CHAPITRE 4:

                            L'amour dans le roman

 

 

 

(4)0. Remarque préliminaire

 

            Si on établit la liste des romans connus, qu'ils aient été conservés dans leur intégralité, sous forme de fragments ou en résumé ou encore qu'il n'en reste plus que le titre, on relève, à partir de la période alexandrine, pas moins de 27 oeuvres classées ici dans l'ordre chronologique.

 

(4)0.1. HÉCATÉE D'ABDÈRE (vers 300 a.C.)

            Élève du philosophe sceptique Pyrrhon, il a écrit un roman ethnologi­que et utopique, intitulé Sur les Hyperboréens, et connu à travers des fragments et un résumé de Diodore de Sicile (II, 47).

 

(4)0.2. ÉVHÉMÈRE DE MESSINE (env. 340-260 a.C.)

            Au service du roi macédonien Cassandre, il a écrit une Hierà anagraphè, récit utopique d'un voyage dans l'archipel de Panchaïe. On en a conservé des fragments et un résumé de Diodore (V, 42-46).

 

(4)0.3. IAMBULOS (3e s. a.C.)

            Connu par une allusion de Lucien (Histoire vraie, 1,3) et par un résumé de Diodore (II, 55-60), il est l'auteur d'un récit de voyage en utopie, dans les îles du Soleil.

 

(4)0.4. AMOMÈTOS (3e ou 2e s. a.C.)

            Connu à travers le témoignage de Pline l'Ancien (VI, 55), il a consacré un récit de voyage utopique aux Attacoréens indiens.

 

(4)0.5. DIONYSIOS SKYTOBRACHION (3e ou 2e s. a.C.)

            Né à Mytilène, il vécut à Alexandrie et composa une histoire des Argonautes en 6 livres, dans laquelle interviennent Dionysos et un royaume utopique fondé par ce dernier. Peu de fragments nous en ont été conservés.

 

(4)0.6. ANONYME: le roman de Ninos (2e s. a.C.)

            Ce plus ancien roman d'amour de la littérature grecque nous a été ressuscité grâce à la découverte de 3 papyrus en 1893. Il raconte la passion du jeune Ninos et de la reine Sémiramis.

 

(4)0.7. ARISTIDE DE MILET (env. 100 a.C.)

            Il est l'auteur des Contes milésiens, ensemble de récits érotiques, dont on n'a conservé aucun fragment. Ils nous sont connus à travers des allusions et les fragments d'une traduction latine, due à Lucius Cornelius Sisenna (mort en 67 a.C.). D'après Plutarque, ils étaient fortement impudiques (Crassus, 32). 

 

(4)0.8. CHARITON D'APHRODISIAS (1er s.a.C.)

            Il est l'auteur du premier roman qui nous a été conservé. Rédigé en prose, celui-ci raconte en 8 livres les amours de Chairéas et de Kallirhoè (Τ Περ Χαιρέαv Καλλιρόηv ρωτικ διηγήματα).

 

(4)0.9. ANONYME: le roman de Chionè (1er s.a.C.)

            Deux fragments nous montrent Chionè aux prises avec de nombreux prétendants et avec une tempête, ce qui fait penser à un récit de type romanesque.

 

(4)0.10. ANONYME: le roman de Metiochos et de Parthenopè (1er s. a.C.?)

            Il s'agit, semble-t-il, d'amours enfantines, connues à travers des fragments et des mosaïques.

 

(4)0.11. ANONYME: le fragment Iolaos (1er s.p.C.?)

            La découverte d'un papyrus contenant un fragment relatif à Iolaos semble prouver l'existence d'un modèle grec pour le Satyricon de Pétrone.

 

(4)0.12. ANONYME: le roman d'Ésope (1er s.p.C.)

            Il semble que l'Égypte ait vu naître à cette époque la biographie romancée d'Ésope, à qui ont été attribuées des fables, dont les plus anciennes remontent au VIe s.a.C. Quelques fragments nous en ont été conservés.

 

(4)0.13. ANTOINE DIOGÈNE (1er ou 2e s.p.C.)

            Connu à travers le résumé de Photios (cod.166), datant du IXe siècle, quelques fragments fournis par des papyrus et les allusions de la vie de Pythagore par Porphyre (10-14,32-36,44), le roman d'Antoine Diogène Τ πρ Θoύληv πιστα est un récit de voyage fantastique au bout de la terre, qui aurait été pas­tiché par Lucien dans l'Histoire vraie.

 

(4)0.14. LUCIEN DE SAMOSATE (env. 120 -env.180)

            Spécialiste du pastiche et de l'imitation en prose, Lucien ne résiste pas à l'envie de se moquer des voyages fantastiques présentés comme vrais dans son récit inachevé L'histoire vraie.

 

(4)0.15. LUCIOS DE PATRAS (2e s. p.C.)

            Lucios de Patras a composé un récit sur la métamorphose de Lucios en âne, dont un résumé figure dans les oeuvres attribuées à Lucien de Samosate: Λύκιoς ὄνος. Le texte a inspiré directement Apulée.

 

(4)0.16. LOLLIANOS (vers 140 p.C.)

            Grâce à la documentation papyrologique, une cinquantaine de fragments des Histoires phéniciennes de Lollianos nous sont parvenus, attestant l'importance des religions à mystère dans ce roman, par ailleurs mal connu.

 

(4)0.17. JAMBLIQUE (2e moitié du 2e s. p.C.)

            D'origine syrienne et de formation grecque, ce lettré écrivit un roman de 35 ou 36 livres sur les amours de Sinonis et de Rhodanès, intitulé Les Babyloniaques. Celui-ci ne nous est connu qu'à travers quelques fragments et le résumé de Photios (cod.94). On garde toutefois la trace d'un manuscrit de l'oeuvre, qui aurait figuré à la Bibliothèque de l'Escurial jusqu'en 1671, date de l'incendie de cette bibliothèque. Il semblerait que ce manuscrit n'ait pas été détruit dans l'incendie, mais aurait été acheté par Christine de Suède; il est mentionné une dernière fois au XVIIIe siècle. Jamblique trouvera-t-il un jour son limier?

 

(4)0.18. ARISTOPHONTÈS D'ATHÈNES (2e s.p.C.?)

            Dans son corpus Dyserotika, ce conteur aurait raconté l'histoire d'Amour et Psyché, rendue célèbre par Apulée.

 

(4)0.19. XÉNOPHON D'ÉPHÈSE (2e s. p.C.)

            Xénophon a composé le roman Les Éphésiaques, racontant les amours d'Habrokomès et d'Antheia. Comme ce récit comporte 5 livres, avec certains épisodes fort abrégés, alors que la Suda fait état d'on ouvrage en 10 livres, on a supposé que le texte conservé était le résumé d'un texte beaucoup plus long.

 

(4)0.20. ACHILLE TATIOS (2e s. p.C.)

            Ce Grec d'Alexandrie est l'auteur d'un roman d'amour en 8 livres, intitulé Les aventures de Leucippè et de Clitophon. On suppose généralement qu'il était chrétien, voire évêque, ce qui expliquerait les accents chrétiens et moralisateurs du texte.

 

(4)0.21. NICOSTRATE DE MACÉDOINE (2e s. p.C.)

            D'après la Suda, il aurait écrit plusieurs romans: Eikones, Dekamythia, biographies romanesques d'Antonin le Pieux et de Marc Aurèle.

 

(4)0.22. ANONYME: le roman de Sesonchosis (2e s. p.C.?)

            Issu d'un milieu égyptien, le roman de Sesonchosis est un roman historique, dont il ne reste qu'un fragment de papyrus, se rapportant à un fils de pharaon.

 

(4)0.23. LONGOS (vers 200 p.C.)

            Ce Grec, originaire de Lesbos, est l'auteur du très célèbre roman pastoral, Daphnis et Chloé, tant prisé d'Amyot, puis des artistes et écrivains occidentaux. Il raconte une histoire d'amour, située cette fois à la campagne, et non dans une des grandes cités de l'univers alexandrin.

 

(4)0.24. HÉLIODORE D'ÉMÈSE (3e ou 4e s. p.C.)

            Cet auteur inconnu est l'auteur du plus célèbre roman d'amour antique, intitulé Les Éthiopiques, et qui raconte en 10 livres les aventures extraordinaires de Théagène et de Chariclée.

 

(4)0.25. ANONYME: le roman d'Alexandre (3e s.p.C.?)

            La trace la plus ancienne d'une biographie romancée d'Alexan­dre remontait jusqu'il y a peu à une compilation du IIIe s. attribuée à un pseudo-Callisthène; mais un papyrus, datant du 2e ou du 1er s. a.C. permet de lui conférer une date antérieure. Par ailleurs, on possède un abrégé latin du Roman d'Alexandre, dû à Iulius Valerius (4e s. p.C.) et qui permet de contrôler la version du ps. Callisthène. Le Roman d'Alexandre connut une fortune con­sidérable.

 

(4)0.26. DIKTYS DE CRÈTE (4e ou 5e s. p.C.) et DARÈS DE PHRYGIE (4e/5e s. ou 6e/7e s.)

