CONCLUSION        

 

 

 

(1) Vision générale de la tragédie grecque

   

    Si l'on envisage la tragédie grecque dans l'histoire générale de la tragédie, on relève deux caractéristiques fondamentales: l'importance du mythe dans la tragédie grecque et le rôle de la cité dans la représentation théâtrale.

 

(1)1. Importance du mythe

 

    On observe que la tragédie grecque emprunte pratiquement tous ses sujets au mythe, qu'il s'agisse des dieux ou des héros, dont on raconte la vie et les épreuves.

    - (1)  C'est que pour les Grecs, les mythes constituaient une histoire sainte, que l'on revivait en la représentant sur scène, à travers un acte religieux.

    - (2) De même, les mythes étaient une histoire nationale: ils étaient un dénominateur commun entre tous les Grecs et les rassemblaient au-delà de leurs particularismes politico-socio-économiques.

    - (3) Enfin, les mythes étaient en quelque sorte une histoire de l'humanité. Les héros incarnaient les types humains de référence. Ils étaient la projection de la vie morale des Grecs, de leurs idées et de leurs sentiments. Les mythes étaient en quelque sorte une histoire exemplaire.

 

    L'importance du mythe était telle qu'elle a tué dans l'oeuf toute autre source d'inspiration.

    - (1) Il y eut certes au début un recours à des sujets historiques (La prise de Milet et Les Phéniciennes de Phrynichos, Les Perses d'Eschyle).

    Pour nous, modernes, ce choix ne fait pas difficulté: les révolutions, les guerres civiles, les proscriptions, les renversements de fortune, les avènements de tyrans, les complots, les vengeances politiques et privées offrent une admirable matière dramatique. Les Grecs ne s'y risquèrent, si on en juge par la pièce d'Eschyle, qu'à condition de décanter les événements, de les idéaliser, les simplifier, les diviniser. Ils mythifièrent l'histoire et préférèrent dès lors le recours direct et sans problème au mythe.

     

    - (2) Il y eut un recours à des sujets de pure invention (l'Anthos ou Antheus d'Agathon, contemporain d'Euripide). Mais cette tentative avorta: les Grecs exigeaient que la tragédie traite d'histoires vraies et le caractère religieux de la représentation théâtrale excluait sans doute tout sujet "laïc".

 

 

(1)2.Importance de la cité

 

    La représentation théâtrale étant organisée par les citoyens pour les citoyens, elle devait inévitablement ne pas se contenter de raconter une légende ancienne, mais chercher à l'interpréter et à l'adapter aux sentiments et aux concepts du public athénien du Ve siècle.  Comme le dit très justement J.-P. Vernant (E.U., s.v. tragédie), "le mythe est désormais regardé avec l'oeil du citoyen". Si l'univers du mythe, qui se réfère à un passé lointain, pose un problème, le monde de la cité qui lui est confronté est contesté dans certains de ses principes. Le mythe est réactualisé.

 

 

(2) L'invention dramatique d'Eschyle

 

(2)1. L'action dramatique avant Eschyle

 

    Si la tragédie est issue, comme le veut Aristote, du dithyrambe ou d'autres compositions lyriques, elle devait dès lors constituer à l'origine une lamentation, mais une lamentation active, en ce sens qu'elle se préparait et s'accroissait. Il y avait donc malgré tout une évolution dans la lamentation.

 

Début exposé des faits qui constituent la situation initiale
Milieu maintien de la situation pathétique en soulignant un certain nombre d'aspects plus ou moins variés. Le récit, prononcé par le premier acteur chez Thespis, permettait d'ajouter, en variant la forme, quelques circonstances nouvelles, quelques motifs de douleur plus pressants
Dénouement fin de la lamentation: pour qu'elle finisse, elle devait trouver son terme en elle-même. Ce terme était réalisé lorsqu'à la phase aiguë de la révolte succédait celle des longues douleurs acceptées par nécessité, cette acceptation étant un commencement d'apaisement

     

 

N.B. Aristote s'est très bien souvenu de cet aspect de la tragédie primitive, lorsqu'il parlait de katharsis, de défoulement. De même, Les Troyennes d'Euripide se souviennent de la lamentation des origines.

 

    Petit à petit sans doute, et Eschyle en est déjà témoin, on s'est intéressé à une action en cours et plus seulement à une lamentation consécutive de l'action. Comme le suppose très finement M. Croiset, "Eschyle introduisit une action proprement dite parce qu'il introduisit la pensée constante d'une volonté divine qui menait les événements vers une fin. Par là-même, le progrès dramatique devint bien plus réel et plus profond, car il résulta désormais de celle-ci que le spectateur sentit approcher, avec un intérêt toujours croissant, cette fin mystérieuse, mais prévue". L'action devait dès lors se développer de plus en plus, s'étoffer et se compliquer, comme le prouvent certaines pièces d'Euripide, où l'action est privilégiée au détriment d'autres éléments constitutifs de la tragédie.

 

 

(2)2. L'action dramatique chez Eschyle

 

    Comme M. Croiset l'a très bien démontré, les tragédies d'Eschyle sont construites autour d'un événement unique, que l'on attend pendant une partie de la pièce et dont on évalue les conséquences, lorsqu'il s'est produit. Cet événement peut être une annonce (la victoire de Salamine, la mort d'Etéocle et de Polynice, une prophétie de Prométhée) ou un acte (meurtres, poursuite, jugement).

 

    (2)2.1. Agamemnon

 

L'EVENEMENT est le meurtre d'Agamemnon [et de Cassandre]: il se situe dans l'exodos, intervenant aux vv.1349-1371 de la pièce qui en compte 1673, ce qui veut dire que les 3/4 du drame sont déjà derrière nous.

