CHAPITRE 3 

L’amour dans la poésie lyrique

 

                                                           Avec une collaboration de Stéphanie Wilmet

 

 

(3)0. Remarque préliminaire

 

            Il convient préalablement de définir ce qu’on entend par poésie lyrique et rappeler les limites de cette étude.

            Par Poésie lyrique, on désigne la poésie de sentiments exprimés ou censés être exprimés par celui qui les éprouve. Il s’agit donc d’une poésie « personnelle ». Celle-ci est attestée principalement à la période archaïque, à travers différents genres poétiques, principalement la poésie iambique, la poésie élégiaque, les épigrammes et quelques odes. Elle reprend de l’ampleur à partir de la période alexandrine, principalement dans les recueils d’épigrammes. Ainsi, l’Anthologie palatine qui nous a été conservée consacre son cinquième livre aux Epigrammes amoureuses de divers auteurs. Ces épigrammes, rassemblées au Xe siècle, proviennent de trois recueils différents : la Couronne de Philippe (ép. 104-133), la Couronne de Méléagre (ép. 134-215) et le Cycle d’Agathias (ép. 216-302), sans compter les pièces provenant de sources diverses. Par ailleurs, d’autres livres de l’Anthologie palatine contiennent également des épigrammes amoureuses. Beaucoup de citations reproduisent les traductions de l’Anthologie de la poésie grecque constituée par Robert Brasillach (Paris, Stock, 1954) et du recueil de Marguerite Yourcenar, La couronne et la lyre (Paris, Gallimard, 1979).  

            La poésie lyrique célèbre toutes les formes d’amour et consacre une large part aux amours entre jeunes gens (par exemple Théognis) et entre jeunes filles (par exemple Sappho). Comme convenu au début de ce cours, l’analyse portera exclusivement sur l’amour entre un homme et une femme.

            Signalons encore la pesanteur des contraintes littéraires qui pèsent sur un genre qui se reproduit de siècle en siècle. Il est par conséquent hasardeux de poser que l’amour décrit a été réellement éprouvé, d’autant plus qu’il est évoqué en dehors de tout contexte politique et géographique.

 

 

(3)1. L’amour est un dieu

 

            Dans de nombreux poèmes, à l’instar du texte de Sophocle qui ouvrait ce cours, l’amour est célébré comme un dieu, qui s’impose par la violence et auquel nul ne peut résister. C’est pourquoi il se révèle d’emblée ambivalent : il apporte en même temps joies et souffrances, comme le dit d’emblée Théognis :

 

« L’amour (ἔρως) est doux-amer, et dur et merveilleux,

Tant que les jeunes gens chercheront à l’atteindre,

Qu’il est doux de pouvoir réaliser son vœu,

Triste de le poursuivre et ne pouvoir l’atteindre ! » (vv.1353-1356, trad.R.B.).

 

Même quand il prend la forme du petit enfant d’Aphrodite, son aspect guerrier n’est pas éliminé puisqu’il est doté d’un arc et de flèches ! Comme nous allons le voir à l’instant dans un poème de Moschos, le gamin joufflu aux traits angéliques, tel que le présente sa propre mère, n’est pas aussi tendre que son apparence le laisse penser :

 

«  L’enfant est facile à identifier.

On le reconnaît dans une vingtaine.

Son front n’est pas blanc, mais couleur de feu.

Ses yeux sont brillants et tout vifs de flamme,

Son esprit malin, ses mots doucereux.

Il ne pense rien comme il le proclame.

Le son de sa voix est doux comme miel,

Son vouloir amer comme l’est le fiel.

Sauvage, tricheur, et malicieux,

Toujours à mentir, ses jeux sont cruels.

Joliment bouclés sont ses beaux cheveux,

Mais il a au front surtout du toupet.

Ses poings sont petits, mais frappent au loin,

Jusque chez les morts, les rois souterrains.

Son corps est tout nu, son âme voilée.