            Auteurs l'un et l'autre d'un Roman de Troie, ils ne furent longtemps connus qu'à travers des résumés latins de leur oeuvre. Mais on a retrouvé des fragments de l'original grec de Diktys dans des papyrus datant du 1er ou du 2e s. p.C. La geste troyenne fut longtemps connue en Occident par ces résumés latins plus que par les épopées homériques.

 

(4)0.27. ANONYME: l'histoire d'Apollonios, roi de Tyr (5e ou 6e s.)

            Connue uniquement à travers un résumé latin, cette biographie romancée raconte les tribulations d'Apollonios, de son épouse Archistratis et de sa fille Tarsia.

 

            N.B. Pierre Grimal considère que la Vie d'Apollonius de Tyane, composée par Philostrate avant 217 p.C., appartient à la lit­térature romanesque. Selon lui, si le personnage est réel, si le cadre est bien celui de l'empire romain du Ier siècle de notre ère et si l'intention de l'écrivain est d'écrire une biographie historique, il s'y trouve trop de merveilleux, pour ne pas la rapprocher des romans et des biographies romancées.

 

(4)0.28 Conclusion

            Ce panorama débouche sur plusieurs conclusions.

            - Le genre romanesque est un genre qui connut un grand succès. On peut d'ailleurs escompter de nouvelles découvertes. Toutefois, la plupart des oeuvres sont actuellement très mal conservées.

            - Les sujets abordés sont essentiellement les amours contra­riées, les biographies romanesques et les récits de voyages à consonance utopique. Toutefois, il faut se garder d'introduire des distinctions trop strictes: les amoureux voyagent, les personnages historiques sont amoureux, certaines amours sont envisagées dans une perspective hautement morale, proche de la vision utopique.

 

            Étant donné l'abondance de la matière, le cours portera uniquement sur les romans qui nous ont été transmis quasiment dans leur intégralité et qui sont des oeuvres de fiction, pour conserver le même type d'approche que dans l'épopée et la tragédie. Il s'agira donc exclusivement des oeuvres de Chariton, de Xénophon d'Éphèse, d'Achille Tatios, d'Héliodore et de Longos.

 

 

(4)1. Une histoire d'amour

 

(4)1.1. Existence d'un schéma commun

            L'intrigue racontée par les différents romans se présente globalement de la même façon. On y retrace chaque fois l'histoire des amours entre deux jeunes gens, parfaits physiquement et moralement, et manifestement destinés l'un à l'autre. Mais les amoureux ren­contrent de nombreux obstacles, qui entraînent de multiples aventures vécues tantôt ensemble, tantôt séparément. Ces obstacles constituent un dosage varié de différents ingrédients: en­lèvements perpétrés par des pirates ou des brigands, navigations périlleuses, rivalités amoureuses. Car les jeunes gens inspirent des sentiments très vifs à d'autres personnes, qu'il s'agisse d'amours homo­sexuelles ou hétérosexuelles. Les amoureux finissent par triompher de tous les obstacles et sont réunis à jamais pour un bonheur sans fin. Voyons cela plus en détail chez chacun de nos romanciers.

 

            (4)1.1.1. Le roman de CHARITON

            Chéréas et Callirhoé tombent amoureux l'un de l'autre à Syracuse. Ils finissent par obtenir l'approbation de leurs parents et célèbrent leur mariage, malgré les intrigues des prétendants éconduits de la jeune femme. Un premier drame survient: fou de jalousie, comme Othello, Chéréas frappe Callirhoé et la laisse pour morte. Il devra se justifier devant un tribunal avant d'organiser les funérailles de son épouse. Celle-ci, comme Juliette, n'a que les apparences de la mort. Elle se réveille dans son tombeau et est enlevée par des brigands.

            Amenée à Milet, Callirhoé est vendue comme esclave à un notable de la ville, qui s'éprend d'elle. La jeune femme consent à l'épouser, lorsqu'elle se découvre enceinte des oeuvres de Chéréas. Pendant ce temps, Chéréas, ayant appris l'enlèvement, est parti à la recherche de sa femme et la retrouve mariée à un autre.

            Les héros sont soumis à la justice du roi de Perse, qui doit attribuer Callirhoé à l'un des deux hommes qui la réclament. Le jugement est interrompu par une révolte des Égyptiens contre les Perses.

            Une fois encore, les héros sont séparés. On suit parallèlement le destin de Chéréas, rallié à la cause des Égyptiens, celui du second mari, fidèle au roi de Perse, et celui de Callirhoé, reléguée avec les autres femmes sur une île.

            Chéréas rejoint Callirhoé et la ramène à Syracuse, après avoir envoyé une lettre d'adieu au notable de Milet.

 

            (4)1.1.2. Le roman de XÉNOPHON

            Habrocomès et Anthia se rencontrent à Éphèse, tombent amoureux l'un de l'autre et se marient dans la joie générale. Une fois l'union célébrée, les jeunes gens partent en voyage, conformément à la volonté de leurs parents. Ils subissent ensemble les premières aventures, à savoir une attaque de pirates, l'enlè­vement et l'arrivée à Tyr.

            Une fois séparés, ils vivent des aventures qui sont narrées successivement du point de vue d'Anthia et de celui d'Habrocomès. Anthia devient l'objet des assiduités d'un homme marié; aussi est-elle vendue par l'épouse bafouée à des marchands. Suite à un naufrage, elle est capturée par un brigand. Pendant ce temps, Habrocomès a été jeté en prison. Une fois libéré, il apprend le sort d'Anthia et part à sa recherche.

            Le reste du récit procède de la même démarche que le roman précédent. Anthia risque à plusieurs reprises d'être sacrifiée, elle prend une potion qui la fait passer pour morte, elle est poursuivie par différents hommes. Habrocomès, de son côté, est, lui aussi, capturé par des brigands, devient l'objet des sollicitations de la femme d'un notable égyptien, et voyage beaucoup avant de retrouver Anthia.

 

            (4)1.1.3. Le roman de LONGOS

            Contrairement aux autres romans grecs, le récit raconte la l'enfance des personnages, dont il suit l'évolu­tion. Daphnis et Chloé sont des enfants trouvés, qui vivent dans un milieu pastoral, à Lesbos. C'est au cours de leur adolescence qu'ils découvrent le sentiment amoureux. Mais à ce moment commence le temps des aventures. L'amour des jeunes gens est régulièrement interrompu par des incidents et des violences. Il s'agit tantôt du comportement brutal d'étrangers, jeunes gens de Méthymne, habitants de Mytilène, tantôt de rivalités amoureuses, dont Daphnis et Chloé sont l'objet. L'histoire se termine par le triomphe de l'amour, mais aussi par la levée d'un secret qui planait sur la naissance des deux héros.

 

            (4)1.1.4. Le roman d'ACHILLE TATIOS

            Le récit d'Achille Tatios rejoint ceux de Chariton et de Xénophon. Clitophon et Leucippè tombent amoureux l'un de l'autre. De nombreux obstacles se dressent devant leur passion, aussi prennent-ils la fuite. Ils vivent dès lors des aventures, dont les ingrédients sont les mêmes que chez les précéden­ts, avant de pouvoir réaliser leur union.

 

            (4)1.1.5. Le roman d'HÉLIODORE

            Le récit y est le plus élaboré, il est même d'une complexité telle qu'il se laisse difficilement résumer.

            Théagène est grec; il a rencontré Chariclée lors d'une fête à Delphes. Quant à celle-ci, elle est la fille adoptive du Grec Chariclès. En réalité, elle est issue de l'union du roi et de la reine d'Éthiopie. Comme elle est née blanche, sa mère s'en est débarrassée et l'a confiée à Chariclès, avec des objets qui permettent de l'identifier. Les deux jeunes gens, tombant amoureux l'un de l'autre, apprennent leur véritable identité et décident de fuir en Égypte. Ils connaissent dès lors épreuves, en­lèvements, as­siduités de tiers, condamnations à mort, avant de pouvoir être réunis et de célébrer leurs justes noces, avec la bénédiction des souverains d'Éthiopie.

           

(4)1.2. Variations sur le thème        

            Dans le roman comme dans les autres genres littéraires de la Grèce, il existe, à l'évidence, des contraintes qui imposent un schéma et un plan attendus du public. Manifestement, celui-ci apprécie les romans-fleuves, où des aventures, prévues et prévisi­bles, s'enchaînent sans discontinuer; la fin ne semble intervenir que parce que le lecteur a atteint ou est supposé atteindre la saturation.

            Toutefois, ici comme ailleurs, certaines variantes secon­daires sont admises. Nous observons ainsi que:

 

            - En premier lieu, l'amour peut surgir brusquement, sous la forme d'un coup de foudre réciproque; c'est la version retenue par Chariton, Xénophon, Achille Tatios et Héliodore. L'amour peut, au contraire, s'éprouver progressivement, s'épanouir petit à petit, évoluer; c'est le choix opéré par Longos, choix qui permet une analyse psychologique plus fine.

