Eschyle (Aeschyleo charactere).

            Ainsi Aristophane pastichait-il Euripide et les autres tragiques, comme le fait Obadia pour Corneille.

            Cf. aussi Rebout et Muller: « A la manière de ... »

 

    (3)3. La recréation

            Il ne s'agit plus ici que de reprendre une trame, un récit, des séquences, un fond commun d'inspiration pour transmettre son propre message à travers sa propre langue. Le mythe pour les Grecs et les Latins, les oeuvres célèbres des Grecs et des Latins qui les ont illustrées pour les auteurs occidentaux, fournissent des thèmes et des motifs auxquels on puise largement.

            Ainsi l'Iphigénie de Racine n'est ni une traduction ni une adaptation de celle d'Euripide, pas plus que l'Antigone d'Anouilh ne renvoie à Sophocle. Et ce ne sont là que des exemples parmi tant d'autres.

 

 Remarque:

            Notons, pour terminer qu'une oeuvre peut relever d'un genre ou les combiner tous à la fois, c'est-à-dire traduire fidèlement certains passages, en adapter d'autres, en créer d'autres encore, tout en imitant le style de l'original. On peut donc se demander dans quelle catégorie il convient d'intégrer les Orestie de Leconte de Lisle, d'Alexandre Dumas et de Claudel.

 

                                      Traducteurs d’Eschyle

 

 

1. Leconte de Lisle

 

            (1)1. Présentation du personnage

            Charles Marie Leconte de Lisle naquit à Saint-Paul de la Réunion le 22 octobre 1818 d’un père breton, ancien chirurgien des armées de Napoléon - qui s’adonna par la suite à l’agriculture, puis au commerce - et d’une mère créole. Après un séjour de sa famille en France, où il fit ses études, il retourna dans son île natale durant les années 1832-1837, ce qui allait alimenter durablement sa passion pour l’exotisme. Il revint en France en 1837, y passa son baccalauréat et suivit les cours de la faculté de Droit à Rennes. Ses études développèrent son goût pour les classiques grecs et latins  et le poussèrent à entreprendre des traductions d’Homère, d’Hésiode, d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, d’Horace et de Virgile. Son activité de traducteur ne représente toutefois qu’une petite partie de son œuvre littéraire. Leconte de Lisle fut en effet célèbre par quatre recueils de poèmes (en ce compris une pièce de théâtre, un drame lyrique et un long poème religieux, La Passion) : Poèmes antiques, Poèmes barbares, Poèmes tragiques, Derniers poèmes, auxquels il convient d’ajouter de nombreuses contributions dans la presse.

            Il fit siennes les idées sociales qui aboutirent à la révolution de 1848 et fut même à cette occasion nommé Délégué du gouvernement pour la propagation des idées révolutionnaires en Bretagne. Découragé à la suite de l’échec de ce mouvement, il se cantonna désormais dans le domaine de la littérature. Après avoir présenté plusieurs fois sa candidature à l’Académie française, il parvint à y être élu en 1886 et devint le maître incontesté du mouvement littéraire Le Parnasse. Il mourut à Louveciennes le 17 juillet 1894.

           

            (1)2. Présentation de l’œuvre

            Maître à penser du Parnasse, Leconte de Lisle s’opposa aux romantiques qui avaient prôné le retour aux sources pré-antiques, principalement de l’Europe du Nord (celtes, germaniques, slaves etc.) pour s’attacher à l’idéal grec, conçu comme un modèle de pureté et de clarté, transposable de surcroît à la modernité. Sa théorie s’inscrivait également dans la doctrine de l’Art pour l’Art, dont Théophile Gautier avait rédigé le manifeste. Enfin, il se souciait d’exactitude par rapport au sujet traité. Bref, s’il fallait transposer l’idéal littéraire du Parnasse dans le domaine de la sculpture, il s’agissait de viser à atteindre dans un poème la perfection d’une statue de marbre poli.