Pareil à l’oiseau, il porte des ailes,

Et vers les garçons ou les demoiselles

Il vole, ici, là, sur leurs cœurs descend.

Il possède un arc, un arc tout petit,

Sur cet arc un trait, un trait tout petit,

Mais qui jusqu’au ciel porte en un instant.

Il a un carquois doré sur le dos :

C’est là qu’il a mis ses amers roseaux,

Et j’en suis blessée moi-même souvent.

Tout cela fait mal, moins que son flambeau :

Le soleil prend feu au petit flambeau.

Ah ! si tu le prends, n’aie point de pitié.

Ramène-le moi attaché serré.

S’il pleure, attention, car c’est qu’il te trompe

S’il rit, tire-le. Et fuis son baiser.

Son baiser fait mal, sa lèvre empoisonne.

S’il dit : « Prends ces traits, vois, je te les donne »,

Garde de toucher ces dons cauteleux :

Ils sont imprégnés tout entiers de feu » (Moschos, I, Ἔρως δραπέτης, trad. R.B.).

 

En effet, non seulement il est doux-amer comme dans le poème de Théognis, mais il blesse avec son arc, ses poings, ses poisons et ses traits de feu. De plus, selon Moschos, il est trompeur, car sa douceur apparente dissimule une réelle cruauté.

 

 

(3)2. L’Amour est satisfaction des sens

 

            Si l’Amour est tout-puissant et violent à la manière d’un guerrier, il ne recouvre pas  l’Amour total et n’implique aucune affinité spirituelle. En fait, il vise essentiellement le plaisir des corps. Bien des poèmes s’étendent du reste sans complexe sur le plaisir de l’union des corps. Ainsi, l’étreinte fait oublier à Paul le Silentiaire la retenue exigée par le code social :

 

«  Songe, Cléophantis, quel plaisir, quand de son impétueux élan un égal amour (ἔρως) agite deux êtres ! Est-il guerre, terreur si grande, pudeur quelconque, capables de dénouer les étreintes qu’ils s’accordent ? Qu’on me mette aux membres les entraves forgées sur les enclumes de Lemnos par Héphaistos et toute sa ruse subtile, pourvu que tenant ton corps, ô ma jolie, enlacé dans mes bras, je reste palpitant sous l’effet de tes charmes. Alors ma foi, qu’un étranger, un compatriote, un passant, un prêtre ou ma femme me voient, ô ma souveraine, peu m’importe » (A.P., V, 286).

 

De même, Dioscoride décrit avec complaisance son parcours du plaisir, avec une partenaire aussi experte que lui et qui a augmenté son plaisir en le partageant :

 

« Oui, j’ai tenu Doris que l’amour écartèle,

Doris à la croupe de rose,

Et me suis dans la fleur d’une chair aussi fraîche,

Senti devenir immortel.

Elle m’a bien serré dans ses jambes superbes,

Elle a su courir sans faiblir

La longue course du plaisir,

En m’offrant ses regards que la langue énerve […].

Et nous n’avons cessé nos joutes de vainqueurs

Que lorsque fut usée notre blanche vigueur,

Et qu’enfin se fut endormie,

Les membres brisés, mon amie » (A.P., V, 55, trad. R.B.).

 

Quant à Rufin, il envisage la chose sous son aspect le plus trivial :

 

« Trois filles m’ont montré leurs ravissantes croupes.

Les fesses de Myrto sont deux exquises coupes

Au galbe sans défaut ; Cléo, roses et lys,

A de tendres rondeurs et d’aimables replis.

Mais celles de Rhéa, séductrices, ondoient

Comme de calmes flots, ô frissonnantes joies !

Et je fus leur arbitre, et l’antique Pâris

A de moindres beautés a décerné le prix » (A.P., V, 35, trad. M.Y.).