 

            - En second lieu, le mariage peut intervenir à différents moments. Ou bien il se conclut très vite après la découverte de l'amour et dans ce cas, le roman se termine sur d'heureuses retrouvailles. C'est la version adoptée par Chariton et par Xénophon.

            Chez Chariton, l'amour naît entre les enfants de deux rivaux politiques. Mais l'obstacle constitué par les haines des parents est très vite contourné, contrairement au sort de Roméo et Juliette.

            Chez Xénophon, l'obstacle est constitué par le silence que les deux amoureux gardent sur leurs sentiments. Une fois découverte la cause de leur maladie de langueur, le mariage est conclu. Mais les parents organisent le voyage du jeune couple, ce qui entraînera une série de mésaventures.

            Ou bien le mariage est différé et il n'intervient qu'au terme du récit, comme chez Longos, Achille Tatios et Héliodore. Dans ces conditions, il se présente comme une récompense méritée par une série d'épreuves. D'où le caractère initiatique que certains ont cru découvrir dans ces romans, en tout cas, dans le roman d'Hélio­dore. 

            Le romancier dispose donc d'une certaine marge de liberté, mais il s'agit d'une liberté contrôlée.

 

 

(4)2. Les motifs récurrents

 

(4)2.1. Les circonstances de la rencontre

            Les circonstances de la rencontre ne peuvent être analysées que dans les romans de Chariton, de Xénophon, d'Achille Tatios et d'Héliodore, puisque ceux-ci font débuter le sentiment amoureux par un coup de foudre. On peut dès lors à juste titre évoquer, dans ce cas, la première rencontre.

 

            Le coup de foudre intervient le plus souvent à l'occasion d'une fête religieu­se, qui entraîne la présence d'une foule nombreuse.

            Chez Chariton, il s'agit de la fête d'Aphrodite à Syracuse, au cours de laquelle a lieu la rencontre fortuite des héros, Chéréas sortant du gymnase, Callirhoé accompagnant sa mère au temple, pour honorer la déesse.

            Chez Xénophon, il s'agit de la fête d'Artémis à Éphèse: Habrocomès est à la tête d'un cortège de jeunes gens, Anthia, à la tête d'un cortège de jeunes filles. On notera au passage le souci de paral­lélisme.

            Chez Héliodore (II, 34-35 et III, 1-4, pp.583-591), il s'agit de la fête des Ennianes organisée par les Thessaliens à Delphes en l'honneur de Néoptolème. Théagène se trouve à la tête du cortège des Thes­saliens, Chariclée sort du temple (combinaison entre les motifs adoptés par les deux auteurs précédents).

            Achille Tatios adopte un choix tout différent, puisqu'il ménage la première rencontre dans l'intimité d'une maison. Il y a ici une volonté de banalisation. Clitophon apprend par son père l'arrivée prochaine de sa tante et de sa cousine, qui logeront chez eux. Dès les souhaits de bienvenue, Clitophon tombera amoureux et son amour se trouvera renforcé au cours du premier souper.

 

            Longos se démarque nettement par rapport à ce motif, puisque ses héros vivent depuis leur enfance dans un cadre identique. Il lui faudra toutefois marquer le déclic, qui introduit une modification dans la tendresse que Daphnis et Chloé éprouvent l'un pour l'autre. L'élément du cadre quotidien sélectionné par Longos pour marquer le passage de la tendresse à l'amour est, d'une part, l'épisode du bain de Daphnis, qui trouble Chloé, d'autre part, le concours de beauté entre Daphnis et le bouvier Dorcon, dont le vainqueur peut prétendre à un baiser de Chloé; Daphnis, vainqueur, comme il se doit, est troublé par le baiser de Chloé:

 

Cf. I, 13 (p.801):

« Et pendant qu'elle lui lavait le dos, elle sentit la chair douce qui cédait sous ses doigts; aussi, à la dérobée, elle se toucha elle-même à plusieurs reprises, pour voir si elle serait plus délicate à toucher. Ce jour-là [...] ils ramenèrent les troupeaux à la maison, et Chloé n'avait d'autre idée en tête qu'un grand désir de revoir une autre fois Daphnis se baigner ».

Cf. I, 17 (p.804):

« Chloé n'attendit pas davantage; contente du compliment, et surtout désirant depuis longtemps embrasser Daphnis, elle s'élança et lui donna un baiser tout simple et sans art, mais tout à fait capable d'embraser un coeur [...]. Et Daphnis, non comme s'il avait reçu un baiser, mais comme si on l'avait mordu, s'assombrit soudain, frissonna à plusieurs reprises, et devait comprimer les battements de son coeur; il voulait regarder Chloé, mais, en la regardant, il devenait tout rouge ».

 

                              

 

(4)2.2. La beauté des amoureux

            La beauté physique est l'apanage obligatoire des héros chez tous nos romanciers et elle apparaît comme une convention à laquelle tiennent les auteurs comme le public. C’est ce que marquent très nettement Chariton et Xénophon d’Ephèse :

 

Cf. Chariton (I, 1) :

«…Callirhoé, une merveille de jeune fille, qui faisait l'étonnement de la Sicile entière; car sa beauté n'était pas humaine, mais divine; ce n'était pas seulement la beauté d'une Néréide ou d'une Nymphe de la montagne, mais celle d'Aphrodite encore vierge ».

Cf. Chariton (I, 1) :

« ... un certain Chéréas, un adoles­cent d'une grande beauté, qui surpassait tous les autres, et tel que les artistes et les écrivains représentent Achille, Nirée, Hippolyte et Alcibiade ».

 

Cf. Xénophon (I, 1-3) :

« ... Habrocomès, chef d'oeuvre de beauté, tel qu'il ne s'en était vu ni en Ionie ni en aucun autre pays... De jour en jour il grandissait en beauté, et avec la grâce du corps fleurissaient en lui les qualités morales ... On lui marquait les mêmes respects qu'à un dieu, et quelques-uns allaient jusqu'à se prosterner à sa vue, jusqu'à l'adorer avec des prières ».

 

Cf. Xénophon (I, 5-7) :

« Anthia était belle entre toutes les autres vierges; elle avait quatorze ans; son corps était une fleur de beauté et sa parure ajoutait encore à sa grâce; cheveux blonds, en partie tressés, mais surtout libres et flottant au gré de la brise; des yeux vifs, à la fois rayonnants, comme ceux d'une jeune fille, intimidants comme ceux d'une chaste vierge; pour vêtement, une tunique de pourpre serrée à la taille tombant jusqu'aux genoux et descendant sur les bras; une peau de faon l'enveloppait, un carquois pendait à ses épaules, elle portait un arc et des javelots, des chiens la suivaient... Quand elle apparut, la foule  se récria, exprimant à sa vue des sentiments divers: "Voici la déesse!", criaient les uns, saisis d'étonnement; d'autres: "C'est l'image de la déesse..."; tous lui adressaient des prières, se prosternaient ».

 

               

            Comme on le voit, les romanciers affirment très clairement que leur beauté place les amoureux au rang des dieux et des héros épiques. Chariton et Xénophon insistent par ailleurs sur l'égalité parfaite entre le jeune homme et la jeune fille, mais c'est surtout Xénophon qui marque le parallélisme des situations. Nous observons, en effet, que cette égalité en beauté prédestine Habrocomès et Anthia à constituer un couple, comme le reconnaît spontanément le public. Du coup, les deux jeunes gens sont désireux de se con­naître. En outre, Xénophon se montre plus précis sur le genre de beauté qu'il apprécie, beauté féminine tout au moins: cheveux blonds (rares chez les Méditer­ranéens), regard, habillement de déesse.

 

            Longos, bien qu'il adopte une autre intrigue, reprend, lui aussi, le critère de beauté, beauté qu'il évoque par petites touches successives:

 

Cf. Longos (I, 7) :

«Ces deux enfants, bien vite, devinrent grands, et en eux brillait une beauté qui n'avait rien de rustique».

 

 

Cf. Longos (I, 13) :

« Ses cheveux étaient noirs et abondants, et son corps hâlé par le soleil; on aurait dit que sa couleur brune était le reflet de ses cheveux. Et, tandis qu'elle regardait Daphnis, Chloé le trouva beau, et, comme elle ne l'avait jamais trouvé si beau, elle pensa que c'était le bain qui était cause de sa beauté ».

Cf. Longos (I, 17):

« Pour la première fois, Daphnis admira la couleur de sa chevelure, qui était blonde, et ses yeux, qui étaient grands comme ceux d'une génisse, et son visage, qui était vraiment plus blanc même que le lait de ses chèvres ».

 

 

                Longos choisit une beauté humaine, qui n'a rien de divin, et qui est adaptée au milieu des bergers. Encore que cette beauté transcende le cadre campagnard, puisque Longos prend soin de préciser qu'elle n'a rien de rustique... Remar­quons aussi que la descrip­tion ne concerne que le visage, que Daphnis a la beauté attendue chez un berger vivant en plein air, tandis qu'une fois encore, Chloé est blonde...