 

L'ATTENTE regroupe:

 

prologue le veilleur attend, puis annonce la fin de la guerre de Troie
parodos le choeur évoque le commencement de la guerre de Troie: violation de l'hospitalité par Pâris; sacrifice d'Iphigénie
1er épisode annonce de la prise de Troie par Clytemnestre
1er stasimon le choeur se penche sur le sort de Troie vaincue
2e épisode annonce de la prise de Troie et des nostoi malheureux des Grecs par un messager
2e stasimon le choeur se penche sur le sort de Troie vaincue
3e épisode retour triomphal d'Agamemnon
3e stasimon épouvante prémonitoire du choeur
début de l'exodos prophéties de Cassandre fondées sur le passé ancestral

 

     Comme on a pu le constater, cette attente repose essentiellement sur le rappel et l'interprétation du passé.

 

    - (1)  Il y a le passé TROYEN évoqué par le choeur argien:

    Le passé troyen est envisagé du point de vue troyen pour sa valeur exemplaire: Troie est punie pour la faute commise par ses chefs, à savoir la violation de l'hospitalité par le rapt d'Hélène. Ce dénouement rappelle au choeur et au public que toute faute est tôt ou tard punie et que la famille et la cité sont solidaires du criminel.

    Le passé troyen est également envisagé du point de vue grec : ici aussi, il est également lourd de conséquences: sacrifice d'Iphigénie, les nombreux morts pour la cause d'un seul, l'excès de la vengeance. On a peur, car ce qui s'est passé pour Troie risque de se vérifier pour Agamemnon et s'est déjà vérifié pour les autres héros grecs, qui ont des retours pénibles.

 

    - (2) Il y a le passé ANCESTRAL évoqué par la captive troyenne. Si toute la lignée semble maudite, l'accent est mis sur l'adultère d'Aéropè et le repas de Thyeste.

 

    Ce rappel du passé se fait surtout par annonces et méditations consécutives aux annonces, la variété de l'exposé étant obtenue par les différentes personnalités des annonceurs: un veilleur, Clytemnestre, un messager, Cassandre. On serait donc assez proche de la lamentation primitive.

    Mais dans le 3e épisode, on relève un élément qui n'appartient plus à l'annonce: le débat à propos du chemin de pourpre, où on ne décrit plus les fautes d'Agamemnon, mais où on nous montre Agamemnon en train de se rendre coupable d'ὕβρις. Ici il y a action et non plus un récit commenté.

 

Le DENOUEMENT comporte deux parties:

    - (1) Une prise de conscience progressive par Clytemnestre du sort qui l'attend au nom de la loi qui veut que tout acte criminel suscite un châtiment.

    - (2) L'apparition d'Egisthe, complice qui affirme son droit et que le choeur méprise.

Ce dénouement n'est pas complet, ce qui est normal puisque nous avons affaire à la première pièce de la trilogie.

 

    (2)2.2. Les Choéphores

 

L'EVENEMENT est le double meurtre de Clytemnestre et d'[Egisthe]. Ce meurtre intervient dans le 3e épisode, aux vv.869-930 de la pièce qui en compte 1076. Les 3/4 de la pièce sont également derrière nous.

 

L'ATTENTE regroupe:

 

prologue retour d'Oreste et de Pylade, qui rendent hommage à la tombe d'Agamemnon
parodos le choeur de captives raconte le cauchemar prémonitoire de Clytemnestre et explique qu'il est envoyé par elle pour porter des libations sur la tombe
1er épisode Electre, dans l'obligation de participer à ce rite propitiatoire, se voit indiquer par le choeur une manière de ne pas trahir sa mission et son désir de vengeance. Oreste se fait reconnaître par sa soeur et lui énonce l'oracle d'Apollon, qui l'invite à punir les meurtriers d'Agamemnon
1er stasimon (kommos) incantation magique au cours de laquelle Oreste accepte la mission de vengeur dont il est investi
2e épisode mise au point du stratagème d'Oreste, qui s'introduit ensuite au palais. La nourrice pleure la mort d'Oreste
2e stasimon le choeur annonce et souhaite le châtiment de Clytemnestre

 

    Il y a beaucoup plus de mouvement ici que dans la 1ère partie correspondante de l'Agamemnon: rite des libations accompli par Electre et le choeur; arrivée d'Oreste; reconnaissance du frère et de la soeur; mise au point du stratagème. Mais ce mouvement est contrebalancé par la très longue scène statique et incantatoire du kommos.

 

N.B. Sophocle et Euripide joueront sur ces actions pour en faire des péripéties: chez Sophocle, Electre est la victime du stratagème d'Oreste; chez Euripide, Electre ne reconnaît pas Oreste.

 

    L'accent est mis chez Eschyle sur l'obligation et le caractère inéluctable du matricide: tout y converge.

 

Le DENOUEMENT comporte deux parties:

    - (1) Oreste établit son droit et défend le matricide perpétré.

    - (2) Il voit les Erinyes de sa mère, qui l'engagent dans une poursuite sans fin, ce qui amorce la 3e tragédie.

 

 

    (2)2.3. Les Euménides

 

L'EVENEMENT est le jugement de l'Aréopage, qui intervient dans le 3e épisode aux vv.566-777 de la pièce qui en compte 1047, soit en son milieu.

 

L'ATTENTE regroupe:

 

 

prologue la Pythie découvre Oreste et ses poursuivantes. Apollon envoie Oreste se réfugier auprès d'Athéna. L'ombre de Clytemnestre réveille les Erinyes endormies
parodos (qui n'en est pas une) lamentation des Erinyes, qui proclament leur droit de poursuite
1er épisode Apollon chasse les Erinyes, qui protestent au nom de leur droit de poursuite. Oreste se jette au pied de la statue d'Athéna
1er stasimon les Erinyes évoquent leur rôle et leur droit
2e épisode Athéna entend les 2 parties et refuse d'arbitrer
2e stasimon le choeur redoute le changement des règles du jeu

           

    A nouveau, cette attente est mouvementée. Elle se déroule à deux endroits différents: Delphes, puis Athènes, et comporte plusieurs actions: peur de la Pythie; apparition de l'ombre de Clytemnestre; poursuite des Erinyes; arrivée des deux parties à Athènes. Tout converge vers l'arbitrage d'Athéna.

 

Le DENOUEMENT consiste en un changement des règles de la justice, qui se transforme en une justice civique, et les Erinyes sont amenées à s'incliner parce qu'elles sont intégrées dans la cité. Le long chant majestueux de réconciliation occupe une bonne partie de la fin, ce qui explique que l'événement intervient plus haut dans la pièce.