 

            (1)3. Leconte de Lisle et Eschyle

            Si l’intérêt de Leconte de Lisle pour Eschyle est sans doute bien antérieur, il fut porté à son comble par la parution à une année d’intervalle chez Alphonse Lemerre d’une traduction  française en 1872 et d’une tragédie inspirée par le Tragique grec, Les Erynnies en 1873, tragédie qui fut jouée à l’Odéon où elle reçut un accueil mitigé. Un chroniqueur de la Revue des Deux mondes (15 janvier 1873) nota ainsi que : « la foule n’y pouvait comprendre grand’chose, et à l’autre bout de l’échelle, les érudits purement érudits trouvaient insuffisantes les connaissances de cet helléniste qui avait appris le grec tout seul ». La pièce ne fut représentée qu’une quinzaine de fois devant une salle presque vide.

            Quant à la traduction d’Eschyle, elle doit beaucoup au texte bilingue grec-latin publié  dans la collection Didot en 1862, particulièrement à la traduction latine due à Ahrens. On peut assurément appliquer à la relation de Leconte de Lisle à cette édition la conclusion de l’analyse qu’a faite Daniel Donnet des rapports entre la traduction de Philoctète et un modèle fournit par la même collection Didot : « Leconte de Lisle a  devant lui l’édition Didot, le regard rivé au texte latin. De temps à autre toutefois, il lorgne le texte grec » (p.309). Les philologues, peu nombreux au demeurant, qui se sont intéressés à cette traduction éprouvent quelque réticence devant le résultat. Ainsi, Marie Delcourt fait remarquer: « Quant à Leconte de Lisle, il donne à peu de frais l’impression de la traduction archéologique par excellence. En fait, il s’est efforcé de rendre son texte le plus littéralement possible ; il savait médiocrement le grec et n’a fait que rhabiller les traductions précédentes d’un vêtement voyant mais fort léger puisque sa seule originalité se borne à transcrire des mots grecs au lieu de donner leur équivalent français » (p.240). Un tel jugement devrait toutefois être davantage étayé.

  

(2) Paul Claudel

 

            (2)1. Présentation du personnage

            Paul Claudel naquit le 6 août 1868 à Villeneuve-sur-Fère-en Tardenois (Aisne), en Champagne. Son père était fonctionnaire (conservateur des hypothèques) et lui-même était le benjamin d'une famille de trois enfants. Il avait, en effet, deux soeurs, Camille (née en 1864) et Louise (1866). La première fut la compagne d'Auguste Rodin et sculpteur comme lui. Le père de Claudel était écrasé par une épouse acariâtre et refoulée, et la famille vécut dans une atmosphère perpétuellement tendue, marquée par un athéisme relativement virulent et ballotée au gré de la carrière de M. Claudel (Bar-le-Duc, Compiègne), jusqu'en 1882, où elle s'installa à Paris.

            Paul Claudel fit alors de très bonnes études au Lycée Louis-le-Grand, puis à la Faculté de Droit et à l'Ecole des Sciences politiques. Appartenant à la génération des années 1880, il vécut dans le conformisme bourgeois (suscité par la révolution industrielle de la IIIe république) et dans le positivisme matérialiste, prôné par les philosophes. Comme beaucoup de jeunes gens de l'époque, Claudel étouffait dans cette atmosphère confinée et mesquine et il éprouvait une soif d'absolu. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard qu'il y eut des conversions retentissantes au catholicisme, telles celles de Joris Karl Huysmans, Psichari (petit-fils de Renan), Charles Péguy. Claudel fut sauvé par deux découvertes qu'il s'efforcera de concilier: celle de la poésie et celle du christianisme.

            La découverte de la poésie, il la dut à la lecture des Illuminations de Rimbaud et à la fréquentation du cercle de Mallarmé, qui l'initia à la littérature symboliste. Rimbaud lui fit découvrir ce qui allait être le fondement de son génie, à savoir le lien réciproque entre la libération du langage et la libération de l'esprit. Quant à Mallarmé, il lui inspira une obsession du théâtre qui lui offrait « la majestueuse ouverture sur le mystère dont on est au monde pour envisager la grandeur ».