 

            Achille Tatios ne parle que de la beauté de Leucippè, puisqu'il se met dans la peau de Clitophon, mais on peut supposer que celui-ci aussi est beau:

 

Cf. Achille Tatios (I, 4):

« Voici que j'aperçois [...] une jeune fille dont le visage éblouit mon regard. Telle, tout à l'heure, je voyais l'image d'Europe sur son taureau. Son regard brillait, promettant le plaisir; sa chevelure était blonde, avec des boucles d'or; ses sourcils, noirs, d'un noir sans mélange; ses joues blanches, mais leur blancheur, vers leur milieu, se colorait de rose, et rappelait la pourpre dont les femmes lydiennes colorent l'ivoire; sa bouche était une fleur de rose, lorsque la rose commence à éclore les lèvres de ses pétales ... J'admirais sa haute taille ».

 

            La comparaison avec une déesse est indirecte; la blondeur est au rendez-vous. Mais il y a deux éléments de plus: une évocation du corps, quoique fort discrète, et une note de sensualité, absente des autres romans.

 

            Héliodore insiste, lui aussi, sur la beauté de ses héros:

 

Cf. Héliodore (II, 34,  p.584):

« Je me suis trouvé, hier, rencontrer ce jeune homme et, en vérité, il m'a paru bien digne de descendre d'Achille, tant il est grand et beau ».

 

Cf. Héliodore (III, 4, p.589):

« Du temple d'Artémis sortit la belle et sage Chariclée, alors nous sûmes que même Théagène pouvait être surpassé, mais qu'il ne pouvait l'être que dans la mesure où la beauté féminine toute pure peut être plus captivante que celle du premier d'entre les hommes... Elle était vêtue d'une tunique pourpre... Sa chevelure n'était pas entièrement tressée ni complètement flottante; la plus grande partie, par derrière, retombait en vagues sur les épaules et le dos; sur le sommet de la tête et le front, une couronne de jeunes rameaux de laurier retenait ses cheveux, doux comme rose et clairs comme soleil, et ne leur permettait pas de flotter dans la brise plus qu'il ne convenait ».

 

 

                              

            La beauté féminine est davantage décrite que la beauté masculine. On retrouve des points communs avec la description de Xénophon: vêtement d'une déesse, cheveux blonds déployés dans une coiffure apparemment libre, mais sophistiquée.

            Quant au début du roman, il insiste aussi sur la beauté des héros, mais ici c'est peu réaliste:

 

Cf. Héliodore (I, 2, p.522):

« Une jeune fille assise sur un rocher, et d'une beauté indicible, qui pouvait la faire prendre pour une divinité; et bien que profondément bouleversée par les circonstan­ces où elle se trouvait, elle respirait la noblesse et la fierté... Elle contemplait, sans bouger la tête, un jeune homme étendu. Celui-ci avait reçu de terribles blessures et semblait sortir à peine d'un sommeil profond, presque aussi profond que la mort, mais, même en cet état, une mâle beauté resplendissait en lui, et sa joue, empourprée par le sang dont elle était inondée, n'en était que plus éclatante de blancheur ».

 

            Après des naufrages et combats navals, malgré la fatigue ou de terribles blessures, la beauté des héros demeure éclatante; point de réalisme, nous nous trouvons dans un monde presque divin. Il n'est donc pas surprenant que la jeune fille soit, dans un premier temps, prise pour une déesse par les brigands:

 

Cf. Héliodore (I, 2, p.522):

« Parmi les brigands, les uns assuraient que c'était quelque divinité, soit la déesse Artémis, soit Isis, que l'on adore dans leur pays, d'autres que c'était une prêtresse qui, en état de possession divine, avait causé tout le massacre qu'ils voyaient ».

 

 

            Si la beauté physique est longuement décrite et attendue, la beauté morale ne suscite guère de commentaire précis (de brèves annotations chez Xénophon et chez Héliodore), elle se déduit plutôt de l'ensemble de l'oeuvre: les héros sont aussi parfaits moralement que physiquement. La raison pour laquelle les romanciers n'insis­tent pas sur cette haute perfection tient sans doute au fait que pour un Grec, beauté physique et beauté morale vont de pair: la première est le signe de la seconde et nos héros sont obligatoire­ment καλo καὶ γαθoί.

                               

 

(4)2.3. La prédestination de l'amour

            Dans tous les romans grecs, on a l'impression que la liberté des individus n'intervient pas, mais que les amoureux sont portés par une force invincible, extérieure à eux. Les formes revêtues par cette force varient.

 

            Chez Chariton et chez Xénophon, cette force a un nom, c'est Éros. Chez le premier, l'intervention d'Éros est très vague; elle apparaît comme une autre forme du hasard. Chez Xénophon, Éros est une divinité anthropomorphique à part entière. Comme dans l'Hippo­lyte d'Euripide, cette divinité est mécontente face au mépris dont témoigne le jeune homme. Mais au lieu de se venger par la mort du coupable, elle le prend au piège de ce qu'il prétendait refuser, à savoir l'amour et les difficultés liées à son assouvissement:

 

Cf. Chariton (I, 1):

« Mais Éros est obstiné et se plaît à remporter des succès inattendus; et il chercha une occasion comme celle-ci ».

Cf. Xénophon (I, 2, 1):

« Éros s'irrite de ces mépris: c'est une divinité jalouse et qui ne pardonne pas aux orgueilleux. Il machine un piège pour y prendre le jeune homme, entreprise malaisée, même pour ce dieu. Mais Éros s'arme de pied en cap, et, muni de tous ses philtres puissants, marche à la tête d'Habrocomès ».

               

                 

            Longos, lui aussi, fait intervenir une force divine dans le destin de ses héros. Au début du roman, ce sont des dieux indif­férenciés qui assurent la découverte des bébés abandonnés et permettent leur éducation commune, comme on peut le vérifier à propos de Chloé:

 

Cf. Longos (I, 6):

« Le berger, pensant que cette trouvaille lui était envoyée par les dieux, ... ramasse le bébé ».

 

                Au cours du récit, des divinités particulières jouent un rôle important. Il s'agit d'abord de Pan et des Nymphes. Pan protège les jeunes gens, comme on peut s'y attendre de la part du dieu des bergers et des troupeaux. Quant aux nymphes, elles prêtent leur grotte pour une certain nombre d'événements importants: c'est là que les deux enfants se lavent (I, 13 et 32; II, 18), c'est là que Chloé se réfugie pour échapper aux brigands méthymniens (II, 20, 2), c'est là que Daphnis et Chloé échangent leur serment de fidélité (II, 39, 3) et enfin, c'est là que sont célébrées leurs noces (IV, 38). Éros apparaît enfin, par l'intermé­diaire d'un rêve, ce qui permet d'évacuer toute forme de merveil­leux.

Cf. Longos (I, 7-8):

«  Dryas et Lamon (les deux pères), la même nuit, eurent le songe que voici: ils crurent voir les Nymphes de la grotte où était la source, et dans laquelle Dryas avait trouvé la petite fille, qui donnaient Daphnis et Chloé à un petit garçon très remuant et très beau, avec des ailes aux épaules et portant des petites flèches et un petit arc; ce petit garçon les toucha tous deux d'une même flèche et leur dit de paître désormais, lui des chèvres, elle des brebis.

Quand ils eurent rêvé cela, les bergers furent désolés que les enfants fussent appelés à devenir des gardiens de bétail, alors que leurs langes semblaient leur promettre un sort meilleur ... Mais ils ne crurent pas devoir désobéir aux dieux puisqu'il s'agissait d'enfants qui devaient leur salut à la providence des dieux. Ils se racontèrent leur songe l'un à l'autre, et après avoir offert, dans la grotte des Nymphes, un sacrifice au petit garçon qui avait des ailes - et dont ils ne connaissaient point le nom - ils envoyèrent les enfants garder les troupeaux ... ».

 

            Remarquons l'obligation éprouvée par Longos de ramener aux dieux, non plus un coup de foudre, qui peut apparaître comme la manifestation d'une force extérieure, mais l'éveil et la progres­sion d'un sentiment. Par la suite, le rôle d'Eros sera plus souvent évoqué: c'est lui qui prend en mains le sort de Daphnis et de Chloé (II, 23, 5), qui organise leur mariage (II, 27, 2) et qui en fixe la date (II, 34, 1).

 

            Achille Tatios ne parle pas au début du roman d'Éros. Il préfère évoquer la force immanente du destin, qui se manifeste à travers un songe prémonitoire déconseillant à Clitophon le mariage projeté:

 

Cf. Achille Tatios (I, 3):

«La divinité se plaît souvent à révéler, en songe, le futur aux hommes - non pas pour qu'ils évitent ainsi le malheur (car personne ne peut être plus fort que le Destin), mais pour qu'ils supportent plus aisément leur souffrances. Car ce qui survient tout à la fois brusquement, et sans qu'on s'y attende, bouleverse l'esprit sous la brutalité du coup et le submerge; tandis que ce à quoi l'on s'est attendu avant de le subir a pu, par l'accoutumance graduelle, émousser le chagrin. Bref, j'avais dix-neuf ans, et mon père se préparait à célébrer mon mariage l'année suivante lorsque la Fortune commença toute l'aventure. Il me sembla en rêve ... ». 

