Pour éviter toute ambiguïté sur le
contenu du cours, il convient de préciser d’emblée que celui-ci portera sur
l’histoire de l’humanisme à la Renaissance, humanisme désignant dans ce cas un
mouvement intellectuel circonscrit dans le temps. Il ne s’agira donc pas d’une
étude de l’humanisme au sens large, qui est employé à toutes les sauces
aujourd’hui et qui pourrait être défini à la manière des dictionnaires usuels,
par exemple celles du dictionnaire Larousse :
« Humanisme :
Doctrine qui a pour objet le développement des qualités de l’homme […] ;
Philosophie ayant pour centre de ses préoccupations non pas des idées
abstraites, mais l’homme concret ».
« Humaniste : Philosophe
qui fonde son système sur l’homme, sa situation et sa destinée dans l’univers
[…] ».
Par
conséquent, on commencera par définir les termes « Renaissance » et
« humanisme » utilisés dans ce cours.
(0)1. Quelques définitions
Le terme Renaissance, ou plus
exactement sa version italienne Rinascita, est utilisé en 1550 par le
peintre et historien d’art Giorgio Vasari : il désigne « la
résurrection des lettres et des arts, libérés de leurs lourdeurs ‘barbares’,
gothiques et byzantines » [Hale
(1998), p.609]. Il exprime l’affirmation par les intellectuels de
l’époque, d’un progrès à de nombreux niveaux (scientifique, géographique,
sociétal…), par rapport aux siècles précédents, notamment le Moyen Age
« gothique », dont la barbarie et l’obscurantisme sont mis en
exergue; ce sont ces intellectuels qui instaurent à propos de ce dernier une
vision négative, qui leur survivra largement. La Renaissance définie de la
sorte recouvre ce qu’on appelle le « long » XVIe siècle, à savoir une
période qui s’étend grosso modo de 1450 (1453, chute de Constantinople
et fin de l’Empire byzantin) au début du XVIIe siècle (avènement de la
monarchie absolue). Précisons encore que cette représentation du progrès ne
sera pas constamment et unanimement acceptée : elle sera remise en cause
par de nombreux lettrés durant la seconde moitié du XVIe siècle, notamment à
cause des effets pervers de la prospérité économique (augmentation
démographique, relâchement des mœurs) et des guerres de religion.
Le terme « humaniste » est
également forgé dans l’Italie - du XVe siècle cette fois - et comporte une acception très
précise : l’ umanista y désigne, en effet, sur le modèle de jurista
et d’artista, le professeur qui enseigne les lettres
classiques ; en revanche, ce n’est qu’à la seconde moitié du XIXe siècle
que le mot « humanisme » désignera l’ensemble du mouvement inspiré par
la connaissance de l’Antiquité classique [Hale
(1998), p.200]. Pour reprendre la
définition stricte qu’en donne Jean-Claude Margolin, « l’humaniste est
celui qui enseigne, qui aime ou qui pratique les studia humanitatis ou
les litterae humaniores (ou encore appelées bonae litterae), ces
‘humanités’ ou ces ‘lettres qui accroissent votre humanité’. Celles-ci
représentent un ensemble de disciplines – et, à la limite, elles peuvent
s’étendre à toutes les disciplines qui ont l’ambition de rendre compte du savoir
dans sa diversité et son intégralité -, mais la base de cet enseignement
demeure la grammaire, la rhétorique, la dialectique, le commentaire des auteurs
(poètes et prosateurs), et leur finalité propre, c’est de permettre aux jeunes
gens d’acquérir ou de faire fructifier leur humanitas, c’est-à-dire de
devenir des hommes, au sens plein du terme, en combinant harmonieusement un
idéal de connaissance et un idéal d’action. Quant aux disciplines telles que
l’histoire, la géographie, les mathématiques, la physique ou philosophie
naturelle, voir l’économie politique, c’est dans les ouvrages anciens – ceux
d’Aristote, de Théophraste ou de Pline le Naturaliste, ceux de Strabon, de
Ptolémée ou de Pomponius Mela, ceux de Pythagore ou de Platon, ou encore de Xénophon
ou de Columelle – qu’ils trouvent matière à réflexion » [Margolin
(2000), p.10]. Les humanistes sont donc
essentiellement des professeurs, qui diffusent leurs savoirs et leurs idées
soit à travers des cours assurés dans le cadre d’institutions d’enseignement
(universités, écoles humanistes) ou dans l’intimité d’un cabinet, soit à
travers des contacts informels réalisés par correspondance ou par des
déplacements : car on circule
beaucoup dans l’Europe occidentale du XVIe siècle. Ils ne seront toutefois pas
les seuls à apparaître dans le cadre de ce cours. Car leur influence s’exerce
aussi à travers leurs élèves, écrivains, artistes, hommes politiques, hommes
d’Eglise. Sont en principe exclus de ces avantages les femmes et les marchands,
ces « oubliés » de la culture antique. Mais les femmes, dans la
mesure où leur entourage le leur permet, ont eu accès à la culture
humaniste : on sait, par exemple que la fille de Thomas More était une
interlocutrice privilégiée du Chancelier. Quant aux marchands et aux hommes
d’affaires de la Renaissance, ils participèrent au mouvement humaniste en le
subsidiant largement et en lui empruntant une morale. Comme le fait remarquer
John Hale, « sans eux, l’influence culturelle de l’humanisme en tant que
mode de pensée partagé ne se serait pas affirmée aussi rapidement dans l’Europe
de l’époque et par la suite » [Hale (1998), p.213]. Par ailleurs, une éthique repensée sous
l’influence des moralistes anciens (Aristote à travers son Ethique à
Nicomaque, Cicéron à travers ses traités De officiis et De
oratore, Plutarque) leur était a priori utile dans la mesure où les
marchands et les hommes d’affaires voulaient vivre honorablement tout en étant
actifs et prospères. Ceux-ci adoptèrent dès lors volontiers « un code raisonné et rigoureux de
maîtrise de soi, de modération et de souci du bien public » [Hale
(1998), p.213].