            Le christianisme lui fut révélé lors de la fameuse conversion de Noël 1886 à Notre-Dame. Mais laissons l'auteur s'exprimer lui-même à ce sujet:

            « Tel était le malheureux enfant qui, le 25 décembre 1886, se rendit à Notre-Dame de Paris pour y suivre les Offices de Noël. Je commençais alors à écrire, et il me semblait que dans les cérémonies catholiques, considérées avec un dilettantisme supérieur, je trouverais un excitant approprié et la matière de quelques exercices décadents. C'est dans ces dispositions que ... j'assistai avec un plaisir médiocre, à la Grand'Messe. Puis... je revins aux Vêpres. Les enfants de la Maîtrise ... étaient en train de chanter ce que je sus plus tard être le Magnificat. J'étais moi-même debout dans la foule près du second pilier à l'entrée du choeur, à droite, du côté de la sacristie. Et c'est alors que se produisit l'événement qui domine toute ma vie. En un instant mon coeur fut touché et je crus. Je crus, d'une telle force d'adhésion, d'un tel soulèvement de tout mon être, d'une conviction si puissante, d'une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d'une vie agitée, n'ont pu ébranler ma foi ni, à vrai dire, la toucher..."» (Contacts et circonstances, 1940).

Son catholicisme sera d'ailleurs celui d'un néophyte zélé, voire agressif, et son intégrisme peut déplaire à d'aucuns aujourd'hui.

            Désormais Paul Claudel mena de front une brillante carrière de diplomate et une non moins brillante carrière d'homme de lettres.

            Ses différents postes l'amenèrent à:

New York 1893

Shanghai 1895

Fou-tcheou 1898

Tien-Tsien 1906

Prague 1909

Francfort 1911

Hambourg 1913

Rome 1915

Rio de Janeiro 1917

Copenhague 1919

Tokyo 1921

Washington 1927

Bruxelles 1933.

Sa vision du monde se ressentit de ses nombreux voyages et elle se marqua dans son oeuvre d'écrivain. Mais Claudel n'envisageait pas toujours la vie à travers les yeux d'un poète et il organisa sa carrière avec un soin que certains qualifièrent d'arriviste.

        Adulé tout à la fois comme ambassadeur et comme écrivain, Paul Claudel mourut, couvert de gloire le 23 février 1955, à l'âge de 86 ans.  

 

            (2)2. Présentation de l'oeuvre

            C'est essentiellement comme poète et comme dramaturge que Claudel passe à la postérité.

            Parmi ses poèmes ou sa prose poétique, on retiendra particulièrement: Connaissance de l'Est (1895), l'Art poétique (1903-1904) et les Grandes Odes (1904-1908).

            Des nombreux drames qu'il a composés, on retiendra:

Tête d'or (1889)

Partage de Midi (1906)

L'Otage (1909), Le Pain dur (1914), Le père humilié (1918), trilogie qui s'étend du Ier Empire à la IIIe République.

L'Annonce faite à Marie (1910).

Le Soulier de Satin (1924)

Christophe Colomb (1931), etc.

 

(2)2.1. La forme

            Claudel a mis au point ce qu'on a appelé le VERSET CLAUDELIEN, qui n'est ni versification ni prose rythmée, et, de l'aveu de son créateur, s'apparente au mouvement de la mer: « Le verset, dit-il, est la transcription de la dilatation du langage dans la liberté ».

            « O mon fils! lorsque j'étais un poète entre les hommes,

            « J'inventai ce vers qui n'avait ni rime ni mètre,

            « Et je le définissais dans le secret de mon coeur cette fonction double et réciproque

            « Par laquelle l'homme absorbe la vie, et restitue dans l'acte suprême de l'expiration

            « Une parole intelligible » (Cinq Grandes Odes).

Il se donne un rythme « cosmique », c'est-à-dire libéré des conventions et des régularités, mais dont le caprice n'en obéit pas moins aux lois de la nature et de l'Esprit, « figurées » par les lois organiques du ciel, du vent, de la mer et tout aussi bien de la respiration humaine. Le verset ne nie pas la métrique, mais plutôt la dilate; la rime peut se conserver ou se transformer en assonance ou rime intérieure. Ce qui compte, c'est le parfait et libre unisson du rythme vital ou cosmique et de la forme métrique.