 

                 

            Quant à Héliodore, il donne cette force sous son aspect le plus abstrait, le plus intellectuel. Il s'agit d'une prédes­tination, à la manière de Platon et de son monde de la réminis­cence:

 

Cf. Héliodore, (III, 5, p.591):

« Alors, ... nous vîmes avec évidence dans les faits que l'âme est chose divine et qu'elle a ses parentés, dès là-haut! Dès qu'ils s'aperçurent, les deux jeunes gens s'aimèrent, comme si leur âme, à leur première rencontre, avait reconnu son semblable et s'était élancée chacune vers ce qui méritait de lui appartenir ».

 

 

               

            On peut se demander pourquoi tous nos romanciers font de leurs personnages des êtres passifs, face à des sentiments qui les envahiraient de l'extérieur. Trois explications peuvent en être données.

            D'abord, on mettra en évidence la dif­ficulté qu'ont éprouvée les Grecs à percevoir la psychologie comme un monde intérieur profondément divisé. Les Grecs ont préféré résoudre ces contradic­tions internes en posant un conflit entre l'homme et son destin, imposé du dehors. Le cas se vérifie particulièrement bien au niveau de l'épopée, dont le roman grec se rapproche assurément. Comme on le verra plus loin, à l'instar d'Homère, les romanciers sont plus habiles à décrire les manifestations ex­térieures, psychosomatiques du sentiment, qu'à analyser sa genèse et ses mécanismes profonds, souvent inconscients.

            Ensuite, il faut tenir compte de la conception quelque peu panthéiste de l'amour chez les Grecs: Eros est plus qu'un dieu puissant, il est le dieu créateur, qui surpasse tous les autres. N'est-ce pas à cause de lui que Zeus se fait cygne, taureau ou pluie d'or? Eros, insaisissable et invaincu, règne sur toute espèce végétale, animale, humaine ou divine; il fait tourner le monde et le seul remède aux blessures qu'il inflige est de se soumettre à sa volonté. Seul Héliodore renonce à ce joyeux paganisme en s'inscri­vant plutôt dans le cadre platonicien: il semble davantage marqué par le culte des mystères...

            Enfin, on peut se demander si la liberté des héros est une question qui préoccupe les romanciers grecs. On verra plus loin que leur intérêt se situe ailleurs.

 

 

 (4)2.4. Soudaineté et ravages de l'amour

            Si l'amour est sans cesse imposé de l'extérieur chez les Grecs, il agit presque toujours - sauf chez Longos - de façon foudroyante. Il rend malade d'une maladie qui ne peut être guérie que par la certitude du sentiment partagé ou par l'accomplissement de l'amour. Ceux-ci peuvent intervenir très vite ou au contraire être retardés.

 

            Chariton est le plus expéditif à cet égard. L'amour se déroule en 3 temps: rencontre - mal d'amour réciproque - amour reconnu et approuvé; premier baiser:

 

Cf. Chariton, I, 1:

« Tous les deux se virent. Et, tout aussitôt, ils se communi­quèrent le mal d'amour... Donc, Chéréas s'en retournait à grand peine chez lui, avec sa blessure [...].

La nuit qui suivit fut pour tous deux atroce, car le feu était allumé en eux. Les souffrances les plus terribles furent endurées par la jeune fille, parce qu'elle se taisait, par pudeur de révéler son secret. Chéréas, qui était un jeune homme bien né et plein de noblesse, sentant déjà son corps se consumer, eut le courage de dire à ses parents qu'il était amoureux et qu'il ne saurait vivre, s'il n'épousait Callirhoé [...].

Alors Chéréas courut l'embrasser et Callirhoé, reconnaissant celui qu'elle aimait, pareille à la flamme d'une lampe déjà sur le point de s'éteindre et qui, lorsqu'on y verse de l'huile, retrouve son éclat, se fit soudain plus grande et plus belle ».

               

 

 

            Comme on pouvait s'y attendre, la même veine est utilisée par Xénophon, mais avec des amplifications. Les deux jeunes gens se rencontrent plusieurs fois en souffrant toujours autant, ils sont de plus en plus malades, jusqu'au moment où un oracle annonce le mariage et les aventures des héros. Au lieu du premier baiser, on a droit à la description de la cérémonie du mariage et de la nuit de noces.

 

Cf. Xénophon (I, 3, 1-2): « Tous deux se voient alors. Anthia se sent conquise par Habrocomès et Habrocomès est vaincu par l'amour: ses yeux se fixent sur la jeune fille, dont il ne peut détacher ses yeux: le dieu le tient et le presse. Et Anthia, de son côté, n'est pas moins en peine: par ses yeux grands ouverts la beauté d'Habro­comès coule en elle et la pénètre ».

Cf. Xénophon (I, 3, 4): « Quand ils sont rentrés chez eux, chacun d'eux reconnaît quel mal est le sien: ils se revoient en pensée, le feu d'amour brûle en eux, et, le reste du jour, leur passion s'accroît de telle sorte qu'à l'heure d'aller goûter le sommeil, ils sont au comble du tourment: si fort est en eux l'amour qu'il ne peut plus être contenu ».

Cf. Xénophon (I, 9, 1 et 9):

« Ils n'ont la force ni de se parler ni de se regarder: ils sont là, sur ce lit, défaillants de plaisir, enchaînés par la pudeur et par la crainte, haletants [...]. Ils se reposèrent enlacés et, pour la première fois, goûtèrent les plaisirs d'Aphrodite: et toute la nuit ce fut entre eux rivalité à qui montrerait plus d'ardeur amoureuse».

 

                 

            Longos procède différemment, puisqu'il n'a pas voulu de coup de foudre. Mais il joue aussi sur les manifestations psychosomati­ques et les troubles physiques, les faisant intervenir à dif­férents stades de la découverte de l'amour. Ainsi, la première découverte de la nudité de Daphnis trouble Chloé, ainsi le premier baiser accordé par Daphnis perturbe Chloé :

 

Cf. Longos (I, 13):

« Ce qu'elle éprouvait, elle ne le savait point, car elle était jeune, elle avait été élevée aux champs, et jamais elle n'avait entendu personne prononcer le nom de l'amour; et elle n'avait plus envie de rien dans son coeur, elle n'était plus maîtresse de ses yeux, et ne savait plus que parler de Daphnis; elle ne voulait plus manger, la nuit elle ne trouvait plus le sommeil, et ne se souciait plus de son troupeau; tantôt elle riait, tantôt elle pleurait; parfois elle dormait, parfois elle s'éveil­lait brusquement; son visage était pâle, et soudain il rougissait d'une brusque ardeur. La génisse que pique le taon n'est pas si malheureuse ».

Cf. Longos (I, 18):

« Que m'a donc fait le baiser de Chloé? Ses lèvres sont plus délicates que les roses, et sa bouche plus douce qu'un rayon de miel. Mais son baiser est plus cuisant que le dard de l'abeille. Souvent, j'ai donné des baisers à mes chevreaux, souvent j'en ai donné à des petits chiens qui venaient de naître, et au petit veau que nous a donné Dorcon; mais ce baiser-là est étrange; mon souffle est haletant, mon coeur est bondissant, mon âme se languit, et cependant, je veux lui donner encore un baiser. Oh victoire mauvaise! Oh maladie étrange, dont je ne sais même pas dire le nom ».

 

               

            On admirera au passage le mélange de réalisme et de conven­tion, ainsi que la finesse du parallélisme. Chacun des deux éprouve l'amour comme une piqûre d'insecte (réminiscence des blessures infligées par le carquois de l'Amour piqué, tel qu'il nous est décrit par une ode anacréontique?). Chacun des deux décrit précisé­ment l'effet éprouvé, une émotion sensuelle, qui est située dans un décor réaliste (animaux du troupeau; événements de la vie quoti­dienne) et ne suppose pas des personnages hors du commun. En revanche, que des bergers élevés à la campagne, soient incapables d'identifier l'amour, cela paraît un peu gros comme ficelle! La convention rattrape donc Longos, malgré son souci d'être proche d'un univers accessible au grand nombre.

 

            Achille Tatios, une fois encore complique tout, à partir d'un schéma simple. On retrouve le coup de foudre, suivi d'une seconde rencontre; puis vient la maladie de langueur du héros, qui essaie toutefois de se ménager de nouvelles rencontres. Au cours d'une de ces rencontres, échange du premier baiser. Lors d'un rendez-vous nocturne dans la chambre de la jeune fille, le visiteur est découvert. Du coup, les deux amoureux sont obligés de fuir. Outre l'étirement du coup de foudre, celui-ci est interrompu, d'une part, par des considérations générales sur l'amour, d'autre part, par des digressions et des récits dans le récit, ce qui nous amène au livre II.