 

            Comme on peut le constater à partir de ces trois textes exemplaires, auxquels beaucoup d’autres pourraient s’ajouter, l’amour sensuel est envisage exclusivement du point de vue masculin. De là l’importance accordée quasi exclusivement à la beauté des corps féminins, arme par excellence du deuxième sexe, comme le précise un poème des Anacréontiques, puisqu’elle permet aux femmes de se défendre contre le danger, à savoir leur dépendance à l’égard des hommes, en les rendant à leur tour dépendants. La différence entre ce type de littérature et la littérature « citoyenne » est qu’il n’y est plus question du danger présenté par la femme, élément perturbateur dans la cité à travers le désir irrationnel qu’elle inspire au détriment de l’accomplissement du devoir civique :

 

« La nature donne au taureau

Sa corne, au cheval son sabot,

Au lièvre sa patte véloce,

Au lion sa denture féroce.

Aux poissons elle offre la nage,

Elle offre le vol aux oiseaux ;

Pour l’homme, il y a le courage.

Pour la femme, tout est-il clos ?

Que reste-t-il donc ? la beauté, -

Qui de tout bouclier tient lieu,

D’une épée, n’importe laquelle,

Car une femme qui est belle

Triomphe (νικᾷ) du fer et du feu » (Anacreontea, 24, éd. West, trad. R.B.).

 

            Il n’est dès lors pas surprenant que la poésie lyrique mette en évidence les parties du corps féminin les plus aptes à susciter le désir de l’homme :

- le regard de feu, brillant ou langoureux ;

- les seins parfumés, blancs ou rosés - bref au teint de marbre - ;

- les lèvres douces, qui invitent au baiser, charmantes comme un bouton de rose ;

- les cheveux souples et parfumés, blonds ou noirs (les deux couleurs sont attestées) ;

- les fesses rondes, douces et blanches…

Deux exemples résumeront l’importance de tels attraits ; ils sont fournis respectivement par  Paul le Silentiaire et par Philodème:

 

« Longs sont les baisers de Galatée et sonores, doux ceux de Démo ;

Ceux de Dôris, des morsures. Quels sont les plus émoustillants ?

Ce n’est point aux oreilles de juger des baisers ; quand j’aurai goûté

Aux lèvres sauvages, j’exprimerai mon suffrage…

Tu te fourvoyais, ô mon cœur. L’expérience est faite des doux baisers de Démô

Et de la rosée de ces lèvres de miel ;

Tiens-t-en à ceux-là : à elle la palme sans qu’elle ait à l’acheter.

Qu’un autre ailleurs trouve son plaisir, on ne m’arrachera pas de Démô » (A.P., V, 244).

 

 

« Ô ce pied, cette jambe, ces cuisses pour lesquelles je me meurs avec tant de raison, ces fesses, cette frange, ces hanches, ces seins, ce cou délié, ces bras, ces yeux dont je suis fou, cette démarche savamment ondulée, ces incomparables baisers de la langue, ces petits cris qui m’affolent ! Elle est du pays des Opiques, elle n’est qu’une Flora (sc. une Italienne), elle ne chante pas le vers de Sapphô. Mais Persée ne fut-il pas amoureux de l’Indienne Andromède ? » (A.P., V, 132).

 

            Inversement, dans cette même perspective, la vieillesse de la femme se trouve régulièrement brocardée. Ici aussi, les textes que voici de Rufin se passent de commentaires :

 

« De ses charmes d’autrefois, rien ne lui reste, pas même en rêve ; elle a de faux cheveux et le visage couvert de rides, comme n’en a même pas un vieux singe » (A.P., V, 76).

 

« Je te l’avais bien dit, l’âge arrive, ma chère.

Qui s’avise aujourd’hui de te mettre à l’enchère ?

Finis les temps heureux et ton galant trafic.

On te frôle aujourd’hui, sans songer aux amours,

Et tu n’es plus, toi qui charmais dans tes beaux jours,

Qu’un ancien monument sur le chemin public » (A.P., V, 21, trad. M.Y.).