 

(2)2.2. Le fond

            Il y a dans l'oeuvre claudélienne plusieurs thèmes récurrents qui se croisent et se chevauchent:

- Le sentiment du monde: le Cosmos, création de Dieu, est un organisme vivant, traversé de forces, qui s'apparente au panthéisme: « Le monde était en Dieu et le monde était Dieu ».

- Le sentiment de l'homme divisé entre ses aspirations à la plénitude et ses imperfections (cf. L'Otage). En particulier, l'homme est divisé entre l'amour absolu qu'il réclame et la chair qui le torture. Plusieurs pièces ont pour thème l'amour interdit. Il ne faut pas oublier que Claudel était né dans un milieu étriqué où la violence et la haine couvaient, alors que les apparences étaient paisibles, et que lui-même était partagé entre une sensualité débordante et un idéal de pureté.

- Le sentiment de la Grèce, qui transcende la misère du monde.

 

  (2)2.3. Claudel et Eschyle 

            Tout ceci apparente singulièrement Claudel à Eschyle: même lyrisme exacerbé, même sentiment du cosmos, même présence, voire omniprésence - de la divinité, même déchirement de l'homme entre ses aspirations  et ses faiblesses. On a pu trouver ainsi que Tête d'or avait des accents es­chyléens, alors qu'à cette époque, Claudel, d'après ses propres dires, ne avait pas encore véritablement étudié le Tragique.

            Il était donc logique qu'ils se rencontrassent un jour. Voyons à présent les circonstances qui présidèrent à l'élaboration de l'Orestie de Claudel.

            Au point de départ, il y eut ses années de lycée, qui lui font lire un ouvrage de critique fort coté au XIXe siècle, Les deux Masques de Paul de Saint-Victor, et la traduction d'Eschyle par Leconte de Lisle. Le premier lui avait découvert « l'immensité sauvage, barbare et inviolée du tragique », le second lui donne envie de faire mieux, encore qu'il l'influencera à son corps défendant. Claudel veut conserver l'effet produit, il y a plus de 20 siècles par l'attique d'Eschyle. Il affirme qu'une bonne traduction doit être une véritable transsubstantiation et qu'il faut faire retentir le texte avec son éclat indigène, laisser l'auditeur comme désemparé et assourdi.

           

            Il commence à travailler l'Agamemnon en 1893, en utilisant l'édition commentée de A. Verrall (Londres, 1889), qu'il a découverte à Boston. Le 9 janvier 1894, il fait part à une de ses connaissances de son désir de voir un jour son travail imprimé et à son retour à Paris, en mars 1895, il lui lit sa traduction littérale de l'Agamemnon. Puis il fait paraître, sous le titre Cassandre, un extrait de sa traduction dans un journal. Claudel part ensuite pour la Chine et en 1896 fait tirer à Fou-Tcheou à 100 exemplaires une plaquette de sa traduction de l'Agamemnon.

            Il révélera plus tard que lorsqu'il a abordé l'étude de l'Agamemnon, il voulait étudier le vers iambique, car il était peu satisfait de l'alexandrin classique.

            « Quand j'ai mis en français l'Agamemnon, mon objet était surtout l'étude du vers iambique... Le vers dramatique par excellence ou le vers lyrique, c'est l'iambe... Tous les poètes dramatiques ont pour principe l'iambe, c'est-à-dire la succession d'une brève et d'une longue tic-tac, tic-tac, ou alors tic-tic-tac, tic-tic-tac ».

            Mais le vers grec ancien se définit par l'opposition des syllabes longues et des syllabes brèves, tandis que le vers français se fonde sur l'accent d'intensité, placé le plus souvent sur la dernière syllabe. Qu'à cela ne tienne, l'iambe intéresse Claudel parce qu'il dépeint le mouvement de la vie; son rythme est une nécessité biologique.

 "L'expression sonore se déploie dans le temps et par conséquent est soumise au contrôle d'un instrument de mesure, d'un compteur. Cet instrument est le métronome intérieur que nous portons dans notre poitrine, le coup de notre pompe à vie, le coeur qui dit indéfiniment un un un un un un, pan rien pan rien pan rien, l'iambe fondamental, un temps faible et un temps fort".