 

Coup de foudre de Clitophon lors de la première rencontre. Cf. Achille Tatios ( I, 4) : « Dès que je la vis, je fus perdu; car la beauté fait une blessure plus profonde qu'une flèche et, passe par les yeux, pénètre jusque dans l'âme; c'est par l'oeil que passe la blessure d'amour. Je fus possédé à la fois par tous les sentiments: admiration, stupeur, crainte, timidité, impudence ».

 

Insomnie de Clitophon. Cf. Achille Tatios (I, 6):

« Mais lorsque je fus dans la chambre où j'avais coutume de dormir, il me fut impossible de trouver le sommeil. La nature veut en effet que toutes les maladies, et plus particulièrement les blessures du corps, soient plus douloureuses la nuit, que, pendant que nous reposons, elles trouvent une violence nouvelle et nous fassent souffrir davantage. Car, lorsque le corps est en repos, c'est alors que la plaie est plus à même de nous rendre malade. Et les blessures de l'âme, de la même façon, lorsque le corps est immobile, sont beaucoup plus douloureuses; car, pendant le jour, les yeux et les oreilles, ayant en abondance toutes sortes de distractions, enlèvent beaucoup de son acuité à la douleur et divertissent l'âme en lui ôtant le loisir de souffrir; mais lorsque le corps est pris dans les liens du repos, l'âme, livrée à elle-même, est ballottée par son mal. C'est alors que s'éveille tout ce qui était jusque-là assoupi: pour qui est dans la peine, son chagrin, pour qui est inquiet, ses soucis, pour qui est dans le danger, ses craintes, et pour les amoureux, leurs ardeurs ».

Scène du premier baiser. Cf. Achille Tatios (II, 6):

« Or, ce jour-là, il y avait par hasard une abeille, ou une guêpe, qui bourdonnait à travers la pièce, et vint tourner autour de mon visage; moi, je sautai sur la suggestion, portai la main au visage et fis semblant d'être piqué et d'avoir mal. La petite s'approcha, retira ma main et me demanda où j'avais été piqué. Et moi, "À la lèvre, lui répondis-je, et ne veux-tu pas dire le charme, mon amie?" Et elle vint vers moi et approcha sa bouche de la mienne, comme pour prononcer l'incanta­tion, et murmura quelque chose en m'effleurant les lèvres. Alors je l'embrassai... ».

 

 

                              

               

            Remarquons encore une fois l'association entre une piqûre de guêpe et la morsure de l'amour. Il ne s'agit plus d'une com­paraison, mais d'un jeu. Par ailleurs, les ratiocinations sur les sentiments et les états d'âme sont lourdes et ralentissent l'action et l'intérêt pour les personnages.

 

            Héliodore  se distingue de ses prédécesseurs. Certes, il pose le coup de foudre attaquant à l'improviste, suivi du malaise des deux jeunes gens. Mais tandis que Chariclée est malade, au point d'inquiéter son père adoptif, Théagène agit. Entre-temps, nous apprenons des détails sur la naissance de Chariclée et nous voyons les jeunes gens obligés de fuir. Contrairement à Achille Tatios, Héliodore insiste sur le caractère chaste du sentiment et gomme le côté sensuel.

            Ainsi, le coup de foudre commence par leur inspirer une certaine forme de honte :

 

Cf. Héliodore (III, 5, p.591):

« Dès qu'ils s'aperçu­rent, les deux jeunes gens s'aimèrent [...]. Puis ils se sourirent, imperceptiblement et à la dérobée, et seule le révéla une douceur dont fut soudain empreint leur regard. Et tout de suite, ils eurent comme honte de ce qui venait de se passer et ils rougirent; mais bientôt tandis que la passion, apparemment, pénétrait à longs flots dans leur coeur, ils pâlirent, bref, en quelques instants, leur visage à tous deux présenta mille aspects différents, et ces changements de couleur et d'expression trahissaient l'agitation de leur âme ».

 

                Ainsi, Théagère revendique fièrement sa chasteté :      

 

 

Cf. Héliodore (III, 17, p.600):

« Il ne survivrait pas s'il n'obtenait pas, au plus vite, du secours, tant était grand le mal qui avait fondu sur lui et tant il était dévoré de désir, et cela, alors qu'il éprouvait l'amour pour la première fois. Il affirma, avec force serments, qu'il n'avait jamais eu de relations avec aucune femme, qu'il les avait toujours repoussées avec horreur, ainsi que tout mariage et toute aventure amoureuse dont on pouvait lui parler, jusqu'au jour où la beauté de Chariclée lui avait prouvé qu'il n'était pas aussi insensible qu'il le pensait, mais simplement qu'il n'avait pas, jusque-là, rencontré une femme digne d'être aimée ».

 

                Cet idéal est du reste partagé par Chariclée, comme l’atteste cette prière commune des deux amoureux:

 

Cf. Héliodore (111, 18, p.621):

« Sauve des êtres qui ne sont désormais que des prisonniers de la Fortune, et les captifs d'un chaste amour, des exilés volontaires, mais innocents, et qui mettent en toi tout l'espoir de leur salut ».

 

 

            Si les débuts de la passion amoureuse et si les circonstances de la rencontre sont envisagés de diverses manières par les cinq auteurs, les effets psychosomatiques douloureux consti­tuent un motif obligé que l'on retrouve chez nos romanciers: tous les couples d'amoureux sont physiquement perturbés par l'émergence d'un sentiment, qu'ils ne parviennent pas immédiatement à définir. Mais ce traitem­ent identique n'empêche cependant pas des approches nuancées et variées. Une fois encore, Chariton nous présente le schéma le plus simple, qu'il suit de près: coup de foudre - langueur - identification du sentiment - remède au mal. Xénophon, quant à lui, utilise le même schéma, tout en amplifiant chaque séquence; l'esprit demeure identique, mais on a l'impression que l'auteur travaille de seconde main. Longos, s'il se démarque de ses prédécesseurs en introduisant des modifications essentielles dans la trame, ne se sent pas moins obligé de faire des concessions aux lois du genre: langueur de Chloé, trouble de Daphnis, amour douloureux comme une piqûre d'insecte etc. Achille Tatios et Héliodore conservent le motif de base, tout en le compliquant. Mais tandis que le premier tantôt disserte de façon parfois pédante des effets de l'amour, tantôt teinte les échanges amoureux d'un zeste d'érotisme, chez le second, l'amour est pur et il doit se décanter au cours des épreuves rencontrées.

            Par ailleurs, on a l'impression que chez tous, l'Ode à l'aimée de Sappho fait figure d'archétype auquel se réfèrent leurs descrip­tions de la passion:

 

« Il goutte le bonheur que connaissent les dieux

« Celui qui peut auprès de toi

« Se tenir et te regarder,

« Celui qui peut goûter la douceur de ta voix,

 

« Celui que peut toucher la magie de ton rire,

« Mais moi, ce rire, je le sais,

« Il fait fondre mon coeur en moi.

 

« Ah! moi, sais-tu, si je te vois

« Fût-ce une seconde aussi brève,

« Tout à coup alors sur mes lèvres,

« Expire sans force ma joie.

           

« Ma langue est là comme brisée,

« Et soudain au coeur de ma chair,

« Un feu invisible a glissé.

« Mes yeux ne voient plus rien de clair,           

« À mon oreille un bruit a bourdonné.

           

« Je suis de sueur inondée,

« Tout mon corps se met à trembler,

« Je deviens plus verte que l'herbe,

« Et presque rien ne manque encore

« Pour me sentir comme une morte ».

 

 

                                                                          

 

(4)2.5. Conclusion

            L'étude des motifs récurrents montre qu'ici encore, les romanciers bénéficiaient d'une liberté surveillée:           

 

            1. Le cadre de la romance est le motif qui laisse le plus de liberté. Si le cadre de la fête est le mieux attesté, il ne s'impose pas, puisqu'il est concurrencé par une rencontre dans l'intimité (Achille Tatios) et par une évolution de compagnons de jeux en amoureux dans le même cadre champêtre (Longos).

 

            2. Sont constants en revanche:

- LE THÈME DE LA BEAUTÉ: tous les personnages sont beaux, d'une beauté conventionnelle et divine. Seul Longos donne une touche plus réaliste à cette beauté, en ce qui concerne du moins le personnage de Daphnis. Le thème de la beauté parfaite est tellement obsédant qu'il se maintient même dans les circonstances qui devraient s'y opposer.

- LA PRÉDESTINATION: l'idée de la force invincible de l'amour est omniprésente, mais elle s'exprime de façon différente. Par la banale figure d'un dieu anthropomorphisé, Éros (Chariton, Xéno­phon et Longos), d'une force divine très imprécise (Achille Tatios, Longos), de Pan et des Nymphes (Longos). Par une reconnaissance à partir d'une rencontre antérieure dans le monde des idées platoni­cien chez Héliodore.

- LE BOULEVERSEMENT DE L'AMOUR: tous l'admettent, même Longos, qui ne partait pas du coup de foudre. En filigrane, on trouve évoquée la blessure du petit Amour anacréontique, Amour piqué. Il est amusant de constater que Longos, même en adoptant un schéma différent, se sent obligé d'y réintroduire un certain nombre de conventions.