 

 

(2)3. Conclusion

 

    - (1) Par rapport aux deux autres pièces, c'est l'Agamemnon qui comporte le moins d'action et dont l'attente est la plus longue. C'est peut-être dû au sujet; c'est certainement dû au fait qu'il s'agit de la 1ère pièce et que c'est à elle qu'il incombe de présenter le passé. Après cela, de brèves allusions suffiront. Or nous avons eu l'occasion de mesurer combien le poids du passé est important chez Eschyle.

 

     - (2) On ne peut pas dire qu'Eschyle est archaïque au point de conserver intact le lyrisme des anciennes lamentations. Il y a de l'action et du mouvement. Mais tous les éléments convergent vers le même but, sans s'en laisser distraire, et à un rythme continu, linéaire, sans interruption ou retour en arrière. Chez les autres Tragiques, l'action pourra être ralentie ou accélérée par des rebondissements, des ironies tragiques, des retournements de situation.

 

 

(3) Les personnages d'Eschyle

 

(3)1. Les personnages représentés généralement sur la scène tragique

 

    Au départ et toujours, il y eut l'opposition du choeur et des acteurs.

- Le CHOEUR, chez Thespis, à l'origine, eut le rôle principal. Mais une fois que l'action se développa, le choeur s'effaça devant l'acteur. En général, il est composé de personnages d'un rang inférieur (sauf dans Su., Eu.); c'est une foule, mais une foule qui garde une conscience obscure et indéniable de son rôle religieux, d'où sa vocation de sagesse. Ces personnages forment le cortège d'un des acteurs (protagoniste, ou deutéragoniste dans Cho.). Ils doivent contraster avec le protagoniste, mais cela est moins vrai chez Euripide.

- Les ACTEURS ont toujours l'obligation d'incarner une humanité supérieure, de laquelle émergent les héros mythiques, revus à l'aune du Ve siècle. Ils peuvent ressentir toutes les passions, les souffrances, les pensées des hommes ordinaires et ne sont pas tenus, comme les héros épiques, de posséder des pouvoirs exceptionnels et d'accomplir des exploits merveilleux. MAIS ils doivent toujours conserver une majesté de langage et d'extérieur. Celle-ci sera plus hiératique chez Eschyle et plus aristocratique chez Sophocle; quant à Euripide, il se fera taper sur les doigts pour n'avoir pas suffisamment tenu compte de cette exigence. Même les personnages subalternes devront conserver une certaine retenue: ils peuvent faire sourire, mais sourire seulement.

 

    Mentionnons encore d'autres conventions:

- Le rôle du messager a ses exigences, car celui-ci permet la communication entre le dedans et le dehors et dispense de donner des spectacles tumultueux et des scènes de meurtre. Le messager est un narrateur anonyme, qui doit demeurer impersonnel, pour délivrer son message le plus exactement possible. Il ne doit pas détourner l'attention du public par des remarques primesautières et subjectives, ce qui ne veut pas dire qu'il est dépourvu de sensibilité et d'émotion.

- Les acteurs ont un rôle fortement hiérarchisé:

    Le protagoniste crève la scène et a toujours un caractère très affirmé, par la force soutenue chez Eschyle, par la richesse du développement psychologique chez Sophocle, le pathétique chez Euripide.

    Le deutéragoniste a souvent un rôle de grand effet chez Eschyle (Cassandre, Electre), tandis qu'il sert de faire valoir charmant à Sophocle.

- Le tritagoniste incarne les personnages secondaires ou insignifiants.

 

 

(3)2. Les personnages eschyléens

   

    (3)2.1. Le choeur

     - (1) Le choeur de l'Agamemnon incarne le choeur qui deviendra traditionnel: il est constitué de vieillards, inférieurs par le rang au personnage principal (Clytemnestre). Il est pleinement conscient de sa vocation d'interprète religieux, qui l'autorise à s'opposer avec vigueur à Clytemnestre et à Egisthe et à s'ériger leur juge. Son influence est tellement importante qu'il parvient à modifier le comportement de Clytemnestre.

    Par ailleurs, il a des velléités d'agir lors du meurtre d'Agamemnon et pour punir l'arrogance d'Egisthe.

 

     - (2) Le choeur des Choéphores est également traditionnel en ce sens qu'il est constitué de captives inférieures par le rang au personnage secondaire (Electre). Il a le même rôle d'interprète religieux, qui l'amène à triompher des hésitations d'Oreste et d'Electre.

    Il agit, puisqu'il persuade la nourrice de demander à Egisthe de venir sans ses gardes. Ce faisant, il devient complice de l'assassinat.

     

    - (3) Le choeur des Euménides est différent de ce qui deviendra le choeur habituel: il est constitué de divinités, c.-à-d. de personnages supérieurs aux acteurs. Il représente l'ordre ancien de la justice et son comportement est logique par rapport à ce dernier.

    Il est acteur à part entière.

 

    (3)2.2. Les personnages secondaires (dans Ag. uniquement)

 

    - (1) Du VEILLEUR, on peut dire que son rôle est des plus réduits: il est là pour nous dire que la guerre dure depuis 10 ans et est le premier à voir le signal de la victoire. Il n'a pas de message à délivrer et ne doit donc pas s'effacer devant celui-ci, ce qui permet à Eschyle de lui conférer quelques traits caractéristiques. C'est une sentinelle, qui évoque avec une mentalité de troupier certains aspects de la vie quotidienne à l'armée: les heures de garde pénibles, la détente avec les copains. Mais sa véritable personnalité n'apparaît pas.

 

    - (2) Le MESSAGER a un rôle important: il décrit la prise de Troie et ses excès, puis les malheurs des héros grecs. Mais, contrairement à ce qui deviendra une habitude, il a une personnalité propre, qui interfère avec son message. Il le délivre, de son point de vue à lui, un troupier qui ronchonne devant les misères du soldat en campagne, un point de vue qui est par conséquent celui du petit bout de la lorgnette.