Et le français, contrairement à ce qu'on allègue généralement, connaît la quantité et la marque fortement. Cf. la phrase du code civil:

             « Tout condamné à mort aura la tête tranchée", qui contient deux iambes nettement définis: "mort" et "tranchée" représentant deux longues qui s'opposent à la suite de brèves qui les précèdent: la voix s'y arrête et cette courte phrase est une réussite dans la mesure où l'accord entre le rythme vocal et le sens est absolu » (P. Aquilon).

 

             En ce qui concerne les Choéphores, il semble bien que Claudel n'ait pas songé à cette traduction avant 1913. C'est à cette date qu'il rencontre le musicien Darius Milhaud et que cette rencontre lui fait prendre conscience de la dimension musicale de l'oeuvre:

 « Et cependant... je sens (comme un artiste sent en dehors de tout raisonnement) que le dialogue de Clytemnestre et du choeur ne peut être simplement déclamé, sans que pour cela il devienne proprement de la musique. Ce n'est pas sans raison qu'Eschyle à ce moment a complètement changé le rythme et a fait parler Clytemnestre en vers lyriques. Clytemnestre à ce moment est animée d'une joie sauvage, presque diabolique, elle est comme possédée d'un esprit de cannibale (toujours à la manière grecque et sans perdre la mesure). Il ne faut pas que sa parole chante, il faut qu'elle danse, il en faudrait accentuer le rythme avec une rudesse à laquelle la déclamation ordinaire ne suffirait pas. Il faut une "musique" réduite purement à l'élément rythmique, par ex. à des coups de tambours et autres instruments de percussion ou des cris courts de trombones. Ah, ce n'est pas facile à expliquer! et cependant je sens qu'à ce moment la parole pure ne suffit pas, tandis que comme à vous elle me suffit parfaitement pour les autres parties de l'Agamemnon. Je voudrais bien que vous lisiez L'Orestie entièrement (dans la traduction de Leconte de Lisle par ex. si mauvaise qu'elle soit), particulièrement Les Euménides que je vois se terminant par un choeur puissant à la Haendel » (lettre de Claudel à Darius Milhaud, envoyée de Francfort le 27 mai 1913).

            Darius Milhaud est chargé de mettre en musique l'Agamemnon et les Choéphores, achevées en 1914 (publiées à Paris en 1920).

 

            Claudel envisage dès 1913 de terminer Les Euménides et il y travaille sérieusement en 1915. Le texte est terminé le 18 mars 1916 (publié à Paris en 1920). Darius Milhaud se met aussitôt à l'ouvrage.

            La première audition de l'Agamemnon a eu lieu en 1927. La première audition des Choéphores, exécutée en concert, a eu lieu en 1919. La pièce a été jouée, dans une mise en scène de Paul Claudel, au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, les 27 et 28 mars 1935. Elle a été reprise en Belgique également en 1951. La finale, Les Euménides, a été donnée en concert à Anvers en 1927 et lors de plusieurs auditions radiophoniques.  L'ensemble de L'Orestie a été mis en scène à l'Opéra de Berlin en 1963.

 

            Comme les spécialistes de Claudel ont pu le constater, la découverte de la musicalité de le trilogie eschyléenne a modifié la conception que Claudel se faisait de sa traduction. De juxta-linéaire dans l'Agamemnon, la traduction devient plus libre et plus lointaine dans les deux dernières pièces. Car pour celles-ci, nous dit Claudel :

« J'ai traduit beaucoup plus en dramaturge avec vue sur une représentation peut-être possible par l'aide de la prosodie et de la musique de mon ami D. Milhaud" (P. Aquilon).

 

 

3.Quelques titres de bibliographie supplémentaires

DELCOURT M. Etude sur la traduction des tragiques grecs et latins en France depuis la Renaissance, Bruxelles, 1925.

             DONNET D., « La traduction du Philoctète par Leconte de Lisle : version grecque ou version latine ?, dans Les Lettres romanes, XLI (1987), pp.289-308.