 

 

(4)3. Conclusion

 

            Deux faits différencient la représentation romanesque de celles que nous avons envisagées précédemment:

- l'homme et la femme se trouvent à égalité face à l'amour et tout dans les romans signale cette égalité (marques nombreuses de parallélisme);

- l'amour dans le roman synthétise et transcende les aspects qui étaient éclatés dans les oeuvres précédentes: il est tout à la fois sensuel (comme celui des poètes lyriques et celui que les guerriers éprouvent pour leur captive), respectueux du statut social (comme celui qui lie les époux de l'épopée et de la tragédie). Mais en même temps il suppose une parfaite communion des esprits, ce qui n'était guère suggéré précédemment, sinon par le début d'amour d'Achille pour Iphigénie dans la tragédie d'Euripide.

 

            On peut dès lors s'interroger sur les motifs sous-jacents d'une telle évolution de la place faite au sentiment amoureux dans le roman. Une des réponses est assurément à caractère sociologique.   Les papyri que l'on retrouve montrent que les romans d'amour sont largement diffusés dans des classes fort riches, qui peuvent s'offrir des papyri élégants, et dans des classes moyennement aisées, qui s'offrent des papyri ordinaires.

            De même, l'analyse interne des romans permet dans une certaine mesure de caractériser les lecteurs de ces romans.

            - L'intertextualité des romans suppose un minimum de culture, ce qui correspond au bagage donné par les écoles grecques, de plus en plus nombreuses pour répondre aux besoins des cadres supérieurs et moyens de l'administration, des ingénieurs et des marchands des royaumes alexandrins. D'autre part, l'usage qu'en fait le roman rend cette culture plus accessible que les autres genres lit­téraires. On peut donc dire que le public auquel s'adresse le roman est constitué par la bourgeoisie.

            - Les motifs récurrents des romans, à savoir les voyages dangereux, le syncrétisme des cultes, l'importance des troupes de brigands, l'exotisme, la solitude de l'individu, correspondent bien à l'univers de la société hellénistique, qui ne connaît plus la sécurité des cités, mais vit dangereusement dans ses déplacements et découvre d'autres civilisations, ne serait-ce que dans les grandes mégapoles, telles Alexandrie.

            - La sentimentalité, qui a remplacé les valeurs héroïques et guerrières de l'épopée et les qualités civiques de la tragédie, tend à prouver que les lecteurs étaient aussi des lectrices, jeunes et moins jeunes, qui pouvaient s'identifier aux héroïnes ou oubliaient qu'elles ne pouvaient plus le faire. D'autre part, ces aventures qui finissent bien, cet exotisme de pacotille, ces nobles sentiments amoureux permettent d'oublier une réalité quotidienne difficile. Ils offrent l'évasion.

 

            Notons en passant que, si les romans ont un solide fond commun, ils ne sont pas totalement homogènes. Il y a entre eux une certaine évolution, due à leur chronologie.

            - La culture de la nouvelle sophistique se manifeste surtout dans les romans de l'époque impériale. Il est incontestable que les romans d'Achille Tatios et d'Héliodore sont moins faciles à lire que ceux de Chariton et de Xénophon d'Éphèse.

            - Nous avons déjà évoqué la possibilité d'avoir, pour le roman d'Héliodore, un second niveau de lecture. Celui-ci pourrait s'adresser à des fidèles de cultes à mystères. C'est ce que suggère l'importance, dans le roman d'Héliodore, du culte du Soleil et de l'Éthiopie, qui en est la patrie et vers laquelle convergent nos héros. Les épreuves par lesquelles ces derniers passent confirment leur identité et leur font prendre conscience de la profondeur de leurs sentiments, ces derniers étant donnés tels dès le départ.

            - Quant au roman de Longos, il faut le lire au second degré: il est évident qu'il constitue à maints égards une parodie du genre romanesque et qu'il se fonde sur une lecture ironique des roman­ciers antérieurs.

 

            En revanche, l'amour romanesque, comme celui de l'épopée et de la tragédie, ne donne pas lieu à de fines analyses psychologiques ni ne constitue l'armature fondamentale de l'oeuvre dans laquelle il s'insère. Il est un moteur de l'action qui se découpe en successions d'aventures diverses et variées.

            Car les romans grecs, comme les épopées et les tragédies, sont encore fortement tributaires des mythes. Ils mettent en place des figures imitant les héros proprement dits, à savoir des personnages demeurant eux-mêmes tout au long de la narration. Les uns et les autres ont un aspect physique, des comportements et des attitudes mentales bien déterminées. Comme les héros mythiques, les héros des romans grecs ont en commun l'invariabilité: sauf en de rares moments de faiblesse, ils vont dans le sens d'une même éthique supra ou extra-humaine et accomplissent avec une constance exemplaire un destin décidé par d'autres qu'eux-mêmes (d'après Michel Zéraffa, E.U., 20, pp.134-135). Ce sont les dieux, dans le mythe, le hasard, dans les romans grecs

            Ces traits mythiques se vérifient dans la caractérisation de l'amour éprouvé par les personnages du roman grec. Le sentiment est sincère et réciproque; il est absolu, évident et comporte une notion de prédestination, qui écarte tout doute sur sa réalisation parfaite. Cet amour ne vieillit pas, ne se modifie pas de l'inté­rieur. Les obstacles qui s'opposent à l'amour ne lui sont pas inhérents, ils lui sont extérieurs. Enfin, la fidélité (physique ou morale) des amants ne laisse pas planer le moindre doute sur la pureté de leur amour.    

            Cette parenté avec le mythe se vérifie également au niveau des aventures vécues par les amoureux. Dans les deux cas, il s'agit de la répétition d'aventures ou de parcours antérieurs d'un autre, d'un prototy­pe. De même, les voyages sont mouvementés, parsemés d'épisodes qui retardent le but (à savoir l'accomplissement de l'amour), ce qui les rapproche d'une quête initiatique. Enfin, ces aventures se déroulent sur des espaces immenses, dont la mer, lieu mythique par excellence (cf. Ariel Denis, E.U., 20, pp.170-171).

 

 

4.4. Comparaison avec des romans occidentaux

 

            L'amour tel que nous l'avons rencontré dans les oeuvres grecques survolées,

- d'une part, du point de vue de l’intrigue, (non du style), ressemble aux romans et aux films populaires, axés sur des bons sentiments (cf. Titanic, Gladiator etc.),

- d'autre part, s'oppose au réalisme psychologique qui s'est développé en Occident et qui a pu même aboutir au roman noir des dernières décennies (cf. A. Camus, L'étranger, L.F. Céline, Voyage au bout de la nuit etc.).

 

            Les amoureux grecs, à l'instar de l'ensemble des héros, sont d'une beauté parfaite et d'une haute valeur morale, parce qu'ils sont les modèles solaires, lumineux, idéaux, que l'on admire et que l'on désire imiter. De même, le temps n'a pas de prise sur eux, car « le marteau des événements ne broie ni ne forge rien; il ne fait qu'éprouver la solidité du produit fabriqué et ce produit supporte l'épreuve » (Bakhtine). Cette perfection et cette constance se retrouvent dans les romans populaires à quelques nuances près imposées par le contexte sociologique. Ainsi, tandis que les héroïnes de Barbara Cartland sont pures et innocentes et convertissent par leur pureté et leur bonté l’homme le plus frelaté, les héroïnes de Danielle Steel connaissent le bonheur parfait après une série d’ « épreuves » dans lesquels les ménages américains peuvent se reconnaître : divorces, enfants drogués, problèmes attachés à l’homosexualité, aux sectes etc.

 

A l’opposite, les personnages des romans noirs sont des anti-héros, dont la banalité et le caractère ordinaire reflètent la vie désenchantée et absurde de nos contem­porains: « À présent, j'étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel » (L.-F. Céline). De même, ils sont ancrés, voire ballottés, dans le temps et vieillissent sans illusions, comme ces personnages de Camus:

 

Cf. A. Camus, L'étranger, Paris, 1957, (pp.64-65) :

« Le soir, Marie est venue me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avec elle. J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. "Pourquoi m'épouser alors?" a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n'avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D'ailleurs, c'était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui ».

 

 

            Entre les deux se trouvent tous les romans « psychologiques » consacrés à l’amour. Ils peuvent reprendre certains thèmes récurrents du roman grec : beauté des personnages, rencontre lors d’une fête, prédestination de l’amour. Mais ils n’en conservent pas moins un ancrage dans la réalité, qui fait réfléchir, permet parfois l’identification, mais ne fait pas rêver et ne présente pas l’amour idéal.

Ne pouvant étudier les nombreux romans qui me viennent à l’esprit, j’en retiendrai deux, l’un, parce qu’il caricature volontiers les stéréotypes présents dans le roman grec, l’autre parce qu’il présente de riches et tragiques analyses de l’amour. Ces deux romans sont d’une part, Madame Bovary, publié par Gustave Flaubert en 1856 (mon édition, Paris, GF, 1966), d’autre part, Anna Karénine de Léon Tolstoi, publié entre 1873 et 1877.