 

 

(3)3. Le statut social de la femme aimée

 

            La lecture de ces textes pose immanquablement la question : qui sont ces femmes belles, désirables et partenaires du plaisir ? A l’évidence, ce sont des prostituées et des courtisanes.

            Le regard des hommes sur les premières est dévalorisant, car il ne tient aucun compte de la « personne » dont on désire le corps, comme le manifeste, par exemple, Denys le Sophiste :

 

« Sur la place publique assise chaque jour,

Vends-tu des roses, belle, ou vends-tu ton amour ? (A.P., V, 81, trad. M.Y.).

Le seul atout de ces femmes étant leur jeunesse, leur sort devient terrible, lorsqu’elles vieillissent, ce qui arrive très vite dans ce type de vie. Ainsi Méléagre assimile-t-il une prostituée âgée à une vieille chaloupe qui prend l’eau :

 

« Oh le malheureux qui, vivant encore, fera en ce monde la traversée des marais de l’Achéron, embarqué à bord de cette vieille galère-cercueil » (A.P., V, 204).

 

            En revanche, la représentation des courtisanes est moins sombre. Comme il s’agit plutôt de femmes « libérées », certes expertes dans les jeux de l’amour, mais aussi musiciennes accomplies, cultivées, sachant animer des banquets et tenir des conversations élevées, celles-ci peuvent subjuguer leur compagnon et éventuellement laisser des traces dans la mémoire d’un homme comme Héliodora le fit pour Méléagre de Gadara :

 

« Je te donne ces pleurs au delà de la terre,

Gages de mon amour (στοργᾶς), jusqu’au pays des morts,

Et verse, avec ce deuil qui coule sur la pierre,

De notre intimité (πόθων), du désir de naguère (φιλοφροσύνης),

Le souvenir encor.

Car pour toi mon amour (φίλαν), mon amour déchiré,

Reste en mon cœur brisé toujours aussi brûlant,

Et même sur ton ombre, hélas ! je viens pleurer.

Mais qu’importe au néant ?

 Hélas ! où est la fleur que j’ai tant désirée (ποθεινὸν) ?

La mort me l’a ravie. Sa beauté printanière,

Dans la poussière gît souillée.

Source de l’univers, je t’en supplie, ô Terre,

Garde-la dans ton sein comme au sein d’une mère,

La morte que tous ont pleurée » (A.P., V, 150, trad. R.B.).

 

On peut toutefois se demander si la nostalgie face à la beauté et à la jeunesse d’une courtisane morte dans la fleur de l’âge s’identifie à l’amour véritable, désigné par des mots qui disent, certes l’affection (στοργᾶς), mais surtout le désir (πόθων).

            Dans certains textes, les amants affirment être tellement épris de leur courtisane qu’ils lui resteront fidèles lorsqu’elle sera vieille, tel ce poète anonyme:

 

« Que j’aie vu, ma reine, resplendir sur ta tête une chevelure noire ou bien des boucles blondes, ta grâce est toujours la même, toujours aussi éclatante, oui, ces cheveux-là, fussent-ils tout blancs donneront toujours asile à l’amour (ἔρως) » (A.P., V, 26).

 

Peut-être s’agit-il d’amour total, qui transcende la relation physique ? Il convient toutefois de ne pas oublier que cette affirmation est formulée au moment de la passion : sera-t-elle durable pour autant ? La même remarque vaut pour les évocations de la jalousie éprouvée par l’amant qui redoute l’existence de rivaux et souhaite s’attacher exclusivement les soins de sa courtisane, comme le dit Méléagre en utilisant tout à la fois le vocabulaire de l’affection et du désir :

 

« O nuit, ô toi, Désir (πόθος) qui me tiens éveillé,

Reins émus dont l’idée brûle et fait pleurer,

Dites, lui reste-t-il un peu de ma tendresse (στοργῆς) ?