 

 

 

    Applications aux traductions de Leconte de Lisle et de Claudel

 

(1) Ag. 20-39:

 νν δ´ ετυχς  γένοιτ' ἀπαλλαγὴ πόνων

εαγγλου φανέντοςρφναου πυρς.

χαρε λαμπτήρ,νυκτς μερσιον

φος πιφαύσκων κα  χορῶν κατάστασιν

πολλν ν ργει, τσδε συμφορς χριν.

ο ο.

γαμμνονος γυναικ σημαίνω τορς

ενς παντελασαν ς τχος δμοις

λολυγμν εφημοντα τδε λαμπδι

πορθιζειν, εἴπερλου πλις

ἑάλωκεν, ς φρυκτὸς γγλλων πρπει·

ατς τ´ γωγε φροίμιον χορεσομαι.

τ δεσποτν γρ ε πεσντα θσομαι

τρς ξ βαλοσης τσδ μοι φρυκτωρίας.

γνοιτο  δ´ ον μολόντος εφιλ χρα

(35)νακτος οκων τδε βαστάσαι χερ.

τ δ´ λλα σιγ· βος π γλσσ μγας

ββηκεν· οκος δ´ ατς, ε φθογγν λβοι,

σαφστατ´ ν λξειεν· ς κν γ

μαθοῦσιν αὐδῶ κοὐ μαθοῦσι λήθομαι.

 

 

Leconte de Lisle Claudel
Que le feu apporte la bonne nouvelle,
en rayonnant à travers les ténèbres de la nuit !
Salut, ô flambeau nocturne, lumière qui amènes un beau jour et les fêtes de tout un peuple,
dans Argos, pour cette victoire ! Ô Dieux ! Dieux ! Je vais tout dire à la femme d'Agamemnôn,
afin que, se levant promptement de son lit, elle salue cette lumière de ses cris de joie,
dans les demeures, puisque la ville d'Ilios est prise, ainsi que ce feu éclatant l'annonce.
Moi-même, je vais mener le chœur de la joie et proclamer la fortune heureuse de mes maîtres,
ayant eu la très-favorable chance de voir cette flamme ! Puisse ceci m'arriver,
que le Roi de ces demeures unisse, à son retour, sa main très-chère à ma main !
Mais je tais le reste. Un grand bœuf est sur ma langue. Si cette maison avait une voix,
elle parlerait clairement. Moi, je parle volontiers à ceux qui savent, mais, pour ceux qui ignorent, j'oublie tout.
 
Mais maintenant, par fortune, vienne la fin de ces
fatigues,
La bonne nouvelle que montre dans le noir un feu!
Ho!
Salut, lumière par la nuit, jour
Manifesté
, et institution de beaucoup
De fêtes dans Argos, et beauté de cette chose qui arrive!
Iou iou!
De ce pas je vais parler à l'épouse d'Agamemnon,
Pour que, sortant de son lit, bien vite, de la demeure
Pour accueil elle élève vers cette aurore
Un cri, puisqu'Ilion la ville
A péri, telle que la torche qui annonce apparaît!
Mais c'est moi qui fais le prélude et je mènerai la danse;
Tant mieux pour les maîtres, et autant de gagné pour
moi
,
Puisque le triple-six me tombe de cette torche!
Ceci seulement! soulever la bien-aimée main,
Avec cette main, du maître qui est là.
Je tairai le reste. Un grand boeuf est dessus
Ma langue
. Mais la maison, si elle avait une voix,
Parlerait fort clairement. Pour moi bien volontiers
Je parle à ceux qui savent; pour ceux qui ne savent
pas, j'ignore.


 

 

(2) Ag., 140-157:

"τόσον περ εφρων καλ,

δρσοις ἀέπτοις μαλερν λεντων

πντων τ´ γρονμων φιλομστοις

θηρν βρικλοισι(ν) τερπν,

τοτων αἰτεῖ (corr. μ'αἰτεῖ) ξμβολα κρναι (corr. κρῖναι),

δεξι μν κατμομφα δ φσματα στρουθῶν (corr. φάσματα).

ἰήιον δ καλω Παινα,

μ τινας ντιπνους Δαναος χρονας χενδας πλοας

τεξ, σπευδομνα θυσαν τραν, νομν τιν´, δαιτον,

νεικων τκτονα σμφυτον,

ο δεισνορα. μμνει γρ φοβερ παλνορτος

οκονμος δολα μνμων μνις τεκνποινος."