 

Pour rappel, l’héroïne de Flaubert, Emma, épouse le médecin de village Charles Bovary. Comme elle rêve de romans, elle ne tarde pas à s’ennuyer et se laisse faire une cour discrète et platonique par Léon, clerc de notaire. Puis elle rencontre un bellâtre, Rodolphe, dont elle devient la maîtresse. Une fois, abandonnée par son amant, elle devient la maîtresse de Léon. Entre-temps, elle contracte des dettes pour subvenir à ses prodigalités. Elle finit par se suicider pour échapper au ratage de sa vie et au déshonneur.

On retrouve chez Flaubert, sur le mode caustique, le thème de la rencontre des amoureux, ici Emma et Rodolphe, à l’occasion d’une fête. Mais il s’agit d’une fête rustique, à la mesure des amours d'une petite campagnarde romantique et d'un séducteur de village: des Comices agricoles, dont l'aspect caricatural est souligné par la con­comitance du discours officiel des Comices et du dialogue amoureux:

 

Cf. Flaubert (p.163):

« Ils arrivèrent en effet, ces fameux Comices! Dès le matin de la solennité, tous les habitants, sur leurs portes, s'entretenaient des préparatifs; on avait enguirlandé de lierres le fronton de la mairie; une tente dans un pré était dressée pour le festin, et, au milieu de la Place, devant l'église, une espèce de bombarde devait signaler l'arrivée de M. le préfet et le nom des cultivateurs lauréats. ... Jamais, il n'y avait eu pareil déploie­ment de pompe ».

 

           

            De même, le romancier français exploite le thème de la prédestination : mais Rodolphe, le séducteur roublard de la petite campagnarde romantique en parle sans y croire ; et Flaubert de souligner tout ce qu'il y a de conventionnel dans ce type d'analyse du sentiment amoureux:

 

Cf. Flaubert (pp.174-175): « Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout! On ne s'explique pas, on se devine. On s'est entrevu dans ses rêves... Enfin, il est là, ce trésor que l'on a tant cherché, là, devant vous; il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n'ose y croire; on en reste ébloui, comme si l'on sortait des ténèbres à la lumière ».

Cf. Flaubert (p.176):

« S'il se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour qu'elles ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des ailes, elles s'appelleront. Oh! n'importe, tôt ou tard, dans six mois, dix ans, elles se réuniront, s'aimeront, parce que la fatalité l'exige et qu'elles sont nées l'une pour l'autre ».

Cf. Flaubert (p.178):

« Tandis que M. le Président citait Cincinnatus à sa charrue ..., le jeune homme expliquait à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque existence antérieure.

- Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus? Quel hasard l'a voulu? C'est qu'à travers l'éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particulières nous avaient poussés l'un vers l'autre ».  

 

 

               

            Le roman de Léon TOLSTOÏ, Anna Karénine (1873-1877), Poche, 1960 met en scène trois couples :

- Anna, mariée à Alexandre Karénine et engagée dans un amour réciproque avec Alexis Vronski ;

- Kitty Stcherbatski, amoureuse déçue de Vronski et aimée de Constantin Levine (couple qui représente Tolstoi et sa femme, avec des épisodes de leur vie conjugale résolument autobiographiques) ;

- Dolly Oblonski, épouse fanée d’un mari volage, Stépane.

 

            Les trois couples entrent dans divers jeux antithétiques : le couple usé et le couple jeune, le couple légal et l’union adultère. Dans le couple adultère, double figure centrale du roman,  Anna, qui a abandonné mari et enfant pour suivre Vronski ne vivra que peu de temps un parfait bonheur : elle-même s’étourdit d’activités diverses pour oublier son fils, Vronski finit par regretter l’abandon de sa carrière militaire. Dans un moment de désespoir, Anna se suicide en se jetant sous un train. En revanche, le couple constitué par Levine et Kitty se développe harmonieusement dans le mariage, au prix toutefois d’une absence de romantisme et de l’évacuation de toute fantaisie. Le mariage enlaidit du reste Kitty.

 

            Dans ce roman aussi, on retrouve des thèmes du roman grec. Ainsi, la beauté est au rendez-vous, du côté de Vronski comme de celui d’Anna :

 

 

Cf. Tolstoï (I, p.56) :

« C’est un des fils du comte Cyrille Ivanovitch Vronski, et l’un des plus beaux échantillons de la jeunesse dorée de Petersbourg. […] Beau garçon, belle fortune, belles relations, aide de camp de l’empereur et, malgré tout cela, un charmant homme ou même quelque chose de mieux. J’ai pu me convaincre ici qu’il avait de l’instruction et beaucoup d’esprit. Ce garçon-là ira loin ».

Cf. Tolstoï (I, pp.102-103) :

« Une robe de velours noir très décolletée découvrait ses épaules sculpturales aux teintes de vieil ivoire et ses beaux bras ronds terminés par des mains d’une finesse exquise. Une guipure de Venise garnissait sa robe ; une légère guirlande de pensées posée sur ses cheveux noirs sans postiches ; une autre, toute pareille, fixait un nœud de dentelles blanches au ruban noir de la ceinture. De sa coiffure, fort simple, on ne remarquait guère que les courtes boucles frisées qui s’échappaient capricieusement sur la nuque et les tempes. Un rang de perles fines courait autour de sou cou ferme comme de l’ivoire.[…] Le grand attrait d’Anna consistait dans l’effacement complet de sa toilette ; une robe mauve l’eût parée, celle-ci, au contraire, en dépit des dentelles somptueuses, n’était qu’un cadre discret qui faisait ressortir son élégance innée, son enjouement, son parfait naturel ».

 

 

En revanche, Tolstoï préfère, à la manière d’Achille Tatios, organiser la première rencontre d’Anna et de Vronski dans un décor banal, celui d’une gare, à la descente d'un train:

 

Cf. Tolstoï (I, p.82) :

 « Vronski suivit le conducteur; à l'entrée du wagon réservé il s'arrêta pour laisser sortir une dame, que son tact d'homme du monde lui permit de classer d'un premier coup d'oeil parmi les femmes de la meilleure société ».

 

 

            Mais le coup de foudre a lieu lors d’un bal, le motif de la fête étant ainsi combiné avec la rencontre banale :

Cf. Tolstoï (I, p.107) :

« Vronski et Anna ayant pris place presque vis-à-vis d’elle, elle les observait de ses yeux perçants ; elle les surveillait de plus près encore quand revenait leur tour de danse, et plus elle les regardait, plus elle jugeait son malheur à jamais consommé. Elle devina qu’ils se sentaient absolument seuls parmi cette foule, et sur les traits d’ordinaire impassibles de Vronski elle revit passer cette expression soumise et craintive, cette expression de chien battu qui l’avait déjà tant frappée. Qu’Anna sourit, il répondait à son sourire ; semblait-elle réfléchir, il devenait soucieux. Une force presque surnaturelle attirait les regards de Kitty sur Anna. Et vraiment il émanait de cette femme un charme irrésistible : séduisante était sa robe en sa simplicité ; séduisants ses beaux bras chargés de bracelets ; séduisant son cou ferme entouré de perles ; séduisantes, les boucles mutines de sa chevelure quelque peu en désordre ; séduisants, les gestes de ses mains fines, les mouvements de ses jambes nerveuses ; séduisant, son beau visage animé ; mais il y avait dans cette séduction quelque chose de terrible et de cruel ».

 

 

               

De même, la prémonition n’est pas davantage absente du roman, sous la forme d’un incident qui intervient lors de la rencontre à la gare. La mort d'un inconnu, écrasé sous le train, lors de la rencontre entre Anna Karénine et Vronski, préfigure le suicide, perpétré de la même façon, d'Anna:

Cf. Tolstoï (I, p.85):

 « Le train avait, en reculant, écrasé un homme d'équipe ivre ou trop emmitouflé pour entendre la manoeuvre? Ces dames apprirent l'accident par le majordome dès avant l'arrivée des deux amis; ceux-ci avaient vu le cadavre défiguré; Oblonski, bouleversé, retenait ses larmes avec peine. "Quelle chose affreuse ! Si tu l’avais vu, Anna ! Ah ! quelle horreur ! ».

Cf. Tolstoï (II, p.380) :

« Elle hâta le pas et s’arrêta près de l’escalier qui de la pompe descendait aux rails. Un convoi de marchandises approchait, ébranlant le quai ; elle se crut de nouveau dans le train en marche.

Tout à coup elle se souvint de l’homme écrasé le jour de sa première rencontre avec Vronski, et elle comprit ce qui lui restait à faire. D’un pas rapide et léger elle descendit les marches et postée près de la voie, elle scruta les œuvres basses du train qui la frôlait, les chaînes, les essieux, les grandes roues de fonte, cherchant à mesurer de l’œil la distance qui séparait les roues de devant de celles de derrière.

« Là, se dit-elle en fixant dans ce trou noir les traverses recouvertes de sable et de poussière, là, au beau milieu : il sera puni et je serai délivrée de tous et de moi-même ».