    Mais cette diversion est intentionnelle et habile: Eschyle marque ainsi le contraste entre la façon terre à terre dont l'événement est décrit et le caractère terrible qu'en fait, la nouvelle comporte, puisqu'elle annonce que les Grecs ont précisément fait tout ce qu'il ne fallait pas faire à l'égard des dieux.

        

    - (3) CASSANDRE n'oublie pas qu'elle est troyenne et captive, mais elle est surtout le médium de la divinité, son intermédiaire sur scène.

 

 

    (3)2.3. Clytemnestre, Agamemnon et Egisthe

 

    - (1)  Victimes ET coupables

 

    Le problème de la LIBERTE, c.-à-d. du "pouvoir que l'homme a naturellement d'employer ses facultés comme il lui convient, pouvoir d'agir ou de n'agir pas" (Littré) ne se pose pas véritablement chez Eschyle.

    Les trois personnages principaux sont, en tout cas, des instruments de la divinité qui veut que toute faute reçoive son châtiment et qui ne tient compte que de la matérialité de l'acte:

 

Agamemnon:  hoyau de Zeus qui doit frapper Troie, dont le chef a violé la loi de l'hospitalité
Clytemnestre: instrument du génie de la race qui doit faire payer à Agamemnon, le fils d'Atrée, le repas criminel de Thyeste
Egisthe: vengeur attitré de son père Thyeste

           

    Ils sont à tel point des instruments qu'ils ne peuvent se soustraire à l'emprise d'une force qui les dépasse. Cette force punit certes le coupable, mais elle rend en même temps le vengeur coupable à son tour.

 

Agamemnon: pour châtier Troie doit sacrifier Iphigénie
Clytemnestre: pour châtier Agamemnon, se souille de deux meurtres
Egisthe: pour châtier Agamemnon, se souille de deux meurtres

           

 

    Face à ce caractère inexorable du destin de vengeur:

- Agamemnon demeure inconscient: il hésite sans doute avant de sacrifier Iphigénie, mais son débat est vite tranché, car il ne peut pas abandonner la flotte et renoncer à l'expédition voulue par Zeus.

- Clytemnestre, lors du débat avec le choeur, réalise l'importance du destin dans la lignée des Atrides et aussi que la loi du talion s'applique à son propre cas. Il y a donc chez elle une forme de lucidité.

 

    Sont-ils exclusivement de simples instruments passifs, des jouets des dieux et donc d'innocentes victimes d'une malédiction primordiale? Il semble au contraire qu'Eschyle, qui vit au Ve siècle à l'ère de la démocratie, réprouve ce caractère aveugle de la justice. C'est pourquoi il veut que ses personnages collaborent par des actes et des attitudes qui ne dépendent que d'eux avec la malédiction venue d'ailleurs.

 

Agamemnon: ne semble pas mu uniquement par un sentiment d'impuissance quand il sacrifie Iphigénie;

semble aussi satisfaire son ambition personnelle (παντότολμον);

est assurément responsable des excès commis à Troie.

Sa marche sur le tapis de pourpre symboliserait bien dès lors son attitude devant la faute: il est à la fois contraint et consentant

Clytemnestre: se voit refuser par le choeur son identification pure et simple avec le génie de la race, parce que:

- elle est coupable d'ὕβρις;

- elle agit aussi pour des motifs personnels (adultère d'Agamemnon et sa propre infidélité, sa haine pour Agamemnon).

Elle se rend compte de sa culpabilité personnelle, puisqu'elle fait finalement voeu de modération pour obtenir l'interruption de la malédiction divine.

Egisthe: démontre son ὕβρις, que le choeur dénonce vigoureusement.

 

           

           

    TOUTEFOIS, Eschyle ne tranche pas clairement cette question de la culpabilité personnelle en sus de la responsabilité collective, car à certains endroits, il semble croire que même cette ὕβρις personnelle est envoyée par la force qui châtie. Le recours à la folie envoyée par les dieux était une explication de la faute volontiers avancée par les penseurs archaïques, tandis que l'idée du libre arbitre fait son chemin au Ve s. dans les institutions judiciaires et dans les mentalités. Entre les deux, Eschyle n'a pas tranché.

 

 

    - (2) Une FEMME-HOMME entre deux HOMMES EFFEMINES

 

     Nous ne saurons jamais si Eschyle l'a voulu, mais il est indéniable qu'il a campé des personnages intéressants du point de vue psychanalytique, puisqu'il nous présente un couple dont le rapport est inversé, dont il ne nous donne pas la clé (complexe d'Oedipe, complexe de Diane?). Voir cours de littérature grecque

 

     Clytemnestre est la FEMME-HOMME typique, qui méprise son propre sexe et jalouse les prérogatives masculines. Elle est une femme-chef, autoritaire et agressive. Dans les Choéphores toutefois, elle semble s'attendrir davantage devant Oreste que devant Electre (aspect développé chez les autres tragiques).

    Face à Clytemnestre se dressent deux hommes castrés.

 

    Le cas d'Agamemnon n'est pas développé par Eschyle, mais son comportement se rapproche assez bien de celui d'un homme "efféminé",  mal à l'aise ou impuissant devant la responsabilité et les décisions, mais hanté parfois par l'idée de puissance, ce qui le rend cassant et dominateur.

 

    Quant à Egisthe, non seulement il correspond à ce type, mais Eschyle insiste sur son caractère efféminé (dans Ag. et dans Cho. 304-305).

 

 

    (3)2.4. Oreste, le personnage central de la trilogie

 

    - (1) Victime

 

    Oreste est assurément mu par des forces du destin aux exigences contradictoires:

D'une part il doit venger son père en tuant les meurtriers, en l'occurrence sa mère, au nom de la loi du talion (δράσαντι παθεῖν). Il s'agit d'une obligation qui est maintes fois répétée: rêve prémonitoire de Clytemnestre (Cho. 269-305); ordre proclamé par Oreste (Cho. 556-559, 1029-1052); rappelé par Pylade (Cho. 900-902)

D'autre part, le matricide est un acte aussi condamnable que le sacrifice d'une fille et il rend le vengeur coupable. C'est l'enjeu de la remarquable stichomythie entre Oreste et Clytemnestre (Cho. 896-930). En revanche, le meurtre d'Egisthe est rapidement expédié, car il est conforme à la loi civile.