Garde-t-elle, en son cœur que la froideur oppresse,

De mes baisers d’antan quelque chaude mémoire ?

A-t-elle sur son lit les larmes pour compagnes ?

Sait-elle encor baiser mon fantôme illusoire ?

Ou connaît-elle ailleurs l’amour renouvelé (ἔρως)?

O n’éclaire jamais, lampe, des jeux semblables,

Et garde pour moi seul celle qui t’est confiée » (A.P., V, 166, trad. R.B.).  

 

 

(3)4. Le poète et l’épouse

 

            La place de l’épouse dans la poésie lyrique est moins importante que celle de la prostituée et de la courtisane, ce qui est déjà en soi révélateur. Ce genre littéraire, quelle que soit l’époque où il s’épanouit, atteste, à l’instar de l’épopée et de la tragédie, la séparation entre plaisir des sens et union destinée à perpétuer la race. Dans cette perspective, face aux avantages obtenus dans des unions temporaires, réalisées au plan privé, le mariage peut apparaître comme une corvée requise par la société, comme dans cette épigramme de Palladas, composée au Ve siècle de notre ère :

 

« Le mariage a deux jours exquis seulement :

La noce, et quand le veuf conduit l’enterrement » (A.P., XI, 381, trad. M.Y.).

 

De même, l’importance du mariage, destiné à assure une descendance est soulignée par Agathias le Scolastique, qui s’inscrit ainsi dans une solide et antique tradition :

 

« Cette résille d’or est tissée avec art !

O ma tendre promise, ornes-en tes cheveux.

Enroule cette écharpe à ton cou… Si tu veux,

Serres-en tes beaux seins, fais-t’en une ceinture…

Aux vierges ces doux riens conviennent. Mais plus tard,

Tu seras mère, heureuse en ta progéniture,

Et je te ferai faire un lourd bandeau d’argent

Et de joyaux, au vif éclat clair et changeant » (A.P., V, 276, trad. M.Y.).

 

On notera en passant la futilité prêtée à cette jeune fille : elle sera heureuse de recevoir une parure et se voit promettre des bijoux le jour où elle sera mère !

 

            Toutefois, le portrait de l’épouse est loin d’y être univoque. Ainsi, elle peut, dans une optique assurément réaliste, être dotée d’une forte personnalité, qui peut même l’emporter sur celle de son époux et lui rendre pénible la vie quotidienne. C’était probablement le cas du grammairien Palladas, l’auteur de l’épigramme caustique citée plus, qui, à l’époque du droit de Constantin et de Justinien, pouvait malaisément divorcer (la séparation des époux n’étant acceptée que pour des motifs graves : adultère, tentative d’empoisonnement etc.) :

 

« Ma femme et la grammaire, je ne les puis supporter ! La grammaire m’apporte la pauvreté, et ma femme (γαμετῆς) son sale caractère. Ce que je souffre de l’un et de l’autre ? La Mort et le Destin ! Enfin, de la grammaire je me suis maintenant débarrassé, tout juste ! Mais je ne puis me séparer de cette femme batailleuse (ἀνδρομάχης) : mon contrat et la loi ausonienne m’en empêchent » (A.P., XI, 378). 

 

            De même, le désir n’est pas exclu de la vie conjugale, comme on pouvait s’en douter. Il est néanmoins intéressant de noter que celui-ci est explicitement mentionné dans l’un ou l’autre poème, du point de vue de l’époux évidemment. Epinglons dans cette veine un texte d’Onestos, exaltant la beauté mûrie de l’épouse, contrastant avec la beauté absolue de la courtisane :

 

« Il ne me plaît d’épouser (γάμος) ni une vierge ni une vieille : l’une, j’en ai pitié, l’autre, je la respecte. Foin du verjus comme du raisin sec : la beauté (καλλοσύνη) dans sa maturité, voilà qui est de saison pour le lit de Cypris » (A.P., V, 20).  

