LE "PÉRIPLE d'HANNON"
Un authentique récit de voyage ou un faux habilement fabriqué?
INTRODUCTION
État de la question
Parmi les explorations célèbres réalisées par des Découvreurs antiques dûment nommés figure le périple qu'un marin carthaginois aurait effectué le long des côtes atlantiques de l'Afrique en direction du Sud. En témoignent les allusions et mentions qui en ont été faites par différents auteurs grecs et latins sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir:
- Auteur grecs: pseudo-Aristote, Sur les merveilles, Palaephatos, Sur des choses incroyables, ainsi qu'Arrien, Athénée de Naucratis et peut-être Aelius Aristide.
- Auteurs latins: Pline l'Ancien et Pomponius Mela, qui en parlent sans doute à travers des intermédiaires aujourd'hui disparus (Statius Sebosus, Cornelius Νepos, Juba Ier de Maurétanie).
Ces sources, relativement tardives, tantôt se recoupent, tantôt se contredisent; de plus, certaines d'entre elles intègrent dans leurs références un certain nombre de merveilles. Par ailleurs, dans l'ensemble de ces sources, Hannon ne constitue qu'un nom, désignant un personnage dont aucun trait biographique ne nous est fourni et le voyage qui lui est attribué n'est jamais situé dans le temps.
C'est pourquoi, dès l'Antiquité, des doutes se sont exprimés, sinon sur la réalité du voyage, du moins sur le rapport qui en a été fait. Qu'on en juge par ces réactions négatives proférées par Pline l'Ancien - lequel introduit néanmoins des informations tirées de ce rapport dans son propre texte - et par Athénée de Naucratis:
« En suivant son témoignage, la plupart des auteurs grecs et des nôtres ont rapporté, parmi bien d'autres fables, qu'il a fondé nombre de villes en cette région » ( Pline, H.N. V, 8 (Trad. J. Desanges).
« Que Juba aille se promener avec les livres sur la Libye et autres errances d'Hannon » (Athénée, III, 83C. Trad. J. Desanges).
A côté de la tradition indirecte, nous possédons un texte grec qui se présente comme une "traduction" du rapport punique, gravé par les soins d'Hannon lui-même, dans le temple de Baal à Carthage. Tandis que le document original a disparu, sa « traduction» a été véhiculée par un seul manuscrit, le Palatinus Graecus 398 (Heidelberg) et par son apographe, le Vatopedinus 655 (Mont Athos). Ce texte raconte différents épisodes d'une navigation dans les eaux de l'Afrique occidentale: fondation de colonies, contacts avec des bons sauvages et avec des peuplades inhospitalières, capture d'insulaires mystérieux à la frontière de l'humanité, les fameux « gorilles », retour imposé par les circonstances. Il recoupe sur certains points la tradition indirecte, mais il s'en écarte également, notamment du fait qu'il ne contient pas d'éléments merveilleux.
Ce texte a été reçu de diverses façons:
Pour certains, il s'agit d'une source essentielle sur le passé ancien de l'Afrique occidentale. Ainsi, depuis qu'en 1847 deux missionnaires américains, Wyman et Savage, reçurent deux crânes appartenant à une nouvelle espèce de singes, qu'ils appelèrent « gorilles » en souvenir d'Hannon, les historiens des sciences considèrent volontiers le texte de Heidelberg comme un témoignage essentiel - inestimable même parce qu'unique - sur la faune et sur les habitants du littoral Ouest-Africain durant l'Antiquité. Les références faites au Périple d'Hannon par Paul Lester et par Jorge Martínez-Contreras sont exemplaires à cet égard:
« Parmi les récits des grands voyages de l'Antiquité, des périples qui nous sont parvenus, certains contiennent des descriptions de peuples, rapides, mais souvent très exactes, qui représentent les premiers éléments de ce qui devait être bien plus tard la science de l'Homme. C'est d'abord l'inscription en langue punique sur des tables de bronze, laissée par l'amiral carthaginois Hannon, dans un temple de Carthage. Chargé par le sénat, à une date qui remonte à environ cinq cents ans avant J.-C., de fonder des comptoirs commerciaux sur les côtes occidentales d'Afrique, Hannon franchit les Colonnes d'Hercule et visita le littoral africain jusqu'à un point mal déterminé (embouchure de la Gambie ou île Scherbro). L'inscription punique, traduite plus tard en grec au IVe siècle environ, nous révèle l'existence de petits êtres velus, que les uns considèrent comme ayant été des gorilles, mais en qui d'autres veulent voir des Négrilles. Ces Nègres de petite taille auraient, en effet, été désignés par l'interprète du célèbre voyageur sous le nom de gorii (dont nous avons fait gorille, gorii voulant dire: ce sont des hommes, en ouolof). Renseignements précieux, si l'interprétation est exacte, car il n'existe plus actuellement de Négrilles à cette latitude » (P.Lester, «L'anthropologie», pp.1344-1345).
« Avant le Siècle d'or grec, le suffète - ou magistrat - carthaginois Hannon a observé et décrit, avant de les faire tuer et empailler, le comportement de trois femelles, vraisemblablement du groupe des pongidés, trouvées sur les côtes d'Afrique occidentale il y a vingt-cinq siècles [...]. Pouvons-nous ici avancer l'hypothèse que Hannon avait vu des chimpanzés? On est ici dans une situation où l'histoire des sciences peut s'appuyer sur les connaissances récentes pour mieux discerner l'objet d'une description du passé » (J. Martinez-Contreras, « L'émergence scientifique du gorille», pp.400-401).
Des philologues et des historiens de l'Antiquité leur emboîtent régulièrement le pas et s'évertuent à situer la navigation punique dans le temps et dans l'espace. Mais leurs avis sont discordants et le parcours prêté à Hannon varie selon les études.
On comprend dès lors que l'authenticité du texte grec soit tout aussi régulièrement contestée:
- Certains vont jusqu'à nier la réalité de la navigation d'Hannon ou la réduisent à un cabotage sans importance sur une distance mineure. La possibilité d'une navigation antique en ces parages est, en effet, loin d'être admise par tous: on peut se demander notamment si les vaisseaux anciens et en particulier les pentécontores des Carthaginois étaient capables, lors du retour, de remonter les alizés et d'affronter en même temps les courants violents qui sévissaient au large des Canaries.
- D'autres, sans prendre position sur l'historicité de l'aventure, se refusent à considérer la version de Heidelberg comme une source fiable; ils soulignent également avec un malin plaisir les faiblesses et les contradictions des textes qui constituent « le dossier Hannon », s'appuyant sur le fait que la « traduction grecque » ne fonde nullement la tradition indirecte, dont elle s'écarte sur bien des points, malgré des ressemblances notables. Une bibliographie succincte contient quelques livres et articles attestant les différentes prises de position.
Point de vue de ce cours
Le travail philologique et historique pratiqué à l'occasion de ce cours sur la "traduction grecque" ne prétendra pas apporter une réponse à ce type de débat et ne tentera pas davantage de localiser de façon précise les étapes d'Hannon sur une carte de l'Afrique; il analysera essentiellement les raisons qui expliquent la permanence de l'intérêt porté à ce texte et la représentation de l'Afrique et de l'autre qui s'exprime à travers le "dossier Hannon".