 

    - (2) Coupable?

    Oreste dit au début de la pièce qu'il doit punir les meurtriers de son père sur l'ordre d'Apollon, mais il ajoute (Cho. 299-305) que beaucoup de ses désirs vont dans le même sens: le deuil du père, son propre dénuement, le désir du pouvoir. Toutefois, rien de tout cela n'est considéré comme une manifestation d'ὕβρις, alors que les richesses étaient usurpées par Clytemnestre et Egisthe. Oreste nous apparaît essentiellement marqué par sa mission. Cette mission dont il se sent investi sera l'argument qui permettra qu'il soit traité différemment par la justice divine.

 

 

(3)3. Conclusion

 

    - (1) On a souvent dit que chez Eschyle les personnages étaient d'une psychologie élémentaire, archaïque, c.-à-d. maladroite. En réalité, la question est mal posée. Le théâtre eschyléen se préoccupe essentiellement de mettre en scène des mythes et de les réinterpréter dans le cadre de la cité démocratique du Ve siècle. Or le mythe ne tient pas compte des contingences. Cependant Eschyle a su résister à la tentation de ne donner dès lors aucune épaisseur psychologique à ses personnages. L'individu apparaît au-delà de l'homme et ses héros ne sont pas interchangeables: Agamemnon n'est ni Oreste ni Egisthe, Clytemnestre est fortement typée.

     

    - (2) Eschyle ne tranche pas entre l'absence totale de liberté, dans laquelle l'homme ne serait responsable ni de ses actes ni de ses pensées, et l'absence relative de liberté, qui laisse au héros au moins la maîtrise de ses pensées et de ses dispositions intérieures.

 

    - (3) Une inconnue subsiste au plan de la misse en scène: nous ignorons si Eschyle utilisait 2 ou 3 acteurs dans cette tragédie. On pouvait se contenter de 2 acteurs, le protagoniste incarnant Clytemnestre, le deutéragoniste, les autres; mais alors il fallait un tour de passe passe au moment où Agamemnon apparaissait sur son char avec Cassandre, qui de figurante, devait devenir acteur (problème identique dans Pro., avec Kratos, Héphaistos et Prométhée silencieux). Ou bien on a 3 acteurs: le protagoniste joue le rôle de Clytemnestre, le deutéragoniste, ceux de Cassandre et du héraut, le tritagoniste, ceux d'Egisthe, d'Agamemnon et du veilleur, mais cette solution suppose un grand rôle du tritagoniste, ce qui est peu vraisemblable).

 

 

(4) Le mythe interprété: le devenir de la justice

 

    Le moment est venu de s'interroger sur le sens de cette trilogie en sachant que la tragédie est

- d'abord une pratique rituelle, répétée chaque année;

- ensuite, une esthétique qui joue sur le rapport entre texte et musique;

- enfin, un livret éphémère conçu pour une performance unique, qui contient une vérité faite de lieux commune et/ou d'une parole d'auteur lancée à un moment précis, le temps du rituel.

    C'est pourquoi le "tragique" que nous attribuons à la tragédie grecque est un concept qui lui est fondamentalement étranger et l'éternité de ses messages est celui de notre réception de ceux-ci, non le résultat d'une volonté des auteurs tragiques (cf. à ce sujet les pages éclairantes de F. Dupont, pp.16-27).

    Il nous faudra donc cerner cette parole particulière d'Eschyle à propos des meurtres perpétrés par les Atrides. Pour commencer, situons celle-ci dans un contexte plus vaste.

 

 

(4)1. L'Orestie avant Eschyle

 

    - (1) L'Odyssée connaît la fin d'Agamemnon, mais n'attribue guère d'importance à Clytemnestre:

    Egisthe séduit Clytemnestre:

 

"Donc, nous étions là-bas, entassant les exploits, tandis que, bien tranquille au fond de son Argos, en ses prés d'élevage, cet Egisthe enjôlait la femme de l'Atride. Elle, au commencement, repoussait l'oeuvre infâme: divine Clytemnestre! elle n'avait au coeur qu'honnêtes sentiments et près d'elle, restait l'aède que l'Atride, à son départ vers Troie, avait adjuré de veiller sur sa femme! Mais vint l'heure où le sort lui jeta le lacet et la mit sous le joug: Egisthe prit l'aède; sur un îlot désert, il le laissa en proie et pâture aux oiseaux. Ce qu'il voulait alors, elle aussi le voulut: il l'emmena chez lui" (Od. III, 261-272).

 

    Egisthe organise et réalise le meurtre d'Agamemnon:

 

"Agamemnon foulait avec joie la terre des aïeux! il touchait, il baisait le sol de la patrie! quels flots de chaudes larmes! et quels regards d'amour donnés à son pays! Mais le veilleur, du haut de la guette le vit. Le cauteleux Egisthe avait posté cet homme: deux talents d'or étaient le salaire promis. Cet homme était donc là, qui, guettant à l'année, voulait ne pas manquer l'Atride à son passage, ni lui laisser le temps d'un exploit vigoureux. Il courut au logis pour donner la nouvelle à celui que le peuple appelait son pasteur. Tout aussitôt, Egisthe imagina l'embûche: dans la ville, il choisit 20 braves qu'il cacha près de la salle où l'on préparait le festin, puis il vint en personne, avec chevaux et chars, inviter le pasteur du peuple Agamemnon. Le traître! il l'amena: le roi ne savait pas qu'il allait à la mort; à table, il l'abattit comme un boeuf à la crèche, et, des gens que l'Atride avait pris avec lui, pas un ne réchappa" (Od. IV, 521-536).