 

C’est du reste la beauté de l’épouse qui rend le mariage supportable aux yeux de Palladas :

 

« Le malheureux époux d’une femme sans beauté, allumant la lampe, le soir venu, ne voit que ténèbres » (A.P., V, 20).

 

 

(3)5. Conclusion

 

            Avec la poésie lyrique, nous avons rencontré essentiellement les femmes non mariées, depuis la simple prostituée (esclave, captive, femme pauvre), qui fait l’amour pour vivre, et la courtisane, proche de la femme « libérée » moderne, pour qui néanmoins la vieillesse risque d’être un naufrage.  Un constat s’impose au sujet de ces relations extra conjugales : les Grecs étaient loin d’être bégueules, mais leur rapport amoureux avec la femme, tel qu’il ressort de la poésie lyrique, est un rapport de domination, qui évolue très peu par rapport à leur attitude face à des captives, comme dans l’épopée et la tragédie de Sophocle. La différence entre ce genre littéraire et les autres est qu’il ne s’insère plus dans un contexte d’exception : guerres glorieuses et vies de héros, mais dans la vie quotidienne.

            Comme on pouvait s’y attendre, l’amour pour l’épouse n’a guère de place dans cette exaltation répétée du plaisir des sens, tant les préjugés ont la vie dure et sans doute aussi, à cause des lois du genre littéraire. Les quelques allusions qui y sont faites sont dès lors particulièrement intéressantes : elles montrent que des relations physiques réussies pouvaient cimenter une union. Mais on n’est loin de l’égalité à l’intérieur du couple. C’est le genre romanesque qui, le premier et de façon durable, modifiera le rapport de force dans la représentation de l’amour dans le mariage.

 

 

(3)6. Comparaison avec le Cantique des Cantiques et quelques poèmes arabes

 

            Les Grecs n’ont pas l’apanage de la célébration érotique de l’amour: cet aspect est également mis en valeur dans les civilisations développées autour des religions du Livre.

 

(3)6.1. Le Cantique des Cantiques

 

            Dans la Bible, tournons-nous ainsi vers le Cantique des Cantiques, série de poèmes composés vers 450 a.C., attribués traditionnellement au roi Salomon et appartenant au genre des chants nuptiaux. Cette fois, l’Amour complet est célébré, en ce compris sous son angle le plus physique, à une réserve près : les détails les plus crûs sont placés dans la bouche de l’époux, tandis que l’épouse utilise davantage la métaphore :

 

L’époux :

 

« Que tes pieds sont beaux dans tes sandales,

fille de prince !

La courbe de tes flancs est comme un collier,

Œuvre des mains d’un artiste.

Ton nombril forme une coupe,

Où le vin ne manque pas.

Ton ventre, un monceau de froment,

De lis environné.

Tes deux seins ressemblent à deux faons,

Jumeaux d’une gazelle.

Ton cou, une tour d’ivoire.

Tes yeux, les piscines de Heshbôn,

près de la porte de Bat-Rabbim.

Ton nez, la tour du Liban,

Sentinelle tournée vers Damas.

Ton chef se dresse, semblable au Carmel,

Et ses nattes sont comme la pourpre ;

Un roi est pris à tes boucles ».

L’épouse :

 

« Je suis à mon Bien-aimé,

et vers moi se porte son désir.

Viens, mon Bien-aimé,

Allons aux champs !

Nous passerons la nuit dans les villages,

Dès le matin nous irons aux vignobles.

Nous verrons si la vigne bourgeonne,

si ses pampres fleurissent,

si les grenadiers sont en fleur.

Alors je te ferai

Le don de mes amours » (cinquième poème).

 

 

 

Mais la conclusion dépasse le plaisir des sens attendus : l’amour non seulement brûle comme le feu, mais il est réciproque et possède une force identique à celle de la mort. Il est même plus puissant que la mort, puisqu’il lui survit dans l’éternité :

 

 

 

L’époux :

            « Pose-moi comme un sceau sur ton cœur,

comme un sceau sur ton bras.