τοιδε Κλχας ξν μεγλοις γαθος πκλαγξεν

μρσιμ´ π´ ρνθων δων οκοις βασιλεοις·

 

Leconte de Lisle Claudel
Cette belle Déesse est bienveillante aux faibles petits des lions sauvages, ainsi qu'à tous les petits
à la mamelle des bêtes des bois, mais elle veut que les augures des aigles, manifestés sur la droite,
s'accomplissent aussi, même s'ils laissent à craindre. C'est pourquoi j'invoque Paian préservateur,
de peur qu'Artémis ne prépare à la flotte des Danaens le souffle des vents contraires
et les retards de la navigation, ou même un sacrifice horrible, illégitime, sans festins,
cause certaine de colères et de haine contre un mari. En effet, il restera ici un terrible souvenir domestique,
plein de perfidies et vengeur d'enfants
! - Ainsi Kalkhas, ayant contemplé les Oiseaux au commencement
de l'expédition, annonça les prospérités et les malheurs fatidiques des demeures royales.
« C'est que cette belle déesse qui aime
La portée farouche des lions énormes, douce
Aux petits qui tètent de tous les animaux des champs,
« Veut donner force aux présages, le signe
« A main droite et funeste pourtant des aigles.
« Mais j'invoque le nom qu'on hurle de Poean,
« Pour qu'elle ne ménage pas aux Grecs des vents
contraires et la longueur de l'empêchement,
« Car elle se réserve son sacrifice
« A elle, sans rite, sans repas,
« Artisan domestique des haines et qui ne craint pas
l'homme
.
« Car demeure,
« Terrible, la colère qui regarde en arrière
« La maîtresse perfide de la maison, rancune, mémoire
de l'enfant
. »
Tel Calchas avec de grands biens proclamait
Le destin aux demeures royales selon les oiseaux, sur
le camp.


 


(3) Ag., 160-184:

Ζες, στις ποτ´ στν, ε τόδ' α– 

τ φλον κεκλημν,

τοτ νιν προσεννπω.

οκ χω προσεικσαι

πντ´ πισταθμμενος

πλν Δις, ε τ μταν π φροντδος χθος

χρ βαλεν τητμως.

 

οδ´ στις προιθεν ν μγας,  

παμμάχ θρσει βρύων,

οδ λέξεται πρν ν·

ς δ´ πειτ´ φυ, τρια-

κτρος οχεται τυχν.

Ζνα δ τις προφρνως πινκια κλζων

τεξεται φρενν τὸ πᾶν,

 

τν φρονεν βροτος δ– 

σαντα, τὸν (mss. τῷ) πθει μθος

θντα κυρίως ἔχειν.

στάζει δ´ νθ´ πνου (mss. ἔν θ'ὕπνῳ) πρ καρδας

μνησιπήμων πνος· κα παρ´

κοντας λθε σωφρονεν.

δαιμνων δ που χρις βαιος

σέλμα σεμνν μνων.

 

Leconte de Lisle Claudel
Zeus ! s'il est quelque Dieu qui se plaise à être ainsi nommé, je l'invoque sous ce nom.
Ayant tout pesé, je n'en sais aucun de comparable à Zeus, si ce n'est Zeus,
pour alléger le vain fardeau des inquiétudes.

.
Celui qui, le premier, fut grand, qui l'emportait sur tous par sa jeunesse florissante, sa force et son audace,
que pourrait-il, étant déchu depuis longtemps ? Celui qui vint ensuite a succombé,
ayant trouvé un vainqueur ; mais qui célèbre pieusement Zeus victorieux,
emporte sûrement la palme de la sagesse.
 

Il conduit les hommes dans la voie de la sagesse, et il a décrété qu'ils posséderaient la science par la douleur.
Le souvenir amer de nos maux pleut tout autour de nos cœurs pendant le sommeil,
et, malgré nous, la sagesse arrive. Et cette grâce nous est faite par les Daimones
assis dans les hauteurs vénérables.