 

    Clytemnestre participe à la boucherie et tue Cassandre de sa main:

 

"Voilà de quelle mort infâme j'ai péri! Ils ont, autour de moi, égorgé tous mes gens, sans en épargner un, tels des porcs ... Et ce que j'entendis de plus atroce encore, c'est le cri de Cassandre, la fille de Priam, qu'égorgeait sur mon corps la fourbe Clytemnestre; je voulus la couvrir de mes bras; mais un coup de glaive m'acheva. Et la chienne sortit, m'envoyant vers l'Hadès, sans daigner me fermer les yeux ni les lèvres. ... Quelle artiste en forfaits! jusqu'à l'avenir, quelle honte pour elle et pour les pauvres femmes, même les plus honnêtes!" (Od. XI, 412-434).

 

    Oreste tue Egisthe et Clytemnestre:

 

"Egisthe à son foyer préparait à Agamemnon le deuil: l'Atride fut tué, le peuple, mis au joug; l'autre régna 7 ans sur tout l'or de Mycènes. Mais la huitième année, survint pour son malheur notre Oreste divin, et, comme après le meurtre, ayant enseveli cette mère odieuse et le poltron d'Egisthe, il offrait le repas funèbre aux Argiens..." (Od. III, 304-312).

 

 

    - (2) Des éléments subsistent de l'Orestie de Stésichore, qui nous rapportent les faits suivants:

    Clytemnestre crut voir venir à elle un serpent, dont le haut de la tête était ensanglanté, puis le serpent, se transformant, se révéla le roi, fils de Plisthène.

     Electre est envoyée porter des libations sur la tombe de son père: Oreste l'y rejoint et se fait reconnaître.

     Guidé par Electre, Oreste tue Egisthe, puis Clytemnestre, qui tentait de le défendre.

    Les Erinyes s'attachent aux pas d'Oreste, mais celui-ci reçoit l'arc et les flèches d'Apollon pour se défendre.

 

    - (3) Pindare confirme la version de Stésichore et s'informe des mobiles de Clytemnestre:

 

 "Oreste, tandis que son père était assassiné, fut dérobé aux mains violentes de Clytemnestre et sauvé d'un horrible piège par sa nourrice Arsinoé, alors que la fille de Priam le Dardanide, Cassandre, frappée par l'airain luisant, fut envoyée, avec l'âme d'Agamemnon, sur la rive ténébreuse de l'Achéron,

par cette femme impitoyable. Etait-ce Iphigénie, égorgée sur les bords de l'Euripe, loin de sa patrie, qu'elle pleurait, quand elle conçut ce ressentiment atroce? ou bien, subjuguée par un autre amour, fut-elle égarée par ses nuits adultères? Ce crime est le plus affreux pour de jeunes épouses..." (Py. XI, 16-27).

 

Observations qui en découlent

 

    On observe que chez Homère on ne trouve aucune allusion à une malédiction et une souillure découlant du meurtre d'Agamemnon et que Clytemnestre y tient un rôle secondaire, tandis que la faute pèse sur Clytemnestre, puis sur Oreste chez les Lyriques. Pour comprendre cette évolution, on peut se référer aux études de E.R. DODDS, "Les excuses d'Agamemnon" et "De civilisation de honte ? civilisation de culpabilité" dans Les Grecs et l'irrationnel, et au livre de Florence Dupont.

 

Le MONDE HOMERIQUE

.

       - (1) Le monde homérique appartient, en effet, à une civilisation de la honte (shame-culture):

    "Le plus grand bien de l'homme homérique n'est pas la jouissance d'une conscience tranquille, c'est la jouissance de la τιμή, l'estime publique. 'Pourquoi combattrais-je, dit Achille, si le bon guerrier ne reçoit pas plus de τιμή que le mauvais?' (Il. IX, 315). Et la plus grande force morale que connaisse l'homme homérique n'est pas la crainte de Dieu, mais le respect de l'opinion publique. Dans une telle société, tout ce qui expose un homme au mépris ou au ridicule de la part de ses semblables, tout ce qui lui fait perdre la face paraît intolérable".

            Si l'idée d'une Divinité qui trouve déplaisant tout succès, tout bonheur qui pourrait parfois soulever le mortel au-dessus de son état de mortel, portant ainsi atteinte à leur prérogative, est présente chez Homère, on ne peut pas dire que cette  considération opprime les hommes homériques: ceux-ci craignent les dieux comme ils craignent leurs suzerains humains et les dieux se montrent jaloux de leurs prérogatives comme les humains.

 

    - (2) Le monde homérique conçoit la vengeance privée comme un mode de régulation sociale qui garantit la cohérence des groupes familiaux. Le meurtre peut être compensé par une vengeance accomplie par un membre de la famille du tué à l'égard du meurtrier. Il peut également être compensé par une ποινή, qui implique une renonciation à la vengeance du sang sous le contrôle du groupe. C'est pourquoi le meurtre d'Egisthe ne pose aucun problème dans ce type de société. Par ailleurs, pour des êtres sans honneur propre, par exemple, les femmes, la justice s'accomplit sans jugement et sans vengeance à venir: une femme adultère doit en toute logique se pendre ou être lapidée ou étranglée, sans que cela fasse des vagues.   

 

 

LE MONDE DE LA CITE

 

    - (1)  A partir de l'époque archaïque, le monde de la cité met l'accent sur la culpabilité (guilt-culture):

    Il insiste sur la futilité des projets humains et sur le Φθόνος divin, qui devient une menace et une source d'anxiété religieuse, car son action secrète se décèle à tout moment. Pour tenter de réduire l'angoisse découlant de cette omniprésence, les Grecs tentent de moraliser ce Φθόνος en le transformant en Νέμεσις, la juste colère, avec deux conséquences:

    - Entre l'offense primitive que constitue le trop grand succès et sa punition par la divinité, ils introduisent un chaînon moral, le κόρος, la suffisance de l'homme qui réussit trop bien et qui produit l'ὕβρις, l'arrogance en actes, en paroles et en pensées, d'où la notion de culpabilité et de souillure.

    - Les dieux ne sont plus jaloux, préoccupés de leurs prérogatives, ils deviennent justes, mais sont des justiciers impitoyables, dépourvus de "philanthropie".