Car l’amour est fort comme la Mort,

La jalousie inflexible comme le Shéol ;

Ses traits sont des traits de feu,

Une flamme de Yahvé.

Les grandes eaux ne pourront éteindre l’amour,

ni les fleuves le submerger » (Le dénouement).

 

 

(3)6.2. Les diwân

 

            Dans les diwân, florilèges rassemblant les œuvres d’un seul auteur ou d’une seule tribu, tous genres confondus par ailleurs, on trouve un genre, le ghazal, qui développe le thème de l’amour à partir du VIIe siècle jusqu’au XIIIe siècle. L’exemple le plus archaïque (VI-VIIe siècle) des poèmes retenus évoque la nostalgie de l’amour enfui et peut-être enfoui au plus profond de la mémoire:

 

« Salmâ, penses-tu, est encore ici, alors que tu ne vois que des faons sauvages ou des coquilles d’œufs d’autruche là où beaucoup ont jadis dressé leur campement. Tu penses à la nuit de Salmâ, lorsqu’elle s’était révélée à toi, souriant de ses dents délicates, avec sa gorge de gazelle non encore dénudée » (Iimru’al-Qays).

 

 

            Un autre poème évoque plutôt le désir réciproque :

 

« Elle s’écria (et ses yeux noyés laissaient ruisseler des torrents de larmes) : « Je m’adresse à vous, Pléiades ! Malheur ! va-t-il refuser et se dérober ? Faites-lui savoir où en est mon cœur et, si de sa foi il n’a pas dévié, qu’il me réponde ; où puis-je le revoir sans redouter les méchants à l’affût ? Que ce soit à l’heure où, la nuit venue, juste à son milieu, il fait le plus noir ». je la vis surgir, avec deux amies, antilopes en marche sous la dune. Elle était l’astre éclatant, pleine lune, qui vient effacer l’étoile éblouie […]. Puis j’ôtai sa robe et découvris une blancheur gracile, et qui tremblait. Toute la nuit, le plaisir fut à nous, jusqu’à la brusque attaque de l’aurore » (Umar ben Abî Rabî’a, 644-711).

 

Comme on peut l’observer, l’auteur est l’acteur principal de ce court récit, mais il n’en décrit pas moins les inquiétudes – vraies ou supposées par lui – de l’objet de son amour. Selon lui, cette femme est très amoureuse et très désireuse de consommer son union avec le poète : elle verse des torrents de larmes de peur qu’il se refuse à elle. En cela, ce poème arabe s’écarte de la poésie grecque, qui n’envisage guère le point de vue de la femme : la dame exprime son désir personnel, ce qui flatte en même temps l’ego de l‘amant. Notons enfin que le texte reste pudique : la relation n’est pas décrite en détail, on se contente d’évoquer le plaisir partagé.

            Voyons encore un poème, qui, comme les autres, montre une femme bien plus libérée que ne le permet un Islam strictement orthodoxe. Mais cette fois elle demeure inaccessible, sans être toutefois être l’objet de railleries comme ses compagnes grecques !

 

« Ton corps flambe, Laylâ, de bonheur et d’atours. Ah ! Que ne suis-je, moi, un peu de ses vêtements ! Je t’ai vue, je t’ai vue : en un songe ? Ou alors, de mes yeux grands ouverts, mes témoins au grand jour ? Te serrant contre moi, j’ai dit : « Mon feu se meurt ! » mais l’incendie ne meurt, il brûle, il est plus fort » (Majnûn mort en 688 ?).

 

Certes, ces femmes amantes évoquées dans ces poèmes n’existent peut-être pas et feraient partie des thèmes obligés d’un exercice littéraire. Mais peut-on concevoir que de tels exercices soient totalement déconnectés de la réalité ? La question reste ouverte.