Zeus, quel qu'il soit, s'il est quelqu'un
Qui agrée cette invocation, je l'en veux interpeller.
Je n'ai rien, tout mis en balance,
Que je considère, sinon Zeus,
S'il faut rejeter une fois pour toutes
De la pensée la charge qui est vaine.

 

Celui qui jadis fut grand,
Bravant tout dans la fleur de sa force,
Ne peut tant faire que de prouver qu'il fut.
Et celui qui vient ensuite suc-
Combe devant le troisième
.
Mais celui qui d'un cœur prudent rend gloire
A Zeus en qui est la victoire,
Verra son attente justifiée.
 

Lui qui conduit les hommes dans la voie de la prudence
Pour que par la souffrance ils aient la connaissance
magistrale
,
Car goutte à goutte, jusque dans le sommeil, sur le
cœur
Continue la peine avec le souvenir,
Et la sagesse nous vient malgré nous.
Et peut-être que c'est une grâce des génies
Qui puissamment
sont assis au banc
Vénérable entre les rangées
.
 

 

 

 


(4) Ag., 320-337:

Τροαν χαιο τδ´ χουσ´ ν μρ.

ομαι βον μεικτον ν πλει πρπειν.

ξος τ´ λειφ τ´ γχας τατ κτει

διχοστατοντ´ ν ο φλως [] προσεννέποις.

κα τν λντων κα κρατησντων δχα

(325)  φθογγὰςκοειν στι συμφορς διπλς.

ο μν γρ μφ σμασιν πεπτωκτες

νδρν κασιγντων τε, κα φυταλμίων

παδες γερντων, οκτ´ ξ λευθρου

δρης ποιμζουσι φιλττων μρον·

(330) τος δ´ ατε νυκτπλαγκτος κ μχης πνος

νστεις πρς ρστοισιν ν χει πλις

τσσει, πρς οδν ν μρει τεκμριον,

λλ´ ς καστος σπασεν τχης πλον.

ν αχμαλτοις Τρωικος οκμασιν

(335) ναουσιν δη, τν παιθρων πγων

δρσων τ´ παλλαχθντες· ς δ´ εδαμονες

φλακτον εδσουσι πσαν εφρνην.

 

 

Leconte de Lisle Claudel

 En ce jour les Akhaiens sont maîtres de Troia. Je crois entendre les clameurs opposées
qui emplissent la Ville. De même, quand le vinaigre et l'huile sont versés dans le même vase,
la discorde se met entre eux et ils ne peuvent s'unir. Ainsi les vainqueurs et les vaincus poussent les cris
discordants de leurs destinées dissemblables. En effet, les uns se jettent sur les cadavres des maris,
des frères, des proches ; et les enfants sur ceux des vieillards. Ceux qui subissent la servitude se lamentent
sur le destin de ceux qui leur étaient très-chers. Les autres, rompus par la fatigue du combat nocturne,
et affamés, cherchent, confusément, le repas du matin, que la Ville possède.
Selon le sort, chacun entre dans les demeures captives des Troiens, à l'abri des pluies et des rosées,
et, comme ceux qui n'ont aucun bien, va s'endormir, sans gardes, pendant toute la nuit.

Les Grecs sont aujourd'hui dans
Troie.
Sans doute qu'un cri disparate va par la ville.
Verse du vinaigre avec de l'huile en un vase,
Ils se séparent, et tu ne peux dire qu'ils soient amis.
Ainsi des vainqueurs et des vaincus on entend
Les deux voix selon leur double fortune.
Car les uns se couchant sur les corps
De leurs frères et de leurs parents,
Les enfants sur les vieillards, du cri maintenant de
l'esclave,
A grande voix pleurent la mort de ceux qu'ils aiment.
Les autres, selon que le labeur du combat par la nuit
les a conduits
,
Affamés cherchent ce qu'ils pourront bien trouver par
la ville
,
Et, sans billets de logement, mais selon que cela se
trouve,
Par les demeures conquises de Troie,
Ils s'installent déjà, affranchis
Du givre et de la rosée du bivouac, comme des gueux
Qui dormiront sans garde toute la nuit.