 

    Il ne reste pas moins que cette justice semble limitée face aux culpabilités impunies et au malheur de l'innocent. La solution est fournie par la faute et la souillure héréditaires.

 

 

    - (2) La cité introduit la notion de souillure, associée au sang versé, sans doute parallèlement aux lois de Dracon, qui font prendre en charge la punition des meurtres par l'Etat, sans doute pour ne pas déposséder les familles de leur rapport avec la victime et intégrer pleinement celles-ci dans la cité.  Pour reprendre l'analyse de Florence Dupont (p.48), "la sang est ainsi ce qui permet à la cité d'articuler l'idéologie aristocratique des vieux lignages, où l'ancestralité se transmet par le sang (qui permet de remonter jusqu'au héros fondateur du clan), avec l'idéologie civique d'un territoire défini par des sanctuaires communs où les citoyens sacrifient ensemble et que menace de loimos la souillure d'un meutre sanglant (phonos)".

 

 

(4)2. L'Orestie d'Eschyle

 

    Il est incontestable que la justice est au centre de l'Orestie, comme en témoigne le nombre d'occurrences de δίκη et de sa famille lexicale:

 

Les Suppliantes  25
Les Perses  0
Les Sept contre Thèbes  20
Prométhée enchaîné  8
Agamemnon  50
Les Choéphores 37
Les Euménides  78

           

Par ailleurs, Eschyle prend grand soin de relier Zeus et la justice:

     - Il appelle la Justice, fille de Zeus (Cho. 946-952: Διὸς κοράν, δίκαν).

    - La Justice agit conjointement avec Zeus: Cho. 244-245: "Que seulement, avec la Force (Κράτος) et le Droit (Δίκη), Zeus très grand me prête aussi son concours".

    La Justice applique la loi du πάθει μάθος promulguée par Zeus (Ag. 174-183 et 249-250).

Il convient donc de définir cette Justice en fonction de ses emplois chez Eschyle et chez les auteurs qui l'ont précédé.

 

 

    (4)2.1. La signification de Dikè chez les prédécesseurs d'Eschyle

 

Chez HOMERE, on ne trouve que deux types d'occurrences:

    - Celles où δίκη désigne la coutume, l'ordre des choses, car elle désigne aussi bien des obligations de savoir vivre que des lois naturelles régissant, par exemple, la putréfaction des cadavres.

    - Celles où δίκη désigne une sentence de jugement prononcée par toutes espèces d'instances: rois, assemblées... Notons que ces sentences sont de nature formaliste.

 

Dès HESIODE, on assiste à une réflexion sur le fonctionnement de la justice. Des emplois concrets de δίκη, se référant à des procédures judiciaires, on dégage l'idée abstraite de justice, au sens de "sentiment de l'âme humaine qui fait accorder à chacun ce qui lui est dû". Cette idée abstraite, comme bon nombre de notions, est aussitôt personnifiée et divinisée; elle englobe et dépasse toutes les règles pratiques qui se réfèrent à elle.

 

Chez SOLON et THEOGNIS, la Justice, non seulement est un concept, mais elle devient une force, inscrite dans le monde humain et divin, et qui veille à ce qu'on la respecte. Elle ressemble alors à l'Erinye.

    Cette "cosmification" de la Justice, cette projection dans le monde divin sont très bien expliquées par E.R. DODDS (pp.40-41): "Il est à peine nécessaire de rappeler ici que la religion et la morale n'étaient pas interdépendantes à l'origine, ni en Grèce, ni ailleurs; elles ont chacune leur source distincte. Il me semble, pour parler schématiquement, que la religion naît des relations de l'homme avec son milieu pris globalement, tandis que la morale naît de ses relations avec ses semblables. Mais tôt ou tard, dans la plupart des cultures, il vient un temps de souffrance où la plupart des gens refusent de se contenter du point de vue d'un Achille pour qui les dieux sont dans leur paradis et ne se soucient guère de ce monde. L'homme projette sur le cosmos ses propres exigences naissantes d'une justice sociale; et lorsque, des espaces extérieurs, l'écho de sa propre voix lui revient, promettant la punition des coupables, il se sent rassuré et encouragé".

   

     (4)2.2. L'archaïsme d'Eschyle

 

    Eschyle est bien conscient de cette dualité de la Justice des temps archaïques: il en fait tout à la fois un principe dirigeant la vie des dieux et des hommes (d'où l'association avec νόμος) et une force cosmique qui veille à l'accomplissement de ce principe (d'où l'association avec l'Erinye). La formulation la plus dure qui la concerne est la loi παθεῖν τὸν ἔρξαντα, δράσαντι παθεῖν. Pour lui, et il le dit clairement, les dieux ne châtient pas le succès, mais l'ὕβρις. D'autre part, il résout le problème de la faute impunie et du malheur de l'innocent par l'hérédité de la faute et de la souillure.

 

    A cet égard, l'Orestie lui fournit un terrain de choix, puisqu'il en fait le drame de la faute héréditaire.

 

  TROIE  ATRIDES
1. rapt d'Hélène 1. Repas sacrilège de Tantale
2. Sacrifice d'Iphigénie 2. Course malhonnête de Pélops
3. Morts aux combats 3. Adultère d'Aéropè avec Thyeste
4. Sac de Troie 4. Repas sacrilège servi par Atrée à Thyeste
5. Meurtre d'Agamemnon par Clytemnestre 5. Meurtre d'Agamemnon par Clytemnestre
6. Meurtre de Clytemnestre par Oreste 6. Meurtre d'Agamemnon et d'Egisthe
7. Châtiment programmé d'Oreste 7. Châtiment programmé d'Oreste

 

Notons cependant que:

    - (1) Eschyle se contente d'évoquer les noms de Tantale, de Pélops, d'Atrée et de Thyeste et ne nous dit rien de l'ὕβρις qui serait à la base de leurs crimes.

 

    - (2) En revanche, il suggère bien que le rapt d'Hélène s'explique par l'hybris de Pâris, trop riche, trop confiant, atteint de κόρος.

           

    - (3) Mais la faute et la souillure héréditaires répugnent à Eschyle, comme elles répugnaient déjà à Théognis. Le grand Tragique tente de justifier l'inacceptable en juxtaposant la culpabilité héréditaire et la culpabilité personnelle:

 

Sacrifice d'Iphigénie par Agamemnon Meurtre d'Agamemnon par Clytemnestre
 1. pour obéir à Zeus et à Artémis 1. pour servir d'agent au destin
2. pour satisfaire son ambition de chef 2. par haine, par vengeance d'Iphigénie et par désir du pouvoir (avec Egisthe)

          

 

    - (4) Encore qu'Eschyle ne soit pas très clair sur la notion de libre arbitre: d'une part, il montre de brefs débats, qui supposent une part de liberté et de responsabilité, d'autre part, il semble encore adhérer à la vieille pensée homérique, selon laquelle les dieux mettent au coeur de l'homme les pensées néfastes, qui lui font commettre des actes criminels: "quem deus perdere uult, prius dementat".

 

Agamemnon (Ag. 218-221) Pâris (Ag. 385-386)
"Et, sous son front une fois ployé au joug du destin, un revirement se fait, impur, impie, sacrilège: il est prêt à tout oser, sa résolution désormais est prise. Car, à la source de tous les maux, la funeste démence aux desseins honteux est là pour souffler l'audace aux mortels". "Il subit les violences d'une funeste Persuasion, odieuse fille de l'Egarement qui l'entraîne".

           

 

    - (5) Enfin, il maintient l'innocence personnelle d'Oreste, dont la situation lui permet de poser en même temps que la question du malheur innocent un autre problème: que faire lorsqu'on est pris entre deux obligations contradictoires de la Justice qui prescrit tout à la fois de punir le meurtrier d'un père, quel qu'il soit , et de respecter sa mère?

 

 

    (4)2.3. La modernité d'Eschyle

 

     La modernité d'Eschyle se manifeste par l'intégration du mythe dans la vie de la cité.  En effet, à quoi assistons-nous?

 

   - (1) A la célébration de l'Aréopage, qui est chargé de juger des crimes de sang et dont l'autorité était remise en cause à l'époque où l'Orestie fut jouée. En effet, Athéna se déclare incapable de trancher entre les droits opposés et tout aussi dignes de respect des deux parties parties.

 

    - (2) A une modification de l'appréciation de la faute. En effet, lors de l'enquête, le juge d'instruction qu'est Athéna s'informe de la matérialité de la faute, mais aussi des intentions qui y ont présidé et du libre-arbitre du criminel. Elle n'admet donc plus l'hérédité de la faute, qui perd son caractère "magique".

 

    - (3) Les Erinyes changent de fonction; de puissances négatives qu'elles étaient en poursuivant la vendetta, elles deviennent protectrices et garantes de la prospérité d'Athènes. Elles ratifient la décision d'Athéna en acceptant que les crimes de sang soient jugés par l'Etat.

 

    C'est donc la démocratie athénienne qui apporte la solution aux problèmes soulevés à travers le théâtre d'Eschyle en refusant la faute héréditaire au profit de la responsabilité individuelle et en déférant la vengeance du sang à un tribunal civil. Et cette démocratie est garantie par les dieux au nom du principe même de la justice qui, étant un idéal, transcende toutes les règles humaines et exige constamment un réajustement de celles-ci. La Δίκη change, parce qu'elle impose sans cesse une confrontation entre les faits et l'idée qui y préside, tout en restant éternelle, parce que garantie par les dieux. Elle peut passer du temps mythique au temps de la démocratie sans changer de nature.

    De là cette exaltation de l'Athènes qui a triomphé des Perses et qui entre dans l'ère de Périclès: "La paix, pour le bonheur de ses foyers, est aujourd'hui acquise au peuple de Pallas" (Eu. 1044-1045).

 

 

(5) Conclusion générale

 

 

    Eschyle atteste une pensée consciente d'une transition entre la période archaïque et la période classique:

    - De l'archaïsme il tient son amour du mythe, qu'il décortique et dont il développe une interprétation traditionnelle: l'Orestie est ainsi pour lui le mythe de la faute héréditaire et de la vendetta impitoyable et sans fin qui écrase l'homme sous le "hoyau de Zeus justicier".

    De l'archaïsme, il tient aussi la difficulté qu'il éprouve à concevoir un homme écartelé entre des passions contraires.

    De l'archaïsme enfin, il tient son lyrisme, ses images et son ignorance des mots abstraits.

 

    - Mais il est aussi l'homme de son temps, qui se rend compte qu'il vit dans une époque privilégiée, où l'individu peut s'affirmer, à condition que ce soit dans le cadre de la cité.

    De même, il perçoit combien les institutions judiciaires d'Athènes ont évolué et il place cette évolution sous le signe et la volonté des dieux.

           

    Eschyle est également tragique, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, car son théâtre est rempli d'hommes broyés par un destin plus fort qu'eux et qui les accable, même si certains d'entre eux collaborent à leur propre anéantissement et même si cette destruction débouche sur une reconstruction.

     Cf. Electre de Giraudoux (fin): "Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin qui se lève? ...   - Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore".

 

    Mais c'est avant tout un Poète, qui ne se soucie pas de soumettre le mythe à une raison réductrice et lui laisse sa part de mystère. Le mythe est pour lui une PARABOLE, non un SYMBOLE et la tragédie, une atmosphère autant qu'une action. Un poète qui s'est forgé une langue à la mesure de sa pensée et des sujets élevés qu'il traite, langue que seul un autre poète visionnaire, Claudel pouvait traduire à peu près fidèlement avec ses néologismes et ses images, ses phrases tantôt hâchées, tantôt étirées dans un mouvement de flux et de reflux, avec ses choeurs rythmés et balancés avec majesté.

 

 

 

    En conclusion, comme le dit très joliment Jacqueline de Romilly: "Peut-être ce qui nuisait naguère au rayonnement d'Eschyle est-il, en fait, ce qui peut nous toucher le plus [...]. Eschyle est peut-être de tous les tragiques grecs celui qui touche le plus un public moderne, pour la raison même qu'il est le plus ancien" (E.U., s.v. Eschyle).