(02)
Renaissance et Moyen Age
Ce cours ne se fondera pas sur
l’ordre chronologique et ne retracera pas l’évolution du mouvement humaniste,
dont les représentants ont émergé d’abord en Italie, puis se sont répandus par
cercles concentriques de plus en plus larges pour couvrir toute l’Europe latine
(le monde orthodoxe demeurant largement fermé à ce mouvement) ;
d’excellents historiens ont en effet établi des remarquables synthèses publiées
dans des éditions de poche aisément accessibles [cf.
notamment Burke (2000)]. Il se veut
thématique et abordera plusieurs aspects de la vie intellectuelle dans cette
Europe de la Renaissance [comme
modèle d’études thématiques, voir p.ex . Garin (1990)] : l’importance et l’influence de l’héritage
antique ; la bataille autour de la Bible ; l’attitude des humanistes
face aux Découvertes ; l’attitude des humanistes face à l’Europe et au
monde. Dans chacune de ces études, une attention particulière sera portée aux
ouvertures et aux fermetures auxquelles ceux-ci auront contribué.
Les raisons qui sous-tendent ce
choix sont doubles. D’une part, on ne peut manquer d’établir des analogies
entre le « long seizième siècle » et notre époque : émergence de
nouveaux media - l’imprimerie introduisit des bouleversements équivalents
à ceux qui ont été engendrés par l’informatique - ; extension vaste et
rapide du domaine des connaissances, due notamment aux Découvertes et à leur
apport dans différentes sciences (par exemple, la botanique et la
zoologie) ; renouvellement du regard critique porté sur la tradition
(établissement des textes, en particulier celui de la Bible, méthodes
éducatives, rapport de la théorie et de l’expérience dans diverses sciences
etc.). Mais il importe de contextualiser ces analogies et d’en percevoir les
causes et les conséquences, car analogie ne signifie nullement similitude.
D’autre part, les humanistes et leurs élèves ont joué un rôle dans la
constitution d’une identité européenne. Certes, celle-ci était déjà en
gestation au Moyen Age, comme le démontre remarquablement Jacques Le Goff [Le Goff (2003), passim]. Mais elle s’est imposée aux consciences de cercles
de plus en plus vastes à la Renaissance, qui, la première, a intégré le mot
Europe dans le langage courant et donné de la consistance à l’ensemble ainsi
désigné en lui associant une idéologie dynamique et conquérante, propre à lui
faire surmonter ses divisions internes et à diffuser son modèle à l’extérieur.
Sans être les seuls à jouer un tel rôle à leur époque, les humanistes ont
incontestablement contribué à définir l’Europe, dans le cadre d’une République
des Lettres, qui transcendait les limites des Etats et des entités
territoriales : ils ont en effet, à partir de diverses sources antiques et
à partir de l’expérience américaine, élaboré des critères constitutifs de
l’état civilisé et une échelle de valeurs qui permettait de déterminer le degré
de civilisation atteint par les différents peuples connus ou découverts. La
grille de lecture ainsi forgée a influencé le regard occidental sur l’autre et
certains de ses éléments restent encore présents dans notre imaginaire
collectif. On vérifiera dès lors une fois de plus, à travers ce cours sur
l’humanisme de la Renaissance, qu’ « aujourd’hui vient d’hier, et que
demain sort du passé ; un passé qui ne doit pas paralyser le présent, mais
l’aider à être différent dans la fidélité, et nouveau dans le progrès » [Le Goff (2003), p.9].
(0)4. Bibliographie
utilisée
BASCHET (Jérôme), La civilisation féodale. De l'an mil à la colonisation de l'Amérique, Paris, Aubier, 2004.
BURKE (Peter), La
Renaissance européenne. Traduit de l’anglais par Paul Chemla, Paris, Seuil,
2000 (éd. originale en anglais, 1994) (également dans Points Histoire/Seuil).
GARIN (Eugenio) éd., L’homme
de la Renaissance. Traduit de l’italien par Monique Aymard et de l’anglais
par Paul-André Lesort, Paris, Seuil, 1990 (éd. originale en 1988) ; publié dans la collection Point Histoire
(Seuil), en 2002 avec un complément bibliographique.
HALE (John), La
civilisation de l’Europe à la Renaissance. Traduit de l’anglais par René
Guyonnet, Paris, Perrin, 1998 (éd. originale en anglais, 1993) (également
dans Tempus/Perrin, 2003).
LE GOFF (Jacques), L’Europe
est-elle née au Moyen Age ?, Paris, Seuil, 2003.
MARGOLIN (Jean-Claude),
« Les Humanistes et l’Amérique », dans F. ARGOD-DUTARD éd., Histoire
d’un Voyage en la terre du Brésil. Jean de Léry : Journées d’étude (10-11
décembre 1999), Bordeaux, Centre Montaigne, 2000, pp